« "Commenter l'accent de Jean Castex, je trouve cela complètement déplacé, pathétique", déplore le député Christophe Euzet. »
(Nicolas Bonzom, sur 20minutes.fr, le 8 juillet 2020.)
(photo gouvernement.fr)
Ce que j'en pense
Se moquer du côté « terroir » de notre nouveau Premier ministre n'est assurément pas chose charitable. Mais prendre la défense de son accent du Sud-Ouest en recourant à une formule qui fleure la verte campagne d'outre-Manche risque de passer pour une provocation. C'est que nombreux − et, pour la plupart, québécois − sont les observateurs à tenir l'acception péjorative de l'adjectif pathétique pour un anglicisme sémantique : « L'emploi de pathétique est critiqué comme synonyme non standard de lamentable, médiocre, minable, navrant, pitoyable » (dictionnaire Usito), « En français, le mot pathétique comporte toujours l'idée d'émotions vives. Par contre, en anglais, l'adjectif pathetic signifie aussi "inadéquat, misérable, qui ne vaut rien, qui est infructueux". C'est avec ces sens qu'il faut éviter d'employer pathétique en français, car il s'agit d'anglicismes sémantiques » (Office québécois de la langue française), « Ce sens [négatif] est parfois critiqué parce qu'il est emprunté à l'anglais pathetic et qu'il ne découle pas d'une évolution en français des autres sens de pathétique » (site Orthodidacte), « La prudence s'impose lorsqu'on utilise l'adjectif pathétique [au sens anglais de "dérisoire, misérable, pitoyable"] » (André Racicot), « The French word pathétique is never a translation for pathetic in the sense of appalling, useless, worthless or lamentable » (Saul H. Rosenthal, French Faux Amis).
Il est vrai que, jusqu'à très récemment, le mot pathétique − emprunté au XVIe siècle (1), par l'intermédiaire du latin tardif patheticus, au grec pathêtikos (« capable de fortes émotions, émouvant »), lui-même dérivé de pathos (« ce qu'on éprouve ; tout ce qui affecte le corps ou l'âme, en bien et en mal ») − n'était consigné dans les ouvrages de référence, comme adjectif et comme substantif masculin, qu'avec le sens « neutre » (si j'ose dire) de « (ce) qui émeut vivement et profondément, notamment par le spectacle ou l'évocation de la souffrance ». Mais voilà qu'en 2010 l'Académie ajouta dans la neuvième édition de son Dictionnaire l'acception « figurée et familière » suivante : « Pitoyable, désastreux. Des efforts pathétiques. » Comparez : « Nul génie n'est aussi pathétique que le Christ mort, aux yeux d'un homme qui pense réellement que le Christ est mort pour lui » (André Malraux) et « Harponner le premier homme comestible et roucouler à son bras ? Mille fois fait. Stratégie éculée, pathétique, pitoyable » (Katherine Pancol). Larousse et Robert lui emboîtèrent le pas : « Par extension. Qui inspire une pitié méprisante. Son arrogance est pathétique » (Robert en ligne), « Mauvais au point de susciter le mépris et la consternation ; lamentable, pitoyable. On a trouvé son intervention pathétique » (Larousse en ligne).
Il ne vous aura pas échappé que, dans ces trois dictionnaires, l'emploi figuré ou étendu de pathétique n'est accompagné d'aucune mention d'anglicisme. Il faut croire que, contrairement à leurs homologues canadiens, les spécialistes hexagonaux considèrent le plus souvent que cette évolution de sens n'a rien que de très attendu. Que l'on songe au substantif pathos, qui recouvre en français la partie de l'ancienne rhétorique traitant des moyens propres à émouvoir l'auditeur : « Par extension, le mot désigne un caractère pathétique et, plus souvent péjorativement, un pathétique outré, déplacé (dans un ouvrage littéraire) », précise le Dictionnaire historique de la langue française. Le même glissement péjoratif est encore observé à propos de l'adjectif pitoyable, d'abord employé au sens de « naturellement enclin à la pitié » (XIIe siècle) et de « qui inspire la pitié, la compassion » (XIIIe siècle), puis, avec une nuance de mépris ou de moquerie, au sens de « qui inspire un mépris apitoyé ; médiocre » (à partir du XVIIe siècle). Aussi ne peut-on s'empêcher de trouver pour le moins cocasse la recommandation de l'Office québécois de la langue française consistant à « remplacer avantageusement » pathétique par pitoyable dans les contextes péjoratifs : « Encore devant la télévision ! Tu es pitoyable ! (et non : Tu es pathétique !) »
Pourquoi refuser à pathétique l'extension de sens accordée à pitoyable ? Parce que l'emploi connoté du second est attesté depuis plus de trois siècles quand celui du premier fait figure de néologisme ? Voire. Il n'est que de consulter Rousseau pour s'aviser que l'adjectif pathétique n'a pas attendu le XXIe siècle pour être pris en mauvaise part : « Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scènes fort pathétiques, tels que des dragons, des lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promènent d'un air menaçant sur le théâtre, et font voir à l'Opéra les tentations de saint Antoine. [...] je n'ai jamais été curieux de voir comment on fait de petites choses avec de grands efforts », lit-on dans Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761). Charlotte Reunbrouck fait observer que le sens ironique ici donné à pathétique est « très proche de celui qu'il a actuellement : ces spectacles sont ridicules et dérisoires parce qu'ils ratent l'effet visé ! » De fait, le ridicule n'est jamais loin du pathétique mal dominé ou mal placé : « On se rend ridicule en voulant estre trop pathetique, sur tout en des sujets qui ne le souffrent pas » (René Rapin, 1684), « Le pathétique y [= au barreau] est superflu ; il y paroîtroit même ridicule, parce qu'il ne s'agit pas d'émouvoir le cœur des juges » (1738), « Un argument si patétique [sic], Ne demeura pas sans replique » (L'Exilé à Versailles, 1738), « Avec la ridicule emphase des mauvais faiseurs de récits, [...] je devais prendre le ton larmoyant et pathétique » (Jean François Cailhava de L'Estendoux, 1799) et, plus près de nous, « Je suis gêné aussi de l'entendre exprimer son désespoir par ses phrases un peu pathétiques. [...] elle parle où se tait avec emphase, dès qu'elle est émue » (Jean Giraudoux, 1911). Vous l'aurez compris : n'en déplaise au site Orthodidacte, l'acception péjorative de l'adjectif pathétique s'est d'autant plus facilement imposée dans l'usage moderne courant − sous l'influence (indéniable et récente ? [2]) de l'anglais pathetic − qu'elle n'avait rien de contraire à l'esprit du français.
Tout bien considéré, l'écueil, dans cette affaire, ne réside pas tant dans une présomption d'anglicisme que dans une réelle ambiguïté sémantique. Car enfin, une attitude pathétique est-elle poignante, persuasive ou dérisoire ? Le contexte, comme toujours, est censé nous guider. Comparez : « Son vêtement, son caractère, son attitude sont nobles et pathétiques » (Diderot, 1763), « L'attitude [de telle figurine] est pathétique et heureusement choisie » (Edmond Pottier, 1890), « La noblesse des personnages et l'attitude pathétique de la Comtesse tendraient à rapprocher la pièce [...] du drame » (Elsa Jollès et Camille Zimmer, 2018) et « Il baissait le nez, dans une attitude pathétique [...]. Le bourgeois hautain laissait place à un homme misérable » (Jean-Luc Bizien, 2012), « Il faut le lire pour le croire tant son attitude est pathétique » (Didier Rykner, 2013), « Elle ne savait même plus si son attitude était pathétique ou touchante » (Karine Lebert, 2017). Force est toutefois de constater que le scripteur doit souvent redoubler d'efforts pour préciser sa pensée : « La Provence maritime est claire et belle, un peu "pathétique" au sens américain du mot − oui, désespérément prodigue, envers moi, de sa complicité voulue, qui ressemble parfois à une supplication... » (Saint-John Perse, 1957), « L'homme religieux ou pathétique au sens de Kierkegaard » (Pierre Paroz, 1985), « Seule une certaine sorte limitée de musique peut être dite pathétique au sens tchaïkowskien, mais en revanche toute musique "exprime des affects" − pathétique en ce sens large » (Jean-Claude Piguet, 1996), « DeLillo est souvent drôle, il est toujours pathétique − au sens de ce pathos que Barthes [...] voulait réhabiliter comme la raison d'être du Roman » (Philippe Roger, 2003), « [La situation] est pathétique au sens étymologique du terme, car elle comporte de grandes souffrances » (Jacques Jouanna, 2007), « Un regard oblique qui a les caractères d'un regard "pathétique", au sens de dédié uniquement à l'expression de la passion intérieure » (Maurice Corcos, 2009), « Plus belle la vie, série pathétique au sens noble du terme » (Renaud Chenu, 2010), « Si l'opinion le [= l'appel lancé le 20 octobre 1942 par le président Laval] juge souvent pathétique, c'est au sens péjoratif du terme » (Raphaël Spina, 2017) (3). On le voit : pathétique est un mot fourre-tout, qui recouvre, selon le contexte et le locuteur, des notions parfois opposées. Pour une langue qui passe pour un modèle de clarté et de précision, cela en devient pour ainsi dire... pathétique ?
(1) « Puis luy leut la lettre, laquelle, quelque pathetique qu'elle fust, si ne peut elle emouvoir ceste cruelle plus envenimee qu'un vieil coleuvre [...] », « Toutes ses contenances, lettres pathetiques ou messages amoureux » (François de Belleforest, 1564).
(2) Selon le Online Etymology Dictionary, l'emploi familier de pathetic (au sens de « so miserable as to be ridiculous ») n'est attesté que depuis 1937. L'adjectif se rencontre pourtant dès le XIXe siècle avec des connotations négatives : « We have had nothing but speeches, declarations, vague technicalities, many violent threats, and some few pathetic attempts at a settlement » (The New York Daily Herald, 1850).
(3) Le constat vaut aussi pour pitoyable : « Pathétique, pitoyable au sens élevé du mot, tragique, le héros est poignant précisément par son impuissance » (Dominique Catteau, 2001).
Remarque : Pathétique est également un terme d'anatomie : « Muscle pathétique, le grand oblique de l'œil, ainsi nommé parce qu'il sert grandement à l'expression de l'œil » (Littré).
Ce qu'il conviendrait de dire
Je trouve cela complètement déplacé.