« Après le coup de gueule de la CFDT, beaucoup chez LREM questionnent l'entêtement de Matignon. »
(Erwan Bruckert et Marc Vignaud, sur lepoint.fr, le 13 décembre 2019)
Ce que j'en pense
Peut-on questionner autre chose qu'une personne ? Telle est la question du jour ! Et, comme souvent en matière de langue, force est de constater que la réponse varie selon les spécialistes (non grévistes) interrogés... Jugez-en plutôt.
L'Académie, suivie par Larousse et par Robert, n'emploie questionner qu'avec un complément humain : « Interroger quelqu'un, lui poser une ou des questions sur un sujet donné. Elle l'a questionné sur ses goûts, sur ses projets » (neuvième édition de son Dictionnaire).
Littré et le TLFi font exception, en proposant quelques exemples de construction avec un complément inanimé : « Mépriser ma jambe [malade] et [...] ne la point questionner à tout moment » (Mme de Sévigné, 1685), « Son attention à évaluer le boudoir s'expliquait : il était parti de l'éléphant doré qui soutenait la pendule pour questionner ce luxe » (Balzac, 1836), « La campagne se prête à toutes les divagations du rêve. On questionne bien tranquillement le ruisseau, l'arbre, les grandes luzernes : ils ne répondent pas » (Jules Renard, 1889). Ces emplois sont qualifiés d'analogiques (TLFi) ou de figurés (Littré), dans la mesure où les questions ne sont plus posées à un être humain mais à une chose personnifiée. Goosse, pourtant, croit déceler une nuance de sens dans la citation de Balzac : « [Cet exemple] donne au verbe un sens figuré proche d'évaluer, [...] ce qui préfigure un développement fréquent dans le français intellectuel de notre temps : Avant de questionner les différentes méthodes (Denis Slakta, 1969). La philosophie s'arroge le droit de questionner (sans même le contester) le bien-fondé des institutions (Jean Starobinski, 1970). » Il me semble, pour ma part, que tous ces emplois sont surtout analogiques de ceux de interroger construit avec un complément inanimé au sens de « examiner (quelque chose) avec attention pour trouver un enseignement, une réponse à une question que l'on se pose ». Comparez : « [Les] individus qui se croient vieux avant la vieillesse osent à peine questionner le miroir » (Le Musée pour rire, 1839) et « Pour la première fois de ma vie j'interroge anxieusement les miroirs » (Gide, 1919) ; « Chaque fois que mes yeux se levaient pour questionner l'horizon » (Michel del Castillo, 1993) et « Godfrey s'était relevé et interrogeait l'horizon » (Jules Verne, 1882) ; « Ni les uns ni les autres ne se lasseront de questionner cette époque si féconde en enseignements » (Thiers, 1871) et « Il interrogeait une époque primitive et à demi-effacée » (Augustin et Amédée Thierry, 1834). Aussi s'étonne-t-on de l'entêtement des retraités du quai Conti à ignorer questionner quelque chose alors qu'ils admettent sans ciller interroger quelque chose. Comprenne qui questionnera !
Nos cousins québécois, de leur côté, poussent un énorme coup de gueule contre le glissement de sens de « poser des questions à » à « se poser des questions sur, (re)mettre en question », récemment apparu sous l'influence de l'anglais to question (« avoir ou exprimer des doutes, des réserves sur [quelque chose] ») : « Contrairement à la forme anglaise to question, ce verbe [questionner] n'a pas le sens des mots et expressions suivants : mettre en doute, douter de, contester, mettre en question et s'interroger sur [quelque chose] » (Office québécois de la langue française), « Questionner des faits est un anglicisme » (Centre de communication écrite [CCE] de l'Université de Montréal), « [L'idée de point qui prête à discussion], toujours vivant[e] dans les locutions mettre en question, remettre en question ainsi que pour le verbe anglais to question, n'appartient pas au verbe français questionner » (Marie-Éva de Villers). Seulement voilà : coup de théâtre dans l'édition 2016 du Petit Robert (« Little Bob » pour les intimes prompts à railler son anglomanie galopante [*]), où l'article « questionner » accueille le sens anglais sans la moindre réserve. Il faut bien reconnaître, n'en déplaise aux spécialistes du pays des caribous, que ledit emprunt a sur ses équivalents français « pur sucre », pardon « pur sirop d'érable » le mérite de la concision... mais aussi l'inconvénient de l'ambiguïté. Car enfin, pour reprendre l'exemple du CCE, questionner des faits pourrait bien alors signifier une chose : « les examiner avec attention pour trouver des réponses » (sens figuré) et son quasi-contraire : « les mettre en doute, les contester » (anglicisme). Pas de quoi pousser dans la rue un syndicaliste de la CGT, mais avouez tout de même que l'on a vu mieux, question précision...
Vous l'aurez compris : dans le doute, mieux vaut s'en tenir prudemment à l'acception première de questionner, « poser des questions (fût-ce à quelque chose) ». Et attendre de voir si Larousse finit par se ranger à l'avis de son petit camarade. Ce n'est, je le crains, qu'une question... de temps.
(*) Savoureuse formule empruntée à Bruno Dewaele.
Remarque 1 : Questionner s'est aussi employé, en droit ancien, au sens de « soumettre (un prévenu) au supplice de la question, à la torture ». Cette acception est aujourd'hui vieillie.
Remarque 2 : Voir également le billet Interroger.
Ce qu'il conviendrait de dire
Beaucoup contestent (?), remettent en question (?), s'interrogent sur (?) l'entêtement de Matignon.