« Jean-Pierre Pernaut traité de colérique et violent. »
(paru sur voici.fr, le 9 juillet 2018)
(photo twitter.com/pernautjp)
Ce que j'en pense
Il est des occasions, heureusement rares, où les colonnes du Dictionnaire de l'Académie, autant que celles du magazine Voici, auraient de quoi provoquer l'ire de l'ami Pernaut. Prenez les définitions des adjectifs colérique et coléreux. Dans la huitième édition, on lit respectivement : « Qui est enclin à la colère. C'est un homme très colérique. Être d'une humeur colérique » et « Qui est prompt à se mettre en colère. Il est familier ». Et dans la neuvième édition : « Enclin à la colère. Un tempérament colérique » et « 1. Prompt à se mettre en colère, très irritable. Un homme coléreux. Une fillette coléreuse. Par métonymie. Un caractère coléreux. Il était, comme à l'accoutumée, d'humeur coléreuse. 2. Qui traduit la colère. Des paroles coléreuses. Un ton coléreux ». Que doit-on comprendre ? Que colérique, hier employé à propos des personnes comme de leurs traits de comportement, serait désormais réservé aux seuls seconds, sans toutefois pouvoir exprimer le sens de « qui dénote, qui traduit la colère » ? Que coléreux, naguère considéré comme familier, serait devenu tout à fait fréquentable ? Quant à la différence entre « enclin à » (= que sa nature porte à) et « prompt à » (= qui se laisse aller rapidement à) − laquelle, convenons-en, n'est pas à la portée du premier journaliste venu −, elle donne à croire que colérique correspond à une disposition naturelle, à un état durable, et coléreux, à une réaction brusque et passagère (un accès de colère) ... ce que semble pourtant contredire l'expression « comme à l'accoutumée ». Au petit jeu des devinettes, l'Académie risque de nous mettre les nerfs en pelote.
Un rappel historique s'impose. À l'origine (XIIIe siècle) étaient le nom colère et l'adjectif colérique, de formation savante : empruntés respectivement des latins cholera (proprement « choléra », puis, sous l'influence du grec kholê, « maladie bilieuse », « bile ») et cholericus (« bilieux, soumis à l'influence de la bile »), le premier désignait l'une des quatre humeurs fondamentales de l'organisme (sens propre qui perdura jusqu'au XVIe siècle) et le second se disait pour « qui a rapport à la bile, qui produit de la bile » (1). De l'emploi figuré de ces acceptions humorales est issu, à partir de la fin du XIVe siècle, le sens moderne de « émotion violente accompagnée d'agressivité » (2) − « la colère étant tenue pour un échauffement de la bile et couramment appelée chaude chole ("bile chaude") et cholère », précise le Dictionnaire historique de la langue française. C'est à cette époque qu'apparaît l'adjectif coléreux (3) (directement dérivé de colère), que Godefroy présente dans son Dictionnaire de l'ancienne langue française comme un synonyme régional de colérique (4). Le Sarthois Robert Garnier en fit grand usage à la fin du XVIe siècle : les colereux flots, les armes colereuses, la colereuse main, une ardeur colereuse, etc. Mais voilà que colère, avec son sens moderne, a le vent en poupe : non seulement il réussit à supplanter, comme substantif, les vieux mots ire et courroux dans l'usage courant, mais il en vient aussi à concurrencer colérique et coléreux... comme adjectif ! Qu'on en juge : « Leur cerveau fier, colère et trop chault » (Pierre Gringore, 1505) ; « déjà tout colère », « ses mains colères de rage » (Ronsard, entre 1550 et 1555) ; « Ce n'est pas ma faute, disons-nous, si je suis cholere » (Montaigne, 1588). Trois adjectifs pour exprimer une même émotion : belle pagaille en perspective...
Les spécialistes des XVIIIe et XIXe siècles, quand ils n'ignoraient pas carrément le doublet coléreux, alors jugé vulgaire ou barbare, ont tenté, plus ou moins artificiellement, de répartir les emplois entre les membres de la famille. Selon l'Académie (1694-1798), « colérique n'est guère d'usage que dans le style dogmatique », puis « dans le style didactique ». Selon l'abbé Roubaud (1786), « colère, adjectif, désigne proprement l'habitude, la fréquence des accès ; colérique, la disposition, la propension, la pente naturelle à cette passion. [...] Un homme peut être colérique sans être colère, s'il parvient à se vaincre [lui-même] ». « Colère, adjectif, se dit plus proprement des personnes, et colérique de ce qui a rapport aux choses », écrit de son côté Napoléon Landais en 1834, tout en observant avec quelque apparence de raison que « le substantif colère ne devrait peut-être pas être employé adjectivement, puisque l'on dit colérique » ; il ajoute : « Coléreux a le même sens que colérique, et paraît moins usité. »
De nos jours, c'est l'emploi adjectival de colère qui est tenu pour archaïque, populaire ou régional. Quant à colérique et coléreux, si la plupart des experts actuels (à l'exception notable de l'Académie) tendent à reconnaître qu'ils diffèrent non par le sens (5), mais par le niveau de langue, des désaccords subsistent : pour Girodet, « coléreux, longtemps condamné par les grammairiens, est accepté de nos jours dans le registre courant. Dans le style surveillé, on préférera colérique » ; pour le Larousse en ligne (et le Bescherelle pratique), « de ces synonymes, coléreux est le plus moderne et le plus employé » ; pour Dupré, enfin, « coléreux est maintenant usuel, [alors que] colérique est désuet et presque comique [!] ». Il n'est pourtant que de consulter la Toile pour constater que l'usage est loin d'être aussi tranché : « grossier et colérique » (Nice-Matin), « son caractère colérique » (Le Figaro), « des vents colériques » (Libération), « un homme colérique » (TF1), « ce nouveau tweet colérique » (L'Express), à côté de « coléreux et joyeux » (L'Humanité), « son comportement coléreux » (Télé Star), « vents coléreux » (Le Figaro), « une femme coléreuse » (Le Monde), « un tweet coléreux » (Ouest-France). Coléreux, attesté chez les frères Goncourt, Gide, Morand, Genevoix, etc., doit-il son surprenant retour en grâce à l'homonymie entre colérique et cholérique (adjectif de même étymologie, attesté au sens de « atteint par le choléra » depuis le début du XIXe siècle) ? C'est possible. Il n'empêche, colérique n'a pas dit son dernier mot. Ne vous faites pas de bile pour ça.
(1) « Colere est chaude et seche, et a son siege au fiel » (Brunetto Latini, vers 1265) ; « Qui les orroit de colerique / Pledoier, ou de fleumatique, / Li uns a le foie eschaufé, / Et li autres ventouseté » (Guiot de Provins, vers 1204).
(2) « De grant colère le nez leur fronce » (Chronique messine rimée), « Laysse espasser la collere paisiblement » (Le Livre Caumont, 1416), « Quand je suis en cholere » (Olivier Basselin, avant 1418 ?) ; « Un homme trop colerique est enclin a yre » (Nicole Oresme, vers 1370).
(3) « J'estoie plus dolereus / Que ne soit un cops collereus » (Jean Froissart, 1354). Le passage est obscur : y est-il question d'un accès de bile ? d'un corps bilieux ? d'un coup porté avec colère ? Chaque éditeur y est allé de son interprétation.
(4) « Dans la Haute-Normandie, vallée d'Yères », précise Godefroy. Le mot se trouve également dans le Dictionnaire du patois du pays de Bray (Jean-Eugène Decorde, 1852).
(5) « Colérique adj. Coléreux » (Robert illustré), « Coléreux ou, vieilli, Colérique » (Petit Larousse illustré), « Colère, coléreux, colérique : pratiquement ces trois adjectifs ont aujourd'hui le même sens : "qui est sujet ou prompt à se mettre en colère" » (Hanse).
Ce qu'il conviendrait de dire
Il est traité de colérique (ou de coléreux).