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Un poids sur l'estomac...

« [Les prisonniers russes avalent] une plâtrée de pâtes dans le réfectoire. »
(Christel Brigaudeau, sur leparisien.fr, le 26 février 2023.) 

 

 

FlècheCe que j'en pense

 
Sans doute me fera-t-on remarquer, avec quelque apparence de raison, que la cantine d'un camp de prisonniers n'a rien d'un restaurant gastronomique et que les pâtes, forcément trop cuites, qui y sont servies par louchées doivent former des monticules plâtreux dans les assiettes comme dans les estomacs. Il n'empêche, le mot plâtré(e) n'a jamais été présenté par le Dictionnaire de l'Académie autrement que comme un participe passé adjectivé au sens de « qui est recouvert, enduit de plâtre » (une cloison, une jambe plâtrée), « qui est fardé (souvent de façon excessive) » (un visage plâtré de poudre) et, figurément, « qui est recouvert d'une apparence trompeuse, qui est factice » (une paix plâtrée).

De là la mise en garde récemment publiée sur le site Internet de l'institution :

« Le suffixe -ée sert à former des noms désignant un contenu à partir de noms désignant un contenant : une bouche, une bouchée ; une pelle, une pelletée ; une assiette, une assiettée. Sur ce modèle, à partir du nom plat, on a formé platée pour désigner familièrement le contenu d'un plat servi abondamment : une platée de pommes de terre. Ce mot ne devrait donc pas être [confondu avec le paronyme] plâtrée. C'est platée qu'il faut employer» (Dire, ne pas dire, 2020).

Et pourtant... Vous, je ne sais pas, mais moi, je reste sur ma faim. Un détail me chiffonne (j'allais écrire, en bon français d'aujourd'hui : m'interpelle). Oserai-je mettre les pieds dans le plat en faisant observer à l'auteur dudit avertissement qu'il nous offre sur un plateau les verges pour se faire battre comme plâtre ? Car enfin, l'analogie n'aurait-elle pas dû jouer en faveur de... pellée plutôt que de pelletée ? Il n'est que de consulter les anciennes éditions du propre Dictionnaire de l'Académie pour s'aviser que l'usage, dans cette affaire, s'est montré bien plus hésitant que ce que l'on veut nous faire croire. Jugez-en plutôt : « Pellée ou pellerée. Autant qu'il en peut tenir sur une pelle » (1694), « Pellée » (1718-1740), « Pellée, pellerée, pelletée. Une pellée de plâtre. Une pellerée de grains. Une pelletée de terre » (1762-1878), « Pelletée » (depuis 1935).

Aussi ne faut-il guère s'étonner de relever dans la littérature un même luxe de variantes pour désigner le contenu d'un plat :

  • platelée (formée sur l'ancien français platel « objet de forme plate, plateau ») : « De son sel une platelee » (Conte de fole larguece, seconde moitié du XIIIe siècle), « Une platelee de souppes » (Chronique normande, 1341), « Une escuellee ou platelee de salade de herbes » (Recueil des documents concernant le Poitou, 1449), « Une platelee de trippes » (Jean Molinet, vers 1482), « Une platelee de moustarde » (Le Cinquiesme Livre de Rabelais, édition de 1558), « Une vieille platelee de chouz rechauffez » (Jean Le Frère, 1573), « Une longue platelee de friandises » (Noël du Fail, 1585), « Une platelée de ris » (Histoire maccaronique de Merlin Coccaie, 1606) ;

  • platée (formée sur plat) : « Une platee de chaque charge de guignes et poires » (Mémoires de la Société archéologique de Touraine, avant 1595), « Grande platee de trippes » (Gargantua de Rabelais, édition de 1626), « Une platée de suoppe » (Dialogues ou les fables les plus curieuses de l'Antiquité sont expliquées, 1672), « Une plattée de framboises » (Traité de confiture, 1689), « Une plattée de ris » (Le Cousin de Mahomet de Nicolas Fromaget, édition de 1751), « Des platées de viande » (Dictionnaire de l'Académie, 1798) ;

  • platrée, platerée, piatrée (par déformation de platelée ou par analogie avec pellerée [1] ?) : formes attestées − sans date − dans divers patois (angevin, beauceron, gâtinais, nantais, picard, rennais, vendômois...) et consignées − sans circonflexe − par de nombreux observateurs (citons, en plus de Wartburg : Charles Grandgagnage, 1850 ; Jules Corblet, 1851 ; Charles Ménière, 1881 ; Paul Eudel, 1884 ; Adolphe Orain, 1886 ; Alcindor-Désiré Roux, 1888 ; Alcius Ledieu, 1893 ; Paul Martellière, 1893 ; Anatole-Joseph Verrier, 1908 ; Arthur Lecointe, 1988 ; Michel Royer, 2017).


Mais voilà que les choses se compliquent. En 1824, dans sa Liste alphabétique de quelques mots en usage à Rennes, Jean-Frédéric-Auguste Lemière de Corvey transcrivit l'oral [platré] avec un accent sur le a : « Se dit pour une grande écuellée, un plat plein. Donnez-moi une bonne plâtrée de soupe. » Inadvertance de l'auteur ? Coquille de l'imprimeur ? Peu importe : il s'agit là, selon toute vraisemblance, d'un des premiers exemples de l'attraction paronymique et sémantique de plâtre sur platrée (2). Grande est, en effet, la tentation de trouver quelques similitudes entre une ration très abondante de nourriture (généralement épaisse ou pâteuse) et la consistance plus ou moins rassasiante et ragoûtante du plâtre. Toujours est-il que la confusion se répandit comme une traînée de poudre (plus que comme une coulée de plâtre) parmi les journalistes et les auteurs de romans populaires de la seconde moitié du XIXe siècle : « Une plâtrée de haricots rouges » (Pierre Véron, 1866), « Une plâtrée de choucroute » (Paul Mahalin, 1872), « Une plâtrée de légumes » (Id., 1874), « Une plâtrée de couscous » (Champfleury, 1888), « Une plâtrée de tripes à la mode de Caen » (Xavier de Montépin, 1890), « Des plâtrées de riz » (Jean Richepin, 1891), « Une plâtrée de saucisses de Francfort » (Octave Lebesgue, 1896) (3), « Une plâtrée de soupe aux pommes de terre » (Jules Mary, 1907).

Sans doute aurait-il été préférable de s'en tenir aux formes pellée et platée (4), par souci de cohérence avec la famille des noms indiquant une contenance (assiettée, bolée, brassée, brouettée, charretée, cuillerée, cuvée, fourchée, gamellée, jattée, louchée, panerée, poêlée, poignée, potée...). Mais puisque l'usage a fini par consacrer la variante pelletée, il paraît difficile de refuser le droit de cité à plâtrée − plus encore depuis que celle-ci a reçu la caution du TLFi (fût-ce avec la mention « populaire »), du Grand Robert (« familier »), du Dictionnaire historique de langue française et de quelques bonnes plumes : « Une plâtrée de pommes de terre » (Alexandre Astruc, 1975), « Une plâtrée [de lapin en sauce] » (Clément Lépidis, 1978), « Une sacrée plâtrée de spaghettis à la bolognaise » (Patrick Carré, 1992), « Une pleine plâtrée de tripes avariées » (Pierre Combescot, 2014), « Une plâtrée de bouse de vache » (Angelo Rinaldi, 2016). Cela dit, vous l'aurez compris, je ne peux qu'approuver le choix fait par certains auteurs de mettre l'accent... sur la graphie sans circonflexe : « [Les] platrées de pois chiches » (Alain Vircondelet, 1983), « Une platrée de riz arrosée de sauce au curry » (Roger Escarpit, 1995), « Une platrée de pâtes à la crème » (Pauline Harmange, 2021). Bon appétit !

(1) Selon Léon Clédat (Nouvelle Grammaire historique du français, 1889), les syllabes er et et intercalées entre le radical et le suffixe de pellerée, pelletée entrent également dans la formation de certains substantifs diminutifs, augmentatifs ou péjoratifs (dameret, poétereau...).

(2) L'honnêteté m'oblige à reconnaître que les avis divergent sur l'étymologie de plâtrée : « Sans doute par attraction paronymique de platée » (TLFi), « De plâtre, avec influence de platée » (Grand Robert), « Plâtrée [mêle] les valeurs de platée et de plâtras [au sens figuré de "nourriture indigeste" ?] » (Dictionnaire historique), « Vraisemblablement, déformation de platée » (Robert Collin, Les Veillées bassignotes, 1975).

(3) Curieuse association d'idées que celle d'une assiette de saucisses et du plâtre. De là à en faire tout un plat...

(4) Tel était déjà l'avis du philologue Benjamin Pautex : « De pelle on doit faire seulement pellée [...]. Dans quelques localités on dit une platelée pour une platée (une platelée de choux, de pommes de terre) ; l'Académie n'a pas accueilli ce mot, et elle a bien fait, parce qu'il est tout à fait inutile ; mais il aurait fallu observer la même réserve pour pellerée et pelletée » (Errata du Dictionnaire de l'Académie, 1862).

Remarque 1 : À côté du sens propre de « contenu d'un plat (servi abondamment) » − seul mentionné par le Dictionnaire de l'Académie depuis 1798 −, quelques ouvrages de référence signalent un emploi figuré, familier ou populaire du féminin platée au sens de « grande quantité (de choses ou de gens) » : « Une platée de lascars » (Nouveau Larousse illustré, 1898), « Le prof nous a donné une platée de devoirs » (Grand Robert) et, de là, « Des plâtrées de vertu » (Paul Adam, 1892), « Des plâtrées de mots » (Catherine Vigourt, 1998), « Une belle plâtrée de frousse » (Serge Doubrovsky, 2014). Les uns y voient une extension de sens bien naturelle de « un plein plat » (que l'on songe à la « platelée de songes » de Rabelais [Le Tiers Livre, 1546]) ; les autres (Alfred Delvau en tête), une corruption − ou une attraction paronymique ? − de l'ancien français plenté, planté (« abondance, grande quantité »), issu du latin plenitas. Plaide en faveur de la thèse de Delvau la comparaison des éditions successives de Gargantua du même Rabelais : « Comment Gargamelle [...] se porta a manger tripes » (édition de 1534) → « Comment Gargamelle [...] mangea grand planté [= grande quantité] de tripes » (édition de 1542) → « Comment Gargamelle [...] mangea grande platee de trippes » (édition de 1626) → « Comment Gargamelle [...] mangea une grande plâtrée de tripes » (Gargantua. Translation en français moderne par Myriam Marrache-Gouraud, 2016).

Remarque 2 : Signalons à toutes faims... pardon à toutes fins utiles que le féminin platée est également employé comme terme d'architecture pour désigner un massif de maçonnerie.

Remarque 3 : On s'étonne de lire à l'article « pelle » du Dictionnaire historique de la langue française que « le suffixe -etée [est] caractéristique des noms de contenu »...

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Une platée de pâtes (selon l'Académie).

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