« Il lui avait presque tout raconté de sa vie, l'abandon par son père, la venue de Gerry, l'influence néfaste de ses mauvais amis, son propre désintéressement pour l'école, son penchant pour la drogue. »
(Micheline Duff, dans son roman Mon Cri pour toi, paru aux éditions Québec Amérique)
Ce que j'en pense
Dans un avertissement publié en décembre 2017 sur son site Internet, l'Académie attirait notre attention sur la confusion entre les couples intérêt / intéressement, désintérêt / désintéressement : « On se gardera bien d’imiter les quelques auteurs qui ont fait [d'intéressement] un synonyme grandiloquent d’intérêt au sens d’"attention" ou de "curiosité qu’une chose éveille dans l’esprit et qui incite à vouloir la mieux connaître". On dira donc j'ai lu votre livre avec beaucoup d'intérêt et non avec beaucoup d'intéressement. Ces conseils valent aussi, bien sûr, pour le couple désintérêt / désintéressement. » Ce que l'Académie s'est gardée, elle, de préciser, c'est qu'il se trouve parmi les prétendus contrevenants un certain... Maurice Druon, ancien secrétaire perpétuel de la vénérable institution : « Il y avait moins de monde et de moindre qualité, mais le désintéressement pour le cadavre était encore plus grand » (Les Grandes Familles, prix Goncourt 1948) (1). Avouez que cela fait mauvais genre...
Plus sérieusement, le substantif intéressement, nous disent le Dictionnaire historique de la langue française et le TLFi, apparaît isolément en moyen français au sens de « dédommagement, somme allouée pour un service » : « Que tous maistres coureurs [aient] pour leur interessement en leurs états pour gages ordinaires chacun 50 livres tournois » (arrêt du conseil de l'institution de la poste, 1464). Le mot est repris dans un contexte littéraire au sens de « fait de prendre intérêt, d'être mû par un intérêt » au début du XXe siècle : « Et voilà ce qui ferait une sociologie, si ces gens-là étaient capables de trouver le point d'intéressement » (Charles Péguy, 1914), « Un acte d'espionnage parfaitement désintéressé dans ses mobiles ou dont le profond intéressement serait d'ordre concret et métaphysique » (Paul Nizan, 1938), puis en droit social au milieu du XXe siècle, pour désigner l'action de rémunérer le personnel, en sus de son salaire, d'après le résultat de son travail, et plus spécialement selon les bénéfices de l'entreprise (prime d'intéressement). À y regarder de plus près, l'éclipse de... l'intéressé n'a pas été aussi longue qu'on le prétend. Jugez-en plutôt : « Il a voulu que cette feuille [...] publiast par tout le monde et à la posterité l'interessement de l'Estat » (texte daté de 1649), « Dieu vers qui l'âme s'élève pour s'unir à lui [...] par des mouvements de tendresse et d'intéressement, [...] comme un Père dont nous sommes les enfans » (2) (Les Œuvres posthumes de Mr Claude, 1690), « [Ranimer] dans la nation le zèle, la bonne volonté, l'intéressement et le dévouement que nous devons tous à Votre Majesté » (mémoire de la ville de Lille daté de 1708). De quoi pouvoir affirmer, sans trop se tromper, que l'emploi dénoncé par l'Académie est attesté, fût-ce de façon sporadique, depuis au moins le milieu du XVIIe siècle.
C'est à cette même époque que le mot désintéressement, signalé comme « assez nouveau » par Dominique Bouhours dans Les Entretiens d'Aristide et d'Eugène (1671), est dérivé de désintéresser par suffixation en -ment pour désigner, selon les sources, « l'absence de mobiles d'intérêt personnel, notamment financiers » (Dictionnaire historique de la langue française) ou, plus largement, « le dégagement de tout intérêt, de toutes passions » (Dictionnaire de Furetière, 1690) : « En un temps où la generosité et le desinteressement passent pour folie » (Robert Arnauld d'Andilly, 1643), « [Les curés] rendront témoignage à tout Paris de son parfait des-interessement dans cette affaire [à propos d'un homme suspecté de s'être frauduleusement enrichi] » (Pascal, 1656), « Son désintéressement [= détachement] pour les biens de la fortune, pour ses ouvrages et ses propres inventions, et pour ses sentimens » (Adrien Baillet, 1691), « Il se vante d'avoir gardé l'équilibre, sans aucune partialité, ni pour la France, ni pour l'Espagne ; et il prétend que ceux qui n'ont pas bien reconnu ce désintéressement [= impartialité] s'en doivent prendre à eux-mêmes » (Pierre Bayle, 1697). Mais voilà que les choses se compliquent, au mitan du XVIIIe siècle. D'un côté, désintéressement, sous l'influence de son antonyme intéressement (au sens étendu de « fait de prendre intérêt ») et de désintéresser (au sens étendu de « détourner de l'intérêt porté à quelque chose »), commence à être employé, quoique plus rarement, dans des contextes dépréciatifs : « La perte des illusions amène la mort de l'âme, c'est-à-dire un désintéressement complet sur tout ce qui touche et occupe les autres hommes » (Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort, avant 1794), « Elle s'était tout à coup découvert une espèce de désintéressement affadi et écœuré de tout ce qui l'intéressait le plus, les autres jours » (Edmond de Goncourt, 1882), « Toutes ces lâchetés ont un but : [...] un désintéressement complet de la dignité de la vie, le pliage définitif du respect humain » (Joséphin Peladan, 1884), « Des gens qui regardent les paysages avec le désintéressement particulier aux ruminants » (Claude Debussy, 1926). De l'autre apparaît la forme concurrente désintérêt (également dérivée de désintéresser, mais d'après intéresser / intérêt), d'abord avec une valeur laudative proche de celle usuellement attachée à désintéressement, puis avec le sens dépréciatif moderne : (sens laudatif, curieusement ignoré de tous les ouvrages de référence consultés) « Il viendra sûrement un tems où on récompensera un zèle, un désintérêt, un mérite semblable au vôtre » (lettre signée d'un certain Brocard, 1776), « Je voudrais pouvoir ici témoigner ma reconnaissance à ceux qui m'ont montré un véritable attachement et désintérêt [...]. J'ai eu la consolation de voir l'attachement et l'intérêt gratuit que beaucoup de personnes m'ont montrés » (lettre à en-tête de... Louis XVI, 1792) (3) ; (sens dépréciatif) « Il ne l'en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente et de désintérêt » (Stendhal, 1830).
Vous l'aurez compris, le télescopage sémantique entre les deux dérivés nominaux de désintéresser ne date pas d'aujourd'hui... mais du XVIIIe siècle ! Et il y a plus intéressant : dans les années 1870, désintérêt (au sens de « absence d'intérêt, indifférence ») fait encore figure de « néologisme » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1870), « à qui tout droit ultérieur de cité a été refusé en dehors du livre et de l'écrivain qui [l'] avaient d'abord publié » (Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique, 1877). L'usage, on le sait, en a depuis décidé autrement ; il n'empêche, au XIXe siècle, c'est désintéressement qui semble s'être imposé dans les deux acceptions, si l'on en croit la définition donnée par le Dictionnaire universel de la langue française (1856) de Prosper Poitevin : « 1. Détachement de son propre intérêt. 2. Absence de tout intérêt pour une chose, de toute attention à certains faits. » Cette extension de sens, pourtant dénoncée par l'Académie, perdure dans l'usage moderne (4), au grand dam de nombreux spécialistes qui y voient une source d'ambiguïtés : « Désintéressement. Ne pas confondre avec désintérêt (manque de goût, d'intérêt) » (Bescherelle), « Éviter de confondre le "désintéressement", altruisme, détachement des valeurs matérielles, avec le "désintérêt", absence ou manque d'intérêt » (logiciel de correction Cordial), « Il faut éviter l'équivoque » (Hanse), « [Désintéressement] est très ambigu puisqu'il est souvent compris en termes d'absence de motivation et donc au bout du compte comme un désintérêt, une absence d'intérêt » (Alain Caillé), « On me signalait le cas d'un jeune confondant le "désintérêt" et le "désintéressement" − une erreur qui dans la vie pourrait lui valoir quelques ennuis » (Jacqueline de Romilly), « Qu'un même [mot] puisse s'appliquer à une qualité et à un défaut ne me paraît pas sain » (Bruno Dewaele). De là à crier à l'impropriété avec Catherine Andreiev-Bastien (5), il y a un pas que l'histoire du mot ne nous autorise pas à franchir. Tout au plus parlera-t-on d'un archaïsme que la langue courante gagnera à éviter dans un intérêt de clarté.
(1) Et quel sens donner encore à désintéressement dans cette phrase de Jean Dutourd : « J'ai horreur de jouer au vieux ronchon, mais il faut bien, de temps à autre, dire aux enfants que rien ne s'obtient sans un travail acharné ; qu'avant d'oser se produire [sur scène], il faut dix ou quinze ans de patience, d'abnégation, d'humilité, et que le monde n'est pas fait pour acclamer les jeunes étourdis qui prennent leur vanité pour une vocation et leur désintéressement pour du talent » ?
(2) À comparer à cette citation de La Bruyère : « L'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse et de désintéressement. »
(3) La confusion entre les deux mots est telle que les sources postérieures multiplient les variantes : « Ceux qui m'ont montré un attachement véritable et désintéressé » (1793), « Ceux qui m'ont montré un véritable attachement et désintéressé » (1795), « Ceux qui m'ont montré un véritable attachement et désintéressement » (1797), etc.
(4) Témoin ces définitions : « Manque total d'intérêt, pour quelque chose ou quelqu'un ; indifférence » (TLFi), « Fait de se désintéresser de ; désintérêt » (Petit Larousse illustré 2005), « Fait de ne porter aucun intérêt, aucune attention à quelque chose, quelqu'un ; désintérêt » (Larousse électronique), « Désintéressement peut se prendre en deux sens : l'un négatif, absence d'intérêt, l'autre positif, sacrifice de l'intérêt propre immédiat à un intérêt majeur universel » (revue Gregorianum, 1964).
(5) « Certains mots ressemblent à des barbarismes, en raison de leur emploi impropre, tel le mot intéressement employé au sens d'intérêt » (Le Guide du français correct, 1993).
Remarque 1 : Désintéressement se dit aussi spécialement dans le domaine de la finance avec le sens de « fait de dédommager un créancier, de l’indemniser ».
Remarque 2 : D'après le linguiste Jean Darbelnet, « les préfixes n'ont pas toujours un sens clairement défini. Rien dans la formation de désintéressé n'indique que cet adjectif s'applique à l'absence de préoccupation égoïste et non au manque de goût ou de curiosité pour quelque chose » (Regards sur le français actuel, 1963). Tel n'est pas l'avis de Joseph Hanse, qui laisse entendre que ledit adjectif a pu signifier autrefois « qui n'éprouve pas d'intérêt, de curiosité pour quelque chose », ni du Dictionnaire historique de la langue française, qui en fait un synonyme de « indifférent ». Selon d'autres sources, désintéressé se serait d'abord employé au sens de « déchargé de ; qui a renoncé à tout intérêt, ou qui a perdu tout intérêt, dans une affaire » (Cotgrave, 1611), « qui n'a pas son intérêt engagé dans quelque chose » (Dictionnaire général, 1900) : « Ce m'est plaisir d'estre desinteressé des affaires d'autruy » (Montaigne, 1588), avant de qualifier plus étroitement, depuis le milieu du XVIIe siècle, une personne (et, par métonymie, un acte, un comportement) qui n'est mue par aucun intérêt personnel (notamment financier), par aucune passion, par aucun sentiment de partialité : « Ils ont agi de la sorte sans affectation et par un mouvement tout désintéressé » (Pascal, avant 1662). Toujours est-il que, dans l'usage moderne courant, désintéressement correspond à l'adjectif désintéressé (il agit avec désintéressement = son geste est parfaitement désintéressé) mais ne s'oppose plus à intéressement que dans des contextes financiers, alors que désintérêt, antonyme des emplois d'intérêt au sens de « curiosité, attrait pour quelque chose ou quelqu'un », correspond au verbe pronominal se désintéresser de (il manifeste du désintérêt pour la politique = il s'en désintéresse). Reste à savoir quel adjectif correspond désormais au substantif désintérêt...
Ce qu'il conviendrait de dire
Son propre désintérêt (ou manque d'intérêt) pour l'école.