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Un parfum de discorde

Un parfum de discorde

« Textor et Aulas ne pouvaient plus se piffrer. »

(Fabien Chorlet, sur butfootballclub.fr, le 10 mai 2023.)

 

 

FlècheCe que j'en pense

 
Notre journaliste sportif ne croit pas si bien dire : si, à l'Olympique lyonnais, John Textor et Jean-Michel Aulas ne peuvent pas se piffrer − comprenez : se supporter, se souffrir, se sentir, bref se trouver des atomes et des effluves crochus −, c'est d'abord parce que l'emploi dudit verbe dans cette acception n'est pas en odeur de sainteté chez plus d'un arbitre de la langue. Je n'en veux pour preuve que cette pluie de cartons rouges :

« Je ne peux pas le piffer (et non piffrer) » (Catherine Andreiev-Bastien, Le Guide du français correct, 1993).

« — Tu ne peux pas me piffrer [...]. — Commence par dire piffer » (Marie-Odile Beauvais, Les Forêts les plus sombres, 2014).

« Nous remarquons depuis quelques années que beaucoup de gens disent piffrer au lieu de piffer [...]. Attraction d'empiffrer ? » (site lesmediasmerendentmalade.fr, 2019).

« S'empiffrer, "manger goulûment", et piffer, "supporter", sont parfois remplacés, à tort, par les formes voisines s'empiffer et piffrer. Cette erreur peut s'expliquer par l'origine commune de ces verbes, qui remontent tous deux à un radical expressif pif-, marquant la grosseur et auquel nous devons le nom populaire pif, qui désigne le nez. Ainsi avoir quelqu'un dans le pif équivaut à ne pas pouvoir le piffer. Nous sommes aussi redevables au radical pif- du nom piffre, qui a d'abord désigné, dans la langue de la médecine, un homme dont les testicules ne sont pas descendus puis, dans la langue courante, un gros homme ventru. De ce nom a ensuite été tirée la forme verbale empiffrer [...]. Rappelons donc que les verbes en usage aujourd'hui sont s'empiffrer et piffer [1] » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 2023).

Renseignements pris sur le terrain, nous aurions affaire à une confusion entre deux paronymes :

(se) piffer, que la langue argotique a formé sur pif au XIXe siècle (2) mais qui « ne semble pas être passé dans le registre familier-populaire avant la période de la guerre de 14-18 » (selon Claude Duneton) :

« J'peux pas les piffer » (Jean Galtier-Boissière, 1925), « [Elles] pouvaient pas piffer qu'un mâle désireur jetât le moindre cligne sur leur nature sans pépin » (Pierre Devaux, 1943), « Je peux plus les pifer, je les vomis » (Marcel Aymé, 1947), « Que dit Hitler de la France ? Qu'il ne peut pas la piffer » (Jean Dutourd, 1952), « Ils se piffaient pas, ces deux-là » (Albert Simonin, 1954),

- et (se) piffrer, ancienne forme tirée soit de piffre soit de (s')empiffrer (par suppression du préfixe) (3) :

« Se pifrer. Manger excessivement, démesurément. C'est un goinfre qui se pifre aussitôt qu'il est à table » (Pierre Richelet, Dictionnaire, 1680), « [Ils] se sont si pleinement piffrés que la plupart en ont été malades » (Rousseau, 1747), « Tu piffres, tu boissonnes, tu fumes » (Huysmans, 1876) et, au figuré, « [Ils] se "piffraient" de leur revanche. Ils en étaient comme ivres » (Gaston Leroux, 1926), « Les bureaucrates sont piffrés de chiffres » (Alain Badiou, 1967) (4).

À en croire le linguiste Alphonse Juilland, un écrivain aurait tout particulièrement contribué à brouiller les esprits autant que les pistes (olfactives) : « Céline, dont l'argot est parfois suspect, confond piffrer, dépréfixation de s'empiffrer, "se bourrer, se gaver", avec pif(f)er, "sentir, aimer" » (L'Autre Français, 1980). Parmi les nombreux exemples d'hésitation relevés dans l'œuvre célinienne, citons, histoire de vous mettre au parfum : « Il pouvait plus nous piffer » (Mort à crédit, 1936), « C'est pour ça qu'on peut pas me piffrer » (Normance, 1954) ; « Moi, je le piffre pas ! », « Il sait que je peux pas la piffer » (Le Pont de Londres, 1964) (5).

L'ennui, c'est que Céline fit quelques émules − au moins cinq, à vue de nez − qui, à leur tour, alternèrent indifféremment les graphies avec et sans r :

« Les instructeurs suisses ne pouvaient pas nous piffer » (Romain Gary, Adieu Gary Cooper, 1965), « J'peux pas le piffrer » (Id., La Bonne Moitié, 1979).

« On n'a beau pas pouvoir la pifrer [...] », « [Elle] ne peut pas piffer la famille Bouvreuil » (Daniel Depland, La Mouche verte, 1973).

« Les militants, je peux pas les pifrer » (Alain Badiou, L’Écharpe rouge, 1979), « J'en ai vu des types comme ça ! Je ne peux pas les piffer » (Id., La République de Platon, 2012).

« La bonne femme pouvait pas le piffrer ce Destouches ! » (Claude Duneton, Bal à Korsör, 1994), « Ne pas pouvoir piffer (on entend aussi piffrer) » (Id., Le Guide du français familier, 1998).

« [La communauté] ne peut pas vous piffrer », « Tous ceux qu'on a dû piffer la vie durant » (Charles Pennequin, Comprendre la vie, 2010).

Robert, sentant le vent tourner, s'empressa de (con)signer la variante critiquée, contrairement à Larousse, à Hanse et au TLFi, supporteurs des seules formes sans r. Comparez les graphies retenues dans leurs ouvrages respectifs :

« Piffrer. Familier. Altération de se piffer ⇒ pifer » (Grand Robert).

« Pifer. Familier. Supporter. Je ne peux pas la pifer. Variantes piffer, piffrer [mais pas pifrer, qui sent le pâté ?] » (Robert en ligne).

« Pifer ou piffer. Populaire. Ne pas pouvoir piffer quelqu'un, quelque chose, éprouver de l'aversion pour eux » (Larousse en ligne).

« Pifer, populaire. Ne pouvoir pifer quelqu'un, ne pouvoir le souffrir » (Hanse, Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne).

« Piffer, populaire. Ne pas, ne plus piffer quelqu'un ou quelque chose. Détester quelqu'un, en avoir horreur » (TLFi).

Alors, un f ou deux ? avec ou sans r ? Pas besoin d'avoir le nez creux pour deviner, avec le linguiste Joseph Courtés, que ces variations « tiennent [surtout] au fait qu'il s'agit [...] d'un terme argotique, lié davantage à l'oralité » (La Sémiotique du langage, 2007).

L'orthographe, au demeurant, n'est pas la seule pomme de discorde dans cette affaire. Que l'on songe également aux restrictions d'usage, qui varient d'un club à l'autre : « En tournure négative » selon le TLFi ; « Surtout dans des locutions négatives » selon Juilland ; « Seulement à l'infinitif négatif » selon le Robert en ligne ; « Ne s'utilise que précédé de pouvoir (*je ne le piffre pas) et dans un contexte négatif (*je peux le piffrer) » selon Sylvain Kahane et Kim Gerdes (Syntaxe théorique et formelle, 2022). Qui dit mieux ?
À y bien regarder (j'allais écrire : renifler), il n'est pourtant pas si rare que des contre-exemples pointent le bout de leur nez :

« On a l'air de me piffer assez bien » (Céline, 1940), « Si tu crois que dans l'existence, on a toujours affaire à des gens qu'on peut piffer » (Zep Cassini, 1955), « S'ils ne sont plus capables de se piffer, qu'ils se taillent. S'il se piffent et qu'ils s'engueulent, alors qu'ils s'expliquent » (Fred Deux, 1958), « Ah ! ça tu peux dire qu'il te piffre ! » (Céline, 1964), « Le Général [de Gaulle] piffe les gens ou ne les piffe pas » (propos de Georges Pompidou, tenus en 1966 et rapportés par Alain Peyrefitte), « Plus ça allait, moins le vieux Robert me piffait » (Léo Malet, 1969), « Déjà qu'elle le piffait peu » (Auguste Le Breton, 1980), « Ce soir, j'ai droit à ce que je peux le moins piffer » (Pierre Christin, 1981), « Ils faisaient semblant de se piffer » (Francis Ryck et Marina Edo, 1993), « Toi aussi tu piffes ce mec de la zone sud ? » (Fulvio Caccia, 2008), « C'est un petit frère que je piffais beaucoup, que je sentais énormément, que j'aimais de trop » (Manuel Koums, 2008), « Avec ceux qu'elle piffre bien » (site Belles Lettres Diffusion Distribution, 2010), « Seul bar [...] qu'elle pouvait piffer » (Élodie Leplat, 2016), « [Ils] ont du mal à se piffrer » (Alexandre Galien, 2019), « Elle sait que je la piffe moyen » (Lenia Major, 2020), « On se piffe, on ne se piffe plus... » (Laëtitia Sacré, 2020), « On dirait deux frangines qui font semblant de se piffrer » (Julien Dufresne-Lamy, 2020).

Je flaire d'ici que la moutarde vous monte lentement mais sûrement au nez : alors quoi, vous dites-vous, (ne pas) (pouvoir) pif(f)(r)er (quelqu'un ou quelque chose), c'est comme on le sent ?
Qu'importe le flacon, vous répondront les mauvaises langues en termes bien sentis, pourvu qu'on sache se faire la gueule...
 

(1) Si s'empiffrer et piffer sont les formes « en usage aujourd'hui », on se demande bien pourquoi seule la première figure dans le propre Dictionnaire de l'Académie...

(2) « Avoir quelqu'un dans le pif, lui en vouloir » (Argot en usage au bagne de Brest, 1821), « Piffer, avoir en horreur, détester » (Dictionnaire renfermant les mots les plus usités dans le langage des prisons, 1846). C'est, selon Gaston Esnault (Le Poilu tel qu'il se parle, 1919), par « distraction » que l'auteur du second ouvrage − lequel se présente comme « un détenu » − a omis la négation attendue : ne pas piffer, avoir en horreur, détester.

(3) L'emploi de se piffrer pour s'empiffrer a longtemps divisé les spécialistes : admis (ne fût-ce que dans « le stile le plus simple ») par Richelet, dénoncé comme un barbarisme par Féraud, il figure dans la plupart des dictionnaires du XIXe siècle, mais avec la remarque qu'on dit mieux s'empiffrer. Littré, connu pour avoir le nez sensible, tient le verbe non préfixé pour un « terme bas et populaire » et ajoute : « On trouve aussi se piffer. "On rit, on se piffe, on se gave" (Les Porcherons [poème poissard de 1773]). » Encore convient-il de s'entendre sur le sens exact de la citation : « se remplir de nourriture », comme le croit Littré ? « se soûler [= se remplir d'alcool] », comme l'affirme le philologue Francisque Michel (1853) et comme l'illustre cet exemple plus récent : « En voilà un que la famine et la crise économique n'ont pas empêché de se piffer [à propos d'un homme visiblement soûl] » (Yves Dupéré, 2011) ? ou les deux, comme le suppose le Nouveau Larousse illustré (1898) : « Se piffer. S'enivrer ; manger gloutonnement » (et aussi, de façon indirecte, le TLFi : « Se piffrer, s'empiffrer, manger et boire avec excès ») ?
On retiendra que la confusion entre piffer et piffrer a joué dans les deux sens.

(4) Autres exemples plus récents : « Maâme se piffre comme une gorette » (Frédéric Dard, 1989), « [On] se piffre de pâtisseries » (Patrick Roegiers, 1998), « Je me piffre souvent allongé, comme les suzerains feignasses de l'ancien temps » (Patrice Delbourg, 2014), « Un couple de margouillats se piffrait de moustiques » (Vincent Hein, 2016), etc. Aussi s'étonne-t-on de lire dans le Dictionnaire historique que le verbe se piffrer « a disparu » dans cette acception.

(5) Céline emploie aussi notre verbe au sens de « sentir (une odeur) » : « Le relent aussi je le piffre » (Le Pont de Londres) et, figurément, au sens de « flairer, pressentir » : « Ça devait mijoter chez les flics voilà ce que je piffrais » (Ibid.), « Je piffre le faux à vingt-cinq mètres » (Normance). Il n'est pas le seul : « Je piffais le parfum [des arbres] » (Michel Fougères, 1967), « Ces chameaux-là, je les piffe à des kilomètres ! » (Ingrid Boissy, 1974), « Tout [...] dans l'air, ce jour-là, piffait le mariage » (Éric Holder, 2002), « Ça piffrait encore l'éther » (Julien Zerilli, 2007), « Ce n'était une surprise pour personne, Courbet l'avait piffé dès lors qu'il avait su les jacobins en majorité » (François Dupeyron, 2012), « Avant de piffer que tu m'as plumé » (Thiébault de Saint-Amand, 2013), « Ça se piffait d'avance, qu'il [= le roi] la [= Jeanne d'Arc] vendrait aux Britiches » (Stéphane Denis, 2019).

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


La même chose (?) ou Ils ne pouvaient plus se pif(f)er.

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