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Un tour pendable

« Tout dépend si vous incluez l'Ille-et-Vilaine [...] dans la Bretagne. »
(Nicolas Enault et Pierre Godon, sur francetvinfo.fr, le 1er juillet 2017)  

 
 

  FlècheCe que j'en pense


Il n'aura échappé à personne que le verbe dépendre, au sens général de « être sous la dépendance d'une personne ou d'une chose », se construit régulièrement avec la préposition de : Tout dépendra de votre décision. Cela dépend des cas, des circonstances, de vous ou, elliptiquement, cela dépend. Aussi est-on fondé à se demander si les tours ça dépend comment vous voulez faire, ça dépend quand tu viendras, ça dépend s'il a le temps, ça dépend jusqu'où ils sont allés, etc., où dépendre est employé sans de avec une proposition interrogative, sont grammaticalement corrects.

Le doute est permis, tant on sait que la proposition interrogative ne s'envisage d'ordinaire que comme COD, autrement dit après des verbes (comme savoir, ignorer, se demander...) ou des locutions verbales dont le complément est direct. Mais voilà : « D'autres fonctions sont possibles », observe Grevisse. On trouve en effet des propositions interrogatives après des verbes dont le complément est normalement introduit par une préposition, mais alors cette dernière est le plus souvent omise (1). Pour preuve, ces emplois de l'interrogation comme objet indirect avec le verbe se souvenir : « Vous souvenez-vous quand je vous emmenais à la campagne ? » (Flaubert), « Je ne me souviens pas quand cela est arrivé, comment cela s'est fait, pourquoi il a fait cela, où cela s'est passé » (huitième édition du Dictionnaire de l'Académie). Partant, pourquoi refuserait-on à dépendre ce que l'on a accordé depuis belle lurette à se souvenir (deux verbes qui, soit dit en passant, n'expriment pas tant une demande qu'un doute, une recherche) ?

Il semble que nous ayons mis là le doigt sur une question de niveau de langue. Ces constructions, nous dit-on, ressortissent au registre oral, et si elles sont attestées à l'écrit chez de nombreux auteurs, c'est presque toujours dans « de[s] dialogues ou de[s] répliques de théâtre », à en croire la revue Lexicographica : « Ça dépend aussi comment on se lève » (Maupassant), « Ça dépend si c'est en voiture ou à pied » (Gyp), « Ça dépend comme » (Henri Lavedan), « Ça dépend comment tu l'entends » (Henry Bataille), « Ça dépend où vous allez » (Pierre Hamp), « Ça dépend pour qui » (Martin du Gard), « Cela dépend pour qui » (Mauriac), « Ça dépend où et comment il [= un navire] a touché » (Édouard Peisson), « Cela dépend pourquoi, répliqua-t-il crûment » (Simenon), « "Ça dépend si on aime ou non les généraux", lui dis-je » (Simone de Beauvoir), « Ça dépend s'il est marié, et avec qui » (Camus), « Ça dépend comment on pense à quelqu'un » (Romain Gary), « Ça dépend pour qui ! » (Patrick Rambaud), « Ça dépend si on est en période scolaire » (Martin Winckler), « Ça dépend combien je touche » (Christophe Donner), « Ça dépend où il était » (Justine Lévy). Oserai-je faire observer que la réalité est sans doute un peu plus contrastée, dans la mesure où le premier exemple qu'il m'ait été donné de trouver figure... dans une lettre de Joseph II au comte de Mercy-Argenteau, datée du 10 janvier 1781 : « Tout dépendra si la France a vraiment envie d'avoir la paix » ? Toujours est-il que le soupçon de familiarité qui a longtemps pesé sur ce type de construction tend à s'estomper : en 1929, déjà, André Thérive, dans Querelles de langage, admettait les tours Ça dépend comment, avec qui, qui, où, bientôt accueillis sans plus d'états d'âme dans le Robert (« Ça dépend qui, comment, pourquoi, si... »). Une occurrence s'est même glissée jusque dans les colonnes du site Internet de l'Académie (mais toujours pas de son Dictionnaire), plus précisément dans la réponse de Wladimir d'Ormesson au discours de réception de Pierre Emmanuel (à l'oral, donc...) : « Et je sais bien que la civilisation technique qui se développe — mais cela dépend encore où ? — avec une rapidité hallucinante comporte ce danger. » Aussi ne se trouve-t-il plus grand monde, de nos jours, pour s'offusquer de lire sous la plume experte d'un Claude Duneton : « Tout dépend à quel niveau se place la technique dans l'échelle sociale »...

D'aucuns se demanderont tout de même s'il ne conviendrait pas plutôt de rétablir la préposition de dans tous ces cas, aux dépens de la tradition. Les inconscients ! Une préposition directement devant une proposition interrogative ? Cela ne saurait se concevoir en dehors du registre parlé et populaire, si l'on en croit les spécialistes (2). Gide nous en livre deux exemples dans Les Faux-Monnayeurs : « Si je m'en souviens de votre maman ? En voilà une question ! c'est comme si vous me demandiez si je me souviens de comment je m'appelle », « On croit toujours que les femmes ne savent pas réfléchir, mais tu verras que ça dépend desquelles... » (3). Force est, là encore, de constater que la situation est plus complexe qu'il n'y paraît : certaines grammaires modernes n'établissent-elles pas une distinction selon que l'élément placé en tête de la subordonnée interrogative est nominal (qui, que, quoi) ou non nominal (combien, comment, où, pourquoi, quand) ? Ainsi Gabriel Wyler observe-t-il dans sa grammaire en ligne que la préposition reste en place de façon régulière devant qui, que : « Ça dépend de qui il aura contre lui, ça dépend de qui l'écoute, ça dépend de qui vous voulez voir, tout dépend de ce que vous entendez par là », alors que la langue soignée la supprimera devant les pronoms adverbiaux. Même constat chez la linguiste Mireille Bilger : « Lorsque l'interrogation indirecte est introduite par qui, la préposition est maintenue dans la plupart des cas à l'écrit. » De fait, ces constructions, dont on a pu dire pis que pendre, progressent dans la langue courante, non seulement dans des transcriptions de dialogue : « Cela dépend desquels et cela dépend quand » (François Mitterrand, juxtaposant les deux structures dans une interview donnée le 12 septembre 1994), « On ne peut pas dire toutes les vérités. Cela dépend de qui les dit et comment » (Roger Hanin, par imitation du précédent ?), « La clandestinité est un lieu qui peut être n'importe où, ça dépend de comment vous vous y prenez » (Philippe Sollers), « Ça dépend de quel nucléaire » (Claude Allègre), mais également dans des écrits ne rapportant pas l'oral : « Tout dépend de qui est là » (Philippe Sollers), « Ça dépend de qui je vois sur le boulevard » (Christine Angot), « Tout dépend de comment vous le faites » (Les Cahiers du cinéma).

Résumons, en revenant à l'exemple qui nous occupe : tout dépend de si est suspecté d'être populaire, tout dépend si a longtemps été considéré comme familier ; avouez qu'il y a de quoi se pendre... Que faire ? Dans le doute, la langue la plus soignée contournera la difficulté en maintenant la préposition de tout en recourant, par exemple, à une proposition relative (ajoutée à un pronom ce « tampon » ou au substantif qui serait sujet ou complément de la proposition interrogative) ou à un infinitif (savoir, le plus souvent) pour introduire la proposition interrogative, sur les modèles suivants :

Tout dépend (de) s'il est effectivement reçu ou non → « Tout dépend de savoir s'il est effectivement reçu ou non » (Bossuet).

Tout dépend (de) si on accepte le Christ comme l'idéal définitif sur la terre → « Tout dépend de ceci : accepte-t-on le Christ comme l'idéal définitif sur la terre ? » (Pierre Pascal).

Tout dépend (de) comment on a commencé → « Tout dépend de la manière dont on a commencé » (Dictionnaire de l'Académie).

Ça dépend (de) combien de temps vous lui demanderez → « Ça dépend du temps que vous lui demanderez » (Maupassant).

Ça dépendra (de) à quelle heure doit partir l'express pour Porto → « Cela dépendra de l'heure à laquelle doit partir l'express pour Porto » (Pierre Benoît).

Ça dépend (de) qui le regarde → « Cela dépend de celui qui le regarde » (André Maurois).

Ça dépend (d') où vous allez → « Cela dépend de l'endroit où vous allez » (Frédéric Soulié).

Tout dépend (de) quel point de vue → « Tout dépend du point de vue où on se place » (Georges Simenon).

Ça dépend de quel côté on considère le problème → « Ça dépend du côté dont on considère le problème » (Gerald Messadié).

Ça dépend (de) qu'est-ce que vous allez me dire → « Cela dépend de ce que vous allez me dire » (Maupassant). 

Tu aimes les bonbons ? Ça dépend lesquels, ça dépend desquels → Ça dépend de quels bonbons tu parles, de quels bonbons il s'agit (notez l'haplologie).

Alors, la langue française, vous l'aimez toujours autant ? Le premier qui répond : « Ça dépend... » aura affaire à moi !

(1) Sans doute est-il utile de rappeler ici, avec René Georgin, que « le fait qu'un nom ou pronom compléments soient obligatoirement amenés par de n'entraîne pas automatiquement l'emploi de la même préposition devant une subordonnée qui a sa syntaxe propre. On dit fort bien : Je me réjouis que vous soyez guéri à côté de : Je me réjouis de votre guérison ».

(2) « Le non-effacement de la préposition est attesté dans la langue considérée comme "populaire" », « À l'écrit, en tout cas, les règles d'effacement dont nous parlons sont toujours respectées » (Constructions infinitives du français, Hélène Huot, professeur de linguistique).
« S'intéresser à comment, réfléchir sur pourquoi, dépendre de comment sont agrammaticaux » (Grammaire du français langue étrangère pour étudiants finnophones, Jean-Michel Kalmbach).
« Cette préposition est parfois présente dans l'interrogation indirecte partielle [...] devant d'autres interrogatifs [que ce qui, ce que], dans une langue moins soignée, reflet de l'oral familier » (Le Bon Usage, Maurice Grevisse et André Goosse).

(3) Citons encore : « Cela dépend duquel, ma belle, et du prix que tu y mettras » (Pierre Benoît), « Mais cela dépend de quand arrive le Barberousse » (Jean-Noël Schifano, traduisant Umberto Ecco), « Ça dépend de comment va ta grand-mère. De comment se débrouille ton grand-père sans elle » (Olivier Adam).


Remarque : On notera l'existence d'un homonyme dérivé de pendre, dépendre « détacher une chose (ou une personne) de l'endroit où elle était pendue ».

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Tout dépend (de savoir) si...

 

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