« Je suis heureux de vous partager la pochette de mon nouveau single. »
(Jean-Baptiste Guegan, sur Instagram, le 16 juin 2020.)
Ce que j'en pense
Voilà que le sosie vocal de feu notre Johnny national pousse le souci du détail jusqu'à imiter la syntaxe approximative de son modèle ! Car enfin, Guegan a-t-il seulement conscience que vous est ici complément d'objet indirect et que sa phrase revient à légitimer la construction partager quelque chose à quelqu'un ?
Eh bien figurez-vous que, contre toute attente, cela s'est dit autrefois : « Un bien qu'il vous doit partager » (Corneille), « [L'oiseau] partage son butin à ses petits » (Bossuet), « Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de temps que j'avais de libre » (Rousseau) et, plus près de nous, « Cette autre caisse [d'or] qu'on leur partagera » (Alfred Jarry), « Partager le travail entre les ouvriers ou aux ouvriers » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Gageons toutefois que notre rockeur n'entendait pas remettre en piste un tour aujourd'hui considéré comme « classique et littéraire » (Grand Larousse), « vieilli » (Académie), « légèrement archaïque » (Girodet), voire carrément fautif : « Quand on conserve une portion de ce qu'on partage, on doit dire partager avec ; et quand on ne réserve rien pour soi, on dit : partager entre, et non pas à », écrivait Féraud en 1788... Pour autant, la nouvelle idole des jeunes aurait-elle été mieux inspirée de partager avec nous la pochette de son nouveau disque ? Les avis sur ce point sont... partagés.
C'est que le verbe partager, quand il est employé avec un complément d'objet direct désignant une chose concrète, signifie « diviser en parts, en lots, en portions » (partager une somme d'argent, un bien, un gâteau), « prendre part à » (partager un repas) ou « posséder en commun » (partager un appartement avec des colocataires). Rien à voir, convenons-en, avec le propos de notre homme qui, loin de vouloir éparpiller son disque façon puzzle, cherche simplement à en faire la publicité. Seulement voilà : à ces acceptions traditionnelles Robert, que l'on sait prompt à suivre l'air virussé du temps, a récemment ajouté celle de « rendre accessible ; faire connaître » : partager une recette, partager son expérience... alors pourquoi pas partager la pochette d'un album ? Et c'est là que les choses se compliquent.
Cette extension de sens est en effet rejetée par de nombreux observateurs (surtout canadiens) : « Le verbe partager a pris un sens nouveau [celui de "diffuser, faire connaître, communiquer, transmettre, envoyer"] et tend à s'aligner sur la définition que donne l'anglais à share » (André Racicot), « Partager n'a pas le sens de "communiquer [exprimer, raconter, faire part de]", sens que l'on recense parfois maintenant pour le verbe anglais to share » (Office québécois de la langue française), « On ne doit pas donner [au verbe partager] le sens de "échanger des propos" ou de "discuter" » (site Internet de l'Académie), « Partager une opinion veut dire "[souscrire, adhérer à] l'opinion de quelqu'un d'autre", et non "communiquer sa propre opinion à quelqu'un d'autre" [sous l'influence de l'anglais to share] » (Jacques Desrosiers), « À l'ère du Web 2.0 [...], on voit de plus en plus souvent le verbe partager employé dans le sens de "diffuser des ressources ou les rendre accessibles à plusieurs internautes" » (Emmanuelle Samson). Nous aurions donc affaire à un anglicisme qui se serait récemment propagé dans le jargon de l'Internet et des réseaux sociaux. Voire. Car, à y regarder de près, tout porte à croire que cette valeur sémantique du verbe partager était déjà présente de longue date dans notre langue.
Quand il est employé avec un complément d'objet abstrait désignant ce que l'on ressent ou pense (sentiment, opinion, goût...), partager prend le sens figuré général de « avoir en commun » : partager une grande joie, une vive douleur, des idées avec quelqu'un et, particulièrement, celui de « faire sien » : partager la joie, la douleur, les goûts, le point de vue de quelqu'un. Mais il arrive que le sujet du verbe se confonde avec l'unique possesseur du COD ; dans ce cas, nous dit l'Académie, on a recours au tour factitif faire partager : « Dans une conversation, on ne partage pas son point de vue, ses idées, son opinion, mais on cherche à les faire partager à son interlocuteur, c'est-à-dire que l'on fait en sorte que celui-ci les fasse siens », lit-on sur son site Internet (1). Lafaye partage cet avis : « Je partage une opinion déjà admise par un plus ou moins grand nombre d'hommes ; je fais partager mon sentiment [à quelqu'un] » (Dictionnaire des synonymes, 1858). Force est pourtant de constater que la construction partager ses (propres) sentiments, ses (propres) pensées avec quelqu'un est bel et bien attestée − et depuis fort longtemps −, comme elle l'est, au propre, avec un complément d'objet concret (biens, fortune...). Jugez-en plutôt :
« C'estoit avec luy que je partageois mes pensées [et] mes labeurs » (Guillaume du Vair, avant 1621), « Je viens partager avec vous mon trop juste déplaisir » (Les Galanteries de Monseigneur le Dauphin et de la comtesse du Roure, 1696), « Que je suis à plaindre de ne point partager mes douleurs avec vous ! » (lettre anonyme citée par Richelet, 1698), « Mon impatience était violente de pouvoir partager mon secret avec vous » (Marie-Catherine d'Aulnoy, 1698), « Je voulois être heureux et partager mon bonheur avec deux personnes qui m'étoient chères » (abbé Prévost, 1739), « Il me pressa vivement à partager avec lui ma douleur [libre traduction de He importuned me to tell him what it was] » (Mémoires et aventures de Mlle Moll Flanders, 1761), « J'aime à partager avec toi mes plaisirs » (Rousseau, 1761), « Je veux partager avec vous mes pensées, ma vie et tout ce que je possède » (Marie-Louise Mignot, 1780), « Ceux avec qui je pourrai partager mes opinions et mes sentimens » (Corneille-François de Nélis, 1792), « [L'homme] avec lequel je pourrai communiquer et partager mes sentimens comme mes pensées » (Manon Roland, avant 1793), « Je me connaissais moi-même et j'étais parvenu à partager mes connaissances avec certaine petite paysanne » (C.-J. Sonnerat, 1806), « Je veux partager avec quelques-uns de ses amis mes impressions et mes souvenirs » (Prosper Mérimée, 1850), « Je partage avec vous mes idées qui mûrissaient longtemps avant de devenir paroles » (Stefan Buszczyński, 1867), « Mon père haussa les épaules, en homme qui renonce à partager son expérience » (Georges Duhamel, 1925), etc.
Comme on peut l'observer dans ces exemples, l'inversion de la relation a probablement favorisé le glissement de sens de « avoir en commun, faire sien » à « exprimer, raconter, faire part de ». Comparez : Je partage sa joie (= je m'associe en pensée à la joie de quelqu'un d'autre, j'en prends pour ainsi dire une part) et Je partage ma joie avec vous (= je vous associe à ma propre joie, je vous en donne une part, d'où je vous la transmets, je vous la communique).
Bref, cela fait au moins quatre siècles que partager lorgne du côté de communiquer − ce qui, soit dit en passant, n'a rien que de très conforme à l'étymologie quand on s'avise que le latin communicare a pris le sens de « entrer en relation, communiquer avec », après avoir d'abord signifié « mettre ou avoir en commun, partager » ! Aussi comprend-on mieux la confusion de Guegan : c'est parce que le verbe partager en est venu à partager un sens avec communiquer, transmettre que grande est la tentation de le soumettre à la même syntaxe. De là l'emploi fautif de partager quelque chose à quelqu'un, non plus au sens vieilli de « distribuer, répartir entre » mais au sens critiqué de « communiquer, diffuser, transmettre à ». Quant à l'anglais to share, sa fréquentation à l'ère de l'Internet et des réseaux sociaux − Ah ! Facebook et son fameux lien « partager » ! − a surtout eu pour effet de conforter l'acception controversée et de l'étendre à de nouvelles réalités : photos, vidéos et autres contenus numériques que d'aucuns préfèrent transmettre ou diffuser (2).
À ce propos, est-il besoin de préciser que la photo d'une pochette de disque sera plus aisément partagée, sur Instagram, que la pochette elle-même ? Non, bien sûr : vous connaissez la musique !
(1) À ce compte-là, la réserve ne devrait-elle pas aussi valoir pour cet exemple emprunté à l'article « répertoire » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie : « Personne toujours prête à partager avec les autres les souvenirs, les anecdotes qu'elle a en mémoire » ? Et pour cette définition trouvée dans le TLFi : « Secret. Qui garde pour lui ses sentiments, ses pensées, qui ne les partage pas naturellement ou volontairement » ?
(2) Signalons également, dans le domaine informatique, l'utilisation de partager au sens de « utiliser (une imprimante, une application...) en commun via un réseau », qui rejoint un des emplois traditionnels du verbe (partager un appartement).
Remarque 1 : Notre chanteur n'est apparemment pas le seul à s'emmêler les prépositions : « Je dois tenter de faire partager mes idées, mes convictions avec les autres » (Luc Ferry).
Remarque 2 : Partager tendant à prendre le sens de « communiquer, transmettre », il ne faut pas s'étonner que le tour faire partager ne soit plus compris : « J'entends souvent la forme "faire partager" plutôt que "partager" [...]. Il me semble qu'on partage sa passion [avec quelqu'un d'autre] et que faire partager n'aurait pas de sens ici », s'interroge un internaute. Pas sûr, hélas ! que la consultation des ouvrages de référence l'aide à y voir plus clair. Comparez : « Faire partager ses idées, ses sentiments..., essayer de convaincre autrui de leur justesse » (Grand Larousse) et « Faire partager, communiquer » (TLFi).
Remarque 3 : Il est cocasse d'observer que l'association Défense du français conclut un article consacré aux anglicismes par cette perle : « Merci de partager ce lien autour de vous » !
Ce qu'il conviendrait de dire
Je suis heureux de partager avec vous la photo de la pochette de mon disque (admis par Robert et l'Office québécois de la langue française).
Je suis heureux de vous faire découvrir, de vous présenter la pochette de mon disque.