« L'Ukraine était l'une des favoris de ce concours [l'Eurovision]. »
(paru sur ipreunion.com, le 15 mai 2022.)
Ce que j'en pense
Un lecteur de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes : « Je m'interroge sur les formulations mêlant "l'une" avec un nom masculin, pour désigner une femme au sein d'un groupe composé d'hommes et de femmes, du type : "l'une des descendants", "l'une des héros", "l'une d'eux" (assez fréquent), "l'une des députés", etc. Qu'en pensez-vous ? »
J'en pense... qu'il ne viendrait à l'idée de personne de se livrer à de pareilles acrobaties grammaticales quand une de(s), suivi d'un nom féminin pluriel, désigne un représentant de la gent masculine. Dirait-on : Cabu est l'un des victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo ? Évidemment non, puisque l'on parle d'une victime quel que soit le sexe de la personne considérée. C'est que, est-il besoin de le rappeler, un nom d'un genre donné peut désigner un être du sexe opposé − sexe biologique et genre grammatical ne coïncidant pas toujours en français. Comparez : cet homme est une célébrité, une vague connaissance, une crapule, une créature de la nuit, une énigme, une figure locale, une force de la nature, une petite frappe, une girouette, une gloire nationale, une personne adorable, une proie facile, une recrue de choix, une forte tête, une vedette... et cette femme est un amour, un ange, un assassin, un cordon bleu, un démon, un escroc, un espoir du sport français, un esprit libre, un être singulier, un génie, un laideron, un mannequin, un modèle de vertu, un monstre d'égoïsme, un moulin à paroles, un grand nom de la littérature française, un mystère, un roc, un voyou... Partant, pourquoi rechignerait-on à écrire : Telle chanteuse est l'un des favoris du concours de l'Eurovision ?
D'abord, parce qu'il ne vous aura pas échappé que favori possède une forme féminine pour désigner une femme qui passe pour avoir le plus de chances de gagner une épreuve (sportive ou non) : favorite. Ensuite, parce que plus d'un usager de la langue considère, à tort ou à raison, que le recours au masculin générique pour faire collectivement référence aux deux genres sans attention au sexe − vous savez, la fameuse règle, héritée du latin (1), selon laquelle « le masculin l'emporte sur le féminin » − est un frein à la visibilité de ces dames dans le discours. L'ennui, c'est que le politiquement correct et le grammaticalement correct ne font pas toujours bon ménage en français. Ainsi, la graphie une des favorites suppose, selon la tradition, que l'on parle d'un concours réservé aux femmes, contrairement à un des favoris, qui vaut aussi bien pour une concurrence exclusivement masculine que pour une épreuve mixte (2). Quant à une des favoris, il s'agit d'un attelage contre nature grammaticale, où un pronom indéfini (une) renvoie abusivement à un nom d'un autre genre (les favoris). Alors quoi ? La langue de Voltaire est-elle à ce point machiste qu'il serait impossible de désigner une femme dans un groupe des deux sexes sans contrevenir aux règles de sa syntaxe ?
« Lorsqu'il se présente une difficulté dont la solution offre quelque doute [...], il est mieux de chercher un autre tour de phrase. » Notre journaliste, quel que soit son sexe, aurait été bien inspiré de suivre ce sage conseil du grammairien Girault-Duvivier, en optant pour une formulation plus... orthodoxe : L'Ukraine était l'un des pays favoris (ou l'une des nations favorites) n'allait-il pas de soi ?
Il est toutefois un cas où la syntaxe se montre bonne fille : quand le complément de un, une est un nom ou un pronom épicène (au sens de « qui peut être utilisé à l'un ou l'autre genre sans variation de forme »). Que l'on songe à un(e) des artistes, un(e) des athlètes, un(e) des enfants, un(e) des spécialistes, un(e) d'entre nous... Mais brisons là : vous connaissez désormais la chanson.
(1) Les premières mentions en langue française de la prédominance du genre masculin sur le genre féminin apparaissent au XVIe siècle, mais dans des commentaires sur les règles de la grammaire latine (en l'occurrence, celle de Despautère) : « L'adjectif, relatif et verbe mis avec plusieurs substantifs de divers genres, nombres et personnes s'accorderont avec le plus noble, or entre les genres, le masculin est le plus noble de tous » (Jean Gardei Faget traduisant le Contextus universae grammatices Despauterianae de Jean Pélisson, 1557). Passé dans la grammaire française, ce principe entre un temps en concurrence avec l'accord de proximité : « Il faudroit dire [le cœur et la bouche] ouverts, selon la grammaire latine, qui en use ainsi, pour une raison qui semble être commune à toutes les langues, que le genre masculin estant le plus noble doit predominer toutes les fois que le masculin et le feminin se trouvent ensemble. [Mais] je voudrois dire ouverte, qui est beaucoup plus doux [à l'oreille], tant à cause que cet adjectif se trouve joint au mesme genre avec le substantif qui le touche, que parce qu'ordinairement on parle ainsi [...]. Neantmoins on escrira avec M. de Malherbe il le faut estre en lieu, où le temps et la peine soient bien employés [...], parce que deux substantifs [...] regissent necessairement un pluriel [au verbe qui les suit et aussi à l'adjectif], qui prend le genre masculin, comme le plus noble », note Vaugelas dans ses Remarques sur la langue françoise (1647). Il faut attendre Nicolas Beauzée, un siècle plus tard, pour que la guerre des sexes se superpose à la guerre des genres : « Si un adjectif se rapporte à plusieurs noms appellatifs de différents genres, il se met au pluriel et il s'accorde en genre avec celui des noms qui est du genre le plus noble. Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle » (Grammaire générale, 1767).
(2) « Dans le système grammatical de la langue française, le féminin est une forme marquée, c'est-à-dire que son emploi détermine le plus souvent un être féminin [sauf exceptions mentionnées plus haut], alors que le masculin, lui, est indéterminé » (Marina Yaguello), « Les formes masculines du français prolongent à la fois le masculin (librum) et le neutre (templum) du latin et font donc fonction de genre "neutre", c'est-à-dire par défaut » (Jean Szlamowicz), « Si l'on dit fort bien : Maître Louise Dupont est une excellente avocate ou est un excellent avocat, on devra dire qu'elle est un des meilleurs avocats de sa génération si la comparaison porte sur les hommes comme sur les femmes » (Joseph Hanse), « Avec un nom féminin, on peut dire Marie est un des meilleurs architectes pour ne pas créer de sous-ensemble uniquement féminin » (Le Bescherelle pratique).
Remarque : Concernant les questions d'accord, voir les billets Accord après "un(e) des... qui" et Une des deux athlètes.
Ce qu'il conviendrait de dire
L'Ukraine était l'un des pays favoris (ou la chanson ukrainienne était l'une des favorites) de ce concours.