« Les Bretons se sont battu pour le [= l'ibis sacré] garder. »
(Luc Perino, Darwin et les sciences de l'évolution pour les nuls, 2018.)
Ce que j'en pense
Il est des subtilités grammaticales que les spécialistes de la langue gagneraient à expliquer avec plus de clarté. Prenez l'accord du participe passé du verbe se battre. Que nous dit l'Académie ?
« Dans le cas où le pronom se peut être analysé comme un complément d'objet, l'accord suit la règle qui s'applique aux participes employés avec l'auxiliaire avoir, c'est-à-dire que le participe s'accorde uniquement si son complément d'objet direct le précède : Ils se sont battus (le complément d'objet direct est le pronom réfléchi se) » (rubrique Questions de langue de son site Internet).
Las ! faute de contexte ou d'élément de renforcement, l'exemple proposé brille par son ambiguïté : ils se sont battus entre eux ou contre leurs adversaires ? Dans le doute, mieux vaut se tourner vers des sources qui laissent moins de place à l'interprétation :
« Quoique les verbes pronominaux se conjuguent avec l'auxiliaire être, ils peuvent avoir un complément d'objet direct, et la tradition grammaticale veut que le participe s'accorde avec ce complément si celui-ci précède : Pierre et Paul se sont battus, puis se sont réconciliés (= ils ont battu se, ont réconcilié se, c'est-à-dire eux-mêmes) » (Le Bon Usage et Le Français correct).
« Le pronom réfléchi se est COD dans : Les enfants se sont battus en sortant de l'école (ils ont battu eux-mêmes) » (Bescherelle - La Grammaire pour tous).
« Les deux frères se sont battus violemment (= ils ont battu eux-mêmes → se est COD et impose l'accord) » (Le Petit Bon Usage de la langue française).
Cette fois, il est clairement question du verbe battre « frapper de coups répétés », employé à la forme pronominale avec le sens réciproque de « se frapper mutuellement, échanger des coups ». L'analyse traditionnellement admise est la suivante : les deux frères ont battu (= frappé de coups répétés) qui ? se mis pour « les deux frères » (autrement dit, l'un a battu l'autre et réciproquement). Se est bien complément d'objet direct ; placé avant le participe passé, il commande l'accord : Ils se sont battus. Rien que de très... rebattu (1). Mais le même raisonnement vaut-il encore pour justifier l'accord dans le cas où l'action, logiquement réciproque, est vue du côté d'un seul acteur, qui plus est féminin : Elle s'est battue avec son frère ? Jean-Paul Jauneau n'y trouve rien à redire : « [Avec] un sujet singulier (on mis à part), les verbes pronominaux [réciproques] perdent leur caractère de réciprocité ; ce sont de simples verbes directement réfléchis, le complément qui suit étant introduit par l'une des prépositions à, de, avec, contre : Elle s'est battue avec sa camarade » (N'écris pas comme tu chattes, 2011). Et pourtant, vous conviendrez que l'analyse par l'auxiliaire avoir (Elle a battu elle-même avec son frère, avec sa camarade) ne tombe pas sous le sens − j'allais écrire « bat dangereusement de l'aile », par allusion à l'ibis sacré des Bretons...
Changeons d'horizon : Nos troupes se sont battues avec courage. Il ne s'agit plus là du sens réciproque de se battre (nos troupes ne se sont pas battues entre elles), mais d'un sens que le TLFi et le Grand Robert qualifient de « réfléchi » et qui est synonyme de « livrer combat, lutter avec des armes, faire la guerre ». Rien à voir, pourtant, avec les emplois véritablement réfléchis de notre verbe, quand celui-ci signifie « frapper son propre corps, se flageller » (avec se objet direct) : « Il me prendroit envie, en mon juste couroux, De me battre moi-même, et me donner cent coups » (Molière) ou « frapper une partie spécifique de son corps » (avec se objet second d'attribution) : « Ils se sont battu les côtes avec leurs bras » (René Barjavel). Comparons les accords respectifs :
Autre contexte : Ils se sont battus pour le rôle. Pour Bruno Dewaele, la cause est entendue : « Ils ont battu qui ? eux ! Le pronom se est bien complément d'objet direct, et il est placé avant le participe passé : celui-ci s'accorde. » Il n'est pourtant que de consulter les forums de langue pour s'aviser que ce raisonnement mené tambour battant peine, là encore, à convaincre :
« Dans Nous nous sommes battu(s) pour réussir, se battre ne signifie pas "se cogner dessus". Du coup, à la question "battre qui ?" on ne peut pas attribuer à nous le rôle de COD. Pourtant j'ai envie d'accorder le verbe. Pouvez-vous m'éclairer ? »
« Le raisonnement "Ils n'ont pas battu eux-mêmes" [pour justifier l'accord du pp dans Ils ne se sont pas battus pour un succès à leur mesure] ne me semble pas bon (et cela peut vous embrouiller), car ici se battre [ne signifie pas "se frapper"]. »
Il est vrai que se battre ne se laisse pas facilement gloser par « battre soi-même » quand il est employé au sens figuré de « lutter, agir énergiquement, déployer de grands efforts ». C'est donc un tout autre raisonnement que nous invite à tenir l'équipe de Bescherelle - Maîtriser la langue française au lycée (2020), histoire de ne pas céder à la tentation du non-accord : « Parfois, le pronom réfléchi ne peut pas être analysé : il ne reçoit aucune fonction [grammaticale précise]. Dans ce cas, le participe passé s'accorde avec le sujet : Olympe de Gouges s'est battue pour les droits civiques des femmes. » La belle affaire, me direz-vous. Que se dans Ils se sont battus pour le rôle soit vu comme un objet direct représentant le sujet ou comme un élément « inanalysable » incorporé au verbe (à l'instar des verbes essentiellement pronominaux) ne change rien à l'accord du participe passé, pour qui maîtrise un tant soit peu la subtile règle qui le régit. Il n'empêche, la seconde analyse paraît plus satisfaisante du point de vue sémantique que la première.
On le voit : se battre fait partie de ces verbes occasionnellement pronominaux dont certains emplois ne correspondent pas, pour le sens, au verbe simple conjugué avec avoir. « Il faut alors considérer que être n'est pas mis pour avoir et accorder le participe avec le sujet », confirme Hanse. Aussi peut-on se risquer à proposer la synthèse suivante (3) :
(1) Cela n'empêche pas Goosse de s'interroger sur la nature authentiquement réciproque du pronominal se battre : « Même quand on a un sujet pluriel désignant les deux parties qui s'opposent, le caractère réciproque me paraît douteux. En effet, le renforcement se fait, non par les moyens habituels aux vrais réciproques (l'un l'autre, mutuellement), mais par des termes qui conviennent mal à ceux-ci (l'un contre l'autre, entre eux, ensemble) » (Jeux du singulier et du pluriel dans les verbes pronominaux, 1991).
(2) En 1736, l'abbé Girard écrivait déjà à propos de battre : « [Contrairement à frapper,] il cesse, par l'avenement [du] pronom réciproque, d'être verbe actif et reçoit un sens neutre, c'est à dire que ce pronom ne fait pas alors la fonction de cas ou qu'il ne sert pas à exprimer un objet où l'action se termine, mais qu'il sert seulement à former avec le verbe l'expression de la simple action sans aucun rapport objectif à quelque chose de distingué d'elle-même. Car se battre ne signifie ni donner des coups à un autre ni s'en donner à soi-même ; il signifie simplement l'action personnelle dans le combat » (Synonymes françois).
(3) Synthèse inspirée des travaux du linguiste Jean Stéfanini (À propos des verbes pronominaux, 1971).
Remarque 1 : Pour rendre compte des différents sens du pronominal se battre, le linguiste Jean-Claude Milner va jusqu'à supposer l'existence d'un « verbe hypothétique *battre, semblable, quant à la forme, à l'usuel verbe battre, mais différent par sa signification. Au lieu de signifier "frapper", il signifierait "impliquer dans une bataille". Ce serait en fait le verbe actif dont bataille serait le déverbal. Le réfléchi se battre serait alors à *battre, comme les verbes réfléchis usuels sont à leur verbe actif. Il signifierait "s'impliquer soi-même dans une bataille" ou "s'impliquer les uns les autres dans une bataille". Le pronom réfléchi serait donc un complément référentiel de l'hypothétique *battre. Le verbe battre "frapper" a, du reste, son propre réfléchi, avec les significations voulues » (Ordres et raisons de la langue, 1982). Quand on vous dit que cette affaire est moins simple qu'il n'y paraît de prime abord...
Remarque 2 : Voir également l'article Accord du participe passé des verbes pronominaux.
Ce qu'il conviendrait de dire
Ils se sont battus pour le garder.