« Des chercheurs [du MIT de Boston] ont "éduqué" de la pire manière un algorithme classique de légende automatique d'images pour sensibiliser le grand public sur certains dangers de leur discipline. »
(Tristan Vey, sur lefigaro.fr, le 12 juin 2018)
Ce que j'en pense
Âmes sensibles, s'abstenir... de poser les yeux sur pareil solécisme. Car enfin, s'emporte Éric de Saint-Denis dans Parlons français (1973), « dans la détérioration du français il y a un dommage encore plus grave que le massacre du vocabulaire : celui de la syntaxe. [...] La fortune du verbe sensibiliser est admirable. Mais encore faudrait-il ne pas oublier qu'il est dérivé de sensible, qui se construit avec la préposition à. Or j'ai relevé, en ces dernières semaines, des phrases comme celle-ci : "Il faut sensibiliser le public sur la pollution." » Se pourrait-il que sensibiliser fût, avec avertir, informer, se diriger, voter, etc., une énième victime de la prédilection qu'accorde la langue actuelle à la préposition sur ? Voilà qui mérite vérification.
Le verbe sensibiliser est de formation relativement récente. C'est un dérivé savant de l'adjectif sensible, attesté à la fin du XVIIIe siècle, au sens de « rendre sensible, douer de sensibilité », sous la plume d'un certain Régis Rey de Cazillac, docteur en médecine de la faculté de Montpellier : « Ces perceptions doivent, de nouveau, la [l'âme ?] sensibiliser [...]. Les idées de la plupart des objets nous sensibilisent » (1777), « La semence [...] sensibilise tout [...]. Ce principe vivifiant, sensibilisant, etc. semble avoir sur nos corps le même pouvoir que le soleil sur notre globe » (1784), « Ceux qui ont le malheur de naître avec peu de [bonté naturelle] peuvent par des efforts d'esprit et de la volonté impérante sensibiliser leur cœur et bonifier leur faculté de vouloir. [...] Ces sortes d'impressions sensibilisent, laissent dans l'esprit et dans le cœur des traces profondes » (1785). Le mot est ensuite passé en philosophie, avec le sens de « rendre perceptible » : « Sensibiliser enfin sous des formes matérielles ce qui existoit déjà en principe immatériel » (Louis-Claude de Saint-Martin, 1782), « L'imagination [...] viendra altérer les conceptions pures de l'entendement, et répondra [...] aux termes écrits ou parlés qui les sensibilisent à l'œil ou à l'ouïe [notez l'emploi de la préposition à] » (Pierre Maine de Biran, 1803), puis, à partir de 1850, en photographie, avec le sens de « rendre (un support) sensible à l'action de la lumière (ou d'une autre radiation) ».
Dans les années 1860 commencèrent à se développer des emplois figurés (surtout au participe passé et au pronominal), annonciateurs du sens moderne courant de « faire réagir (quelqu'un) à, le rendre réceptif, attentif à ». Et là, surprise, ce n'est pas la préposition à qui tient la corde, du moins au début : « Defarge n'a pas les mêmes raisons que moi pour s'acharner après cette famille, et je n'ai pas les siennes pour me sensibiliser à l'égard de ce docteur » (Henriette Loreau traduisant Dickens [*], 1861), « La maladie sensibilise l'homme pour l'observation [= aiguise ses facultés d'observation], comme une plaque de photographie » (Edmond et Jules de Goncourt, 1865), « Stendhal [...] se trouvait en quelque sorte infiniment sensibilisé à l'égard de la vérité de second plan que l'on peut attribuer à toute personne » (Paul Valéry, vers 1926), « Je ne suis pas "sensibilisé" à cet événement » (Paul Valéry, 1944), « Tout ce qui nous arrive nous sensibilise à l'égard d'un certain aspect d'autrui » (Maurice Merleau-Ponty, vers 1950). On trouve aussi, dans des contextes médicaux où notre verbe s'entend au sens de « rendre un organisme sensible à une substance étrangère » : « Sensibiliser en quelque sorte les artères vis-à-vis du poison surrénal » (Bulletin de la Société médicale de Lyon, 1905), « Le cœur d'animaux sensibilisés envers le sérum de veau présente de l'hypersensibilité vis-à-vis de ce sérum » (Eugène Feindel, 1911). Renseignements pris, la préposition sur ne sera mise à contribution qu'à partir des années 1940 : « La politique de Rome s'est sensibilisée sur le fait nouveau [...] de l'immixtion russe en Europe » (Bulletin périodique de la presse italienne, 1940).
Il n'empêche, pour la linguiste Claire Blanche-Benveniste (2001) le verbe sensibiliser, de nos jours, se construit ordinairement avec à (sensibiliser à quelque chose). C'est du reste ce que laissent entendre la plupart des ouvrages de référence actuels, si l'on s'en tient aux exemples qu'ils citent : « État d'un individu qui, sensibilisé à une substance, y réagit ultérieurement de façon anormale » (à l'article « allergie » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « L'opinion n'est pas encore sensibilisée à ce problème » (Robert), « Sensibiliser les citadins au problème du bruit, de la pollution. L'opinion publique se sensibilise progressivement à cette question » (Larousse), « Le gouvernement cherche à sensibiliser les gens à la pollution urbaine. Le public n'est pas sensibilisé à ce problème » (Dictionnaire du française de Josette Rey-Debove), « On les a sensibilisés à notre cause » (Bescherelle), « Sensibiliser l'opinion publique à certains dangers » (Le Rouleau des prépositions). Seul le TLFi (à la suite du Dictionnaire des mots contemporains de Pierre Gilbert) fait jouer la corde sensible en faveur de la construction critiquée : « Sensibiliser qqn à/sur qqc. » Pas sûr que cela suffise à désensibiliser les phobiques de la préposition sur...
(*) « My husband has not my reason for pursuing this family to annihilation, and I have not his reason for regarding this Doctor with any sensibility. »
Remarque 1 : En 1842, le verbe sensibiliser faisait encore figure de néologisme : « Sensibiliser, verbe actif et pronominal ; rendre, devenir sensible, donner, causer, prendre de la sensibilité, de la tendresse de cœur, de l'attachement, de la bonté, de la compassion, de l'humanité » (Jean-Baptiste Richard de Radonvilliers, Enrichissement de la langue française, dictionnaire de mots nouveaux).
Remarque 2 : Voir également les billets Avertir et Voter.
Ce qu'il conviendrait de dire
Sensibiliser le grand public à certains dangers.