« Ce samedi 17 décembre, sept millions de téléspectateurs ont assisté au sacre d'Indira Ampiot. La victoire de la jeune femme de 18 ans ne souffre d'aucune contestation. »
(paru sur public.fr, le 18 décembre 2022.)
Ce que j'en pense
J'entends d'ici les mêmes crier au massacre de la langue. Car enfin, feront-ils valoir avec quelque apparence de raison, le verbe souffrir n'est-il pas censé construire son complément sans préposition quand il est employé au sens de « admettre, connaître, comporter (avec un sujet inanimé) ; permettre, supporter, tolérer (avec un sujet animé) » ? Pour preuve ces quelques exemples repérés sur les podiums des meilleurs ouvrages de référence :
« Cela va tout seul, cela ne souffre aucune difficulté » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).
« Une règle qui ne souffre aucune exception » (Robert en ligne).
« Il ne souffrait aucun acte d'autorité. Cela ne souffrait aucun retard, aucune discussion » (Larousse).
« Canonique, qui ne souffre aucune contestation » (Dictionnaire du moyen français).
« Quand le sens ne souffre aucune ambiguïté » (Littré).
Seulement voilà : souffrir s'emploie plus couramment avec la préposition de suivie d'un substantif. Il prend alors le sens propre de « éprouver une douleur physique ou morale » (le substantif précisant la cause dudit mal) : souffrir du dos, d'un cancer, du mal du pays et, avec un sujet de chose, le sens figuré de « être victime de ; être affecté par ; subir (un préjudice, un dommage, une altération) » : « Les vignes ont souffert de la gelée. Le pays souffrit beaucoup des ravages de la guerre » (Littré), « Le pays souffre du chômage. Le niveau de vie souffre de l'inflation » (TLFi). De là : « Entièreté, état d'une chose qui ne souffre d'aucune restriction » (Dictionnaire du moyen français) à côté de « Absolu signifie selon moi : "dont la définition ne souffre aucune restriction" » (Bernard Cerquiglini, 2012) − certains substantifs s'accommodant des deux constructions (1).
Mais revenons à Miss France 2023 : le journaliste a-t-il voulu dire que sa victoire n'était entachée d'aucune contestation (souffrir de) ou bien qu'elle n'était sujette à aucune contestation (souffrir) ? La suite de l'article nous éclaire sur ce point : « Le cabinet d'huissier en charge de [sic] comptabiliser les votes a dévoilé sur son site le détail des choix du jury et du public. Elle est arrivée en tête des votes dans les deux catégories. » C'est bien la construction sans préposition qui s'imposait ici.
À la décharge du contrevenant, reconnaissons que les écueils ne manquent pas dans cette affaire. Il n'est que de remplacer la négation ne... aucun(e) par ne... pas (ou ne... point) pour voir surgir un article de (2) prompt à tromper son monde sur la nature de la construction : « Incontestablement, d'une manière incontestable ou qui ne souffre pas de contestation » (Le Grand Dictionnaire françois-flamand, 1733), « Cela ne souffre point de difficulté, de discussion » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Des lois qui ne souffrent pas d'exception » (Grand Robert).
Pour couronner le tout, les spécialistes eux-mêmes ne s'accordent pas sur l'analyse de souffrir de + substantif : les uns (Larousse en ligne, Usito) y voient une construction transitive indirecte (avec un COI, donc), les autres (Grevisse, Hanse, Blinkenberg, TLFi, Robert en ligne, Le Bescherelle pratique) une construction intransitive (avec un nom complément de cause).
La langue prend décidément un malin plaisir à se payer notre pomme (dauphine). Le pis, c'est qu'elle n'en fait pas miss... tère !
(1) Comparez encore : « Ce qu'ils avaient à se dire ne souffrait aucune indiscrétion » (Jean-Paul Malaval, 2003) et « Je ne sais ce qu'il disait aux curieux [...] mais nous n'eûmes à souffrir d'aucune importunité et d'aucune indiscrétion » (George Sand, 1864) ; « Il ne souffrirait aucun désordre parmi les siens » (Ernest Lavisse, 1880) et « L'univers matériel [...] ne souffre d'aucun désordre » (Martial Guéroult, 1959) ; « [Dieu] ne peut souffrir aucune souillure » (Jean-Baptiste Saint-Jure, 1634) et « Ces régions enchantées où l'âme ne souffre d'aucune souillure » (Julien Green, 1972) ; etc.
(2) Sur le modèle : J'ai une voiture → Je n'ai pas de voiture.
Ce qu'il conviendrait de dire
La victoire ne souffre aucune contestation.