Le verbe opiner fait partie de ces mots qui ne semblent pas poser de difficultés particulières, mais qui recèlent quelques subtilités sémantiques et syntaxiques, dont les spécialistes de la langue ont souvent bien du mal à rendre compte.
Les dictionnaires d'ancien français nous apprennent que le bougre est attesté dès le XIVe siècle, avec un sens qui hésite entre « croire, avoir telle opinion » et « conjecturer, prévoir » :
« Lez nouviaus escrizans cuident et opinent dire et reciter tousjors aucune chose plus vraie et plus certaine », « Le soubdaint et non opiné avenement des Samniciens » (Pierre Bersuire, vers 1355) ; « Se ainsi estoit comme cil oppinoit », « Le concept des choses veues, sceues et opinées par vraies raisons », « [Il] n'oppinoit pas que femmes vaulsissent pis par science aprendre » (Christine de Pizan, 1404-1405) ; « Oppiner des choses qui sont a venir » (Jacques Milet, vers 1450) ; « Ainsy que l'en opine [sur le modèle du latin ut opinor, "à ce que je crois, si je ne me trompe"] » (La Vie de saint Eustache, première moitié du XVe siècle) ; « [Il] pilla plusieurs des habitans qui furent surprins, car ils n'opinoient point [= ne s'attendaient pas à] leur venue » (Pierre Le Baud, 1505) ; « Platon oppine l'ame perpetuelle et passer de corps en corps » (Jean Thenaud, vers 1519) ; « Aultres causes sont oppinees desdictes batailles » (Guillaume Michel, 1520) ; « Je ne veulx pas dire que je puisse composer pronostiquer ne juger des choses advenir, mais seullement en conjecturer ou opiner » (Pierre Turrel, avant 1531) ; « L'arrogance et presomption de ceux qui opinent, c'est à dire de ceux qui présument sçavoir ce qu'ils ne sçavent pas » (Antoine Arnauld, 1647).
Rien que de très conforme à l'étymologie, me direz-vous, puisque, de l'avis autorisé de Gaffiot, le latin opinari signifie « avoir telle ou telle opinion, conjecturer ; (avec proposition infinitive) avoir dans l'idée que, croire que. » (1) À ceci près que le mot français s'est rapidement enrichi d'une valeur que ne possédait pas son étymon latin : « Opiner, précise Henri Estienne, c'est dire ce qu'on pense, exprimer [verbalement] son opinion. » (2)
Dans les faits, la distinction entre l'idée de penser et l'idée de dire n'est pas toujours facile à établir parmi les différentes constructions que le verbe a connues en moyen français, avec ou sans complément (de chose ou de personne) :
(emploi absolu, au sens de « exprimer son opinion, donner son avis ») « [Ils ont] bien deliberé et oppiné » (Jean II Jouvenel des Ursins, 1458), « Et oppina le premier le conte de Sainct Pol » (3) (Philippe de Commynes, vers 1490), « On ne pourroit mieulx oppiner » (Jean Molinet, vers 1500) ;
(opiner que, opiner à ce que, « estimer, être d'avis que ») « Ceulx qui oppinent que [...] » (Jean II Jouvenel des Ursins, 1458), « Aucuns oppinèrent qu'il les feïst mourir tous » (Philippe de Commynes, vers 1490), « Il nestoit pas convenable [...] de opiner que nous ne debvons point combattre contre les Atheniens » (Jean de Seyssel, 1527), « Qu'il opine qu'on face la guerre a ceulx de Crete » (Robert Estienne, 1539), « [Il] opina qu'il falloit jetter la reyne avec un sac dans l'eau » (Brantôme, avant 1614), « Si j'opine à ce que Vostre Altesse Royale désobéisse » (cardinal de Retz, 1652), « Ils opinèrent fort à ce qu'il suivit le roi d'Angleterre » (Mme de La Fayette, vers 1690) ;
(opiner sur, pour, contre, en faveur de, « donner un avis, se prononcer ») « En opinant pour la plus saine partie des opinans » (Jean Maupoint, avant 1469), « On s'aplique D'oppiner sur ceste matiere » (Andrieu de La Vigne, 1496), « [Ils] ont au contraire oppine pour les causes au devant dictes » (Étienne Porchier, 1528), « Opiner inhumainement a l'encontre de quelqu'ung » (Robert Estienne, 1539), « Oppiner contre eulx » (Jean Bouchet, 1550), « Après que les juges eurent opiné en faveur des victorieux » (Gabriel Chappuys, 1577), « Il n'estoit besoing d'oppiner sur le premier et second consul » (Robert de Miron, 1634), « [Tiberius ordonna] à Octavius de faire opiner le peuple sur luy-mesme » (André Dacier, 1721) ;
(opiner quelque chose, « soutenir [un avis, une opinion] » selon le DMF, « être d'avis de faire quelque chose » selon Wartburg) « Quelque chose qui luy fust dict et oppiné » (Philippe de Commynes, vers 1490), « Les autres opinoient ce [= cela] que isi on estoit [...] » (De la généalogie des dieux, 1498), « [Il] n'eut loisir d'oppiner la chose a la raison » (Jehan d'Auton, avant 1518), « On opine aries estre la mayson » (Le Grant Albert des secretz des vertus des herbes, pierres et bestes, 1520), « Chacun demoure en sa franche liberté d'opiner ce que bon luy semble » (Pierre de Saint-Julien de Balleure, 1581), « [Antoine de Leve] opinoit toutefois le contraire » (Montaigne, 1588), « [Il] opineroit quelque chose de bon » (Brantôme, avant 1614) ;
(opiner de, « porter une opinion, un jugement sur [quelque chose ou quelqu'un] ; être d'avis de [faire quelque chose] ») « Plusieurs oppinèrent de retourner » (Philippe de Commynes, vers 1490), « [Il a] merveilleusement bien opine du vray dieu en son livre » (De la généalogie des dieux, 1498), « [Pour] quilz opinent de nous deux » (La Bible, 1535), « Chascun opine de ce qu'il ne scait pas certainement » (René Fame, 1541), « Opiner des substance, couleur, odeur [du vin] » (Rabelais, 1546), « Parler et opiner de ceste matiere » (Guillaume Budé, 1547), « Comment peut on oppiner de le receuoir pour Roy ? » (Louis Dorléans ?, 1588), « Ceux qui opinent du contraire » (Pierre Coton, 1600), « Ceux qui opinent de nos biens et de nos vies, et qui en ont la juridiction » (Malherbe, avant 1628), « Il fut receu en roy [...] jusques à ce que le mal-heur du temps ait fait autrement opiner de luy » (Honoré Bouche, 1664) ;
(opiner à [4]) « Ilz opinent a leur entendement » (Michel d'Amboise, 1530), « L'authorité de ceux qui opinoient à la guerre » (Yves de Brinon, 1577), « [Les femmes] avoient droict d'assister et d'opiner aux causes qui [...] » (Montaigne, 1588), « Ceux qui opinoient à rendre les biens aux Tarquins » (Antoine de La Faye, 1607), « Ils opinerent tous à l'arrest de ma mort » (Guyon Guérin de Bouscal [5], 1637), « Chacun opine à la vengeance » (La Fontaine, 1668), « J'opine à n'aller à Rennes que pour la semaine sainte » (Mme de Sévigné, 1690).
On notera surtout que opiner est à l'origine un verbe de sens neutre qui, pour rendre compte du caractère approbateur ou non de l'opinion émise, requiert l'emploi d'une préposition (pour, contre...), nous l'avons vu, ou encore d'un adverbe (bien, mal, favorablement...), d'un complément circonstanciel (de manière, de moyen...), à l'instar des exemples suivants :
« [Son oncle] opinnoit mal de luy » (Guillaume Michel, 1520), « Les ungs bien et les autres mal oppinoient de lexpugnation de Rhodes » (Le Rozier historial de France, 1522), « Opiner au contraire, estre d'opinion contraire » (Robert Estienne, 1552), « Mal opiner de Cesar » (George de La Bouthière, 1565), « Le peuple est assez enclin à mal opiner de ses pasteurs » (Jean Benedicti, 1587), « Certains points, desquels on puisse librement sentir et opiner à l'affirmative ou negative, ou bien neutrement » (Pierre Charron, 1593), « Il ne voulut que Drufus dist le premier son advis [...] à fin que les autres ne fussent contrains à opiner comme luy » (Pyramus de Candolle, 1596), « Le doien Seguier opina quasi de mesme » (Pierre de L'Estoile, avant 1611), « On peut favorablement opiner de sa benignité » (Jean de la Place, 1622), « Il semble qu'il faille opiner pour la negative » (Claude de Ferrière, 1677), « [Les parlementaires] opinoient favorablement pour le comte » (Jean-Baptiste de Rocoles, 1684), « Il faut opiner par ouy ou par non » (Dictionnaire de l'Académie, 1694), « Le patriarche de Venise opina dans le même sens » (Louis Ellies Dupin, 1703), « [Les avocats] avoient opiné mal, parcequ'ils n'avoient consulté que leurs livres » (Voltaire, 1748).
Il faut attendre le début du XVIIe siècle pour voir apparaître les constructions du type opiner de + substantif (bonnet, tête, main, etc.) précisant la manière de donner son opinion − par référence, pour le signe de la main ou de la tête, à certains usages en vigueur dans les assemblées politiques et judiciaires de la Rome ou de la Grèce antiques (6) et, pour le bonnet, à celui des docteurs de la Sorbonne ou à celui des magistrats de l'Ancien Régime « qui votaient sans parler et indiquaient leur assentiment en portant la main à leur [couvre-chef] » (7) :
« Il n'y eut d'opinants en discours que ceux de la grand Chambre [...], les autres opinerent du bonnet, comme les anciens des pieds et des mains » (Pierre Matthieu, 1605), « [Les juges] n'avoyent plus a opiner que du bonnet » (Jean-Baptiste Le Grain, 1614), « [Les senateurs romains qui estoient] de l'advis de celuy ou ceux qui ont immediatement opiné [pouvoient] se contenter de dire un idem ou et moy ou de mesme ; ou encores le plus souvent de lever et oster simplement le bonet ; ce qu'on appelle opiner du bonet » (Bernard de La Roche-Flavin, 1617), « Opiner par le signe de la main, ou de la teste avec un idem prononcé entre les dents » (Jean d'Arrérac, 1625, faisant référence au sénat de Rome), « Un des chefs de l'assemblée N'opina que du bonnet » (Paul Scarron, 1643), « Il est concis en ses harangues Et n'opine que du bonnet » (François Maynard, avant 1646), « Tous ont opiné d'un signe de teste » (Journal contenant tout ce qui s'est fait en la cour de Parlement de Paris, 1649), « Il opine du bonnet comme un moine en Sorbonne » (Pascal, 1656), « Chacun à la fin des harangues opinoit de la main, qu'en forme de signal il tendoit vers l'orateur, dont l'avis lui avoit plû davantage » (Jacques de Tourreil, 1691, faisant référence au sénat d'Athènes), « [À la question de savoir si on devoit recevoir ou rejetter telle proposition,] on devoit opiner du bonnet à la negative » (Mercure historique et politique, 1692), « [Les] anciens conciles, où chaque prélat opinoit librement de son chef » (Antoine-Henri de Bérault-Bercastel, 1783) et, par détournement ironique, « L'ascendant prodigieux qu'il [= Mirabeau] a sur nos députés qui se contentent d'opiner de la culotte » (Marat, 1790, faisant référence au vote par assis et levé), « [Un sénateur], qui certes n'est pas bête, Propose d'opiner du cul, Au lieu d'opiner de la tête » (La Révolution française, pot-pourri, 1791).
En dehors des assemblées représentatives, il n'est plus question d'exprimer son suffrage à bonnet levé, mais, dans la langue familière ou plaisante, de manifester son assentiment (en particulier par un signe de tête) :
« Appuyé sur sa canne [...], il opina du bonnet » (Louise d'Épinay, avant 1783), « Le palefrenier opinoit de la tête » (Pigault-Lebrun, 1799), « Il opina seulement du geste » (Alexandre Dumas, 1849), « [Il] opine de la perruque » (Fortunat Mesuré, 1850), « [Il] semblait souvent opiner du museau » (revue L'Artiste, 1865), « On est sûr de voir [Renan] opiner du bonnet à tous les paradoxes anti-littéraires qui se débitent » (Goncourt, 1874), « La voisine opinait de la hure » (Huysmans, 1879), « [Il] opina du front » (Maupassant, 1884), « [Il] opina d'un geste empreint de componction » (Jules Quesnay de Beaurepaire, 1887), « Le gendarme opine du képi » (Courteline, 1899), « Le détective opina de la main » (Louis d'Hée, 1912), « Il opinait du menton [...] ; il avait presque l'air de comprendre » (Maurice Genevoix, 1921), « M. Chasle, debout, opinait du chef » (Martin du Gard, 1928), « Ils opinèrent tous de la tronche, approbativement » (Raymond Queneau, 1934 ; notez la présence de l'adverbe, qui indique que opiner est ici pris dans un sens neutre), « L'autre se contentait d'opiner du nez et du menton » (Jean Tousseul, 1938), « Le fermier opina de toute sa figure congestionnée » (Marion Gilbert, 1949), « Sepp opina d'un battement de cil » (Paul Berna, 1960), « [Elle] opina lentement du bonnet » (Dominique de Cérignac, 1995) et aussi : « Il opine profondément avec la moitié de son corps » (Jean Giono, 1930). (8)
Seulement voilà : l'idée d'adhésion à l'avis d'autrui (tout comme l'idée de mouvement corporel) s'est progressivement attachée au verbe opiner lui-même. « Le mot a fini par se spécialiser sur une seule opinion », confirme Claude Duneton dans La Puce à l'oreille, au sens de « approuver (en silence), faire un signe approbateur (en particulier, incliner la tête en signe d'assentiment) » − un comble pour un verbe de parole ! De là l'emploi absolu (ou elliptique, par omission du complément ?) moderne :
« Ils opinèrent tous ensemble » (Georges Simenon, 1932), « Billy opina. Maintenant, il comprenait » (Romain Gary, 1935), « − Puis-je continuer ? J'opinai » (Jean Giono, 1955), « Et ils étaient là à écouter... Vous auriez dû les voir... Ils opinaient... » (Nathalie Sarraute, 1967), « De loin Ngui opine » (Patrick Grainville, 1976), « Le Général, silencieux, opine à peine » (Alain Peyrefitte, 1997), « Togo opine avec un grand sérieux » (Alain Decaux, 1997), « Je vis distinctement Carla opiner, petit mouvement de tête » (Marc Lambron, 1997), « − Vous comprenez ? Mme Bâ opinait » (Erik Orsenna, 2003), « − C'est pour offrir ? demande la commerçante. J'opine » (Amélie Nothomb, 2013), « Ils opinent de concert » (Éric-Emmanuel Schmitt, 2016), « Il se contenta d'opiner et de répéter d'une voix blanche : "Oui, général, je le ferai" » (Jean-Marie Rouart, 2021), « J'opinai, que pouvais-je faire ? » (Maurizio Serra, 2023), « [Elle] eut pour la première fois l'occasion d'opiner » (Jean-Christophe Rufin, 2024).
Surprise : cet emploi a beau avoir reçu la caution de plus d'un Immortel, il est absent de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie, dont l'article « opiner » est rédigé comme suit :
« 1. Donner son avis, se prononcer sur une question en discussion dans une assemblée. Opiner pour ou contre une proposition. J'opine dans le même sens que vous.
2. Être d'avis de, pencher pour ; consentir à, se rallier à. Il opina à tout ce que j'avançais. • Expressions. Opiner du bonnet (vieilli), en parlant d'un magistrat, ôter son bonnet pour marquer son approbation et, figurément, approuver sans réserve un avis qui vient d'être exprimé. Opiner du chef, acquiescer par un signe de tête » (2011).
Voilà, convenons-en, qui donne l'impression que, en l'absence des prépositions à ou pour, le bonnet ou le chef est indispensable à notre verbe pour exprimer l'assentiment.
Mais ce n'est pas tout : la construction avec une complétive en que est également absente des colonnes dudit ouvrage, et ce quelle que soit l'édition consultée. Les exemples de opiner que (parfois opiner à ce que) (9) ne sont pourtant pas si rares (quoi qu'on en dise [10]), même en français moderne :
(opiner que) « [Il] opina d'abord qu'il falloit [...] » (René Aubert de Vertot, 1719), « [Elle] parut opiner qu'on me laissât en repos » (Marivaux, 1731), « Quoique plusieurs mages opinassent qu'on devoit le brûler » (Voltaire, 1747), « J'opine qu'il soit sévérement puni » (Rousseau, vers 1758), « Elle opina que la princesse avait bien fait » (Edmond About, 1857), « [Il] opina qu'il fallait marcher en avant » (Mérimée, 1865), « Quelques orateurs ont opiné que [...] » (Louis Veuillot, 1872), « J'opine que madame a mis le doigt dessus » (Paul Féval, 1882), « [Il] opina qu'il serait "très bien" que [...] » (René Boylesve, 1905), « Son gros bon sens populaire lui faisait opiner que ce qui avait été, serait » (Romain Rolland, 1911), « En opinant que Lazare et ses sœurs sont morts en Asie » (Étienne Lamy, 1911), « Il opina aussitôt que [...] » (Abel Hermant, 1921), « La bonne mère opina que [...] » (Montherlant, 1937), « [Il] opina volontiers qu'on devait fermer les Liserons quelques jours » (Drieu la Rochelle, 1937), « Des linguistes éminents [...] ont opiné que [...] » (Maurice Grevisse, 1961), « [Ils] ont opiné que [...] » (Aurélien Sauvageot, 1964), « Il ne manque pas de gens pour opiner que [...] » (Roger Peyrefitte, 1965), « Tout ce monde opina qu'il fallait se défaire de Barbe » (Marguerite Yourcenar, 1987), « Dans cette hypothèse, j'opinai qu'il y aurait [...] » (Jean-Pierre Chevènement, 2004), « Dedalus opine qu'après tout rien n'est au monde plus naturel que cette chose-là » (Alain Ferry, 2009), « Une majorité de l'opinion européenne s'accorda à opiner qu'aucun de ces pays [ne...] » (Bernard-Henri Lévy, 2010), « [L'Europe] opine qu'il est mal de dire du mal du mal » (André Glucksmann, 2011), « Opinant que cette mesure était [...] » (Michel del Castillo, 2018), « Les voisins hochent la tête en opinant que communisme rime avec libertinage » (Françoise Mèze, 2018), « Les commentateurs opinèrent que l'affaire n'était pas mûre » (Philippe de Villiers, 2021), « Djamila opine que c'est aussi le sien » (Dalie Farah, 2021) ;
(moins souvent opiner à ce que) « [Il] opina même à ce qu'on n'entrât en aucune negociation » (René Aubert de Vertot, 1719), « Je ne pourrai me dispenser d'opiner à ce qu'il soit châtié de son indiscrétion » (Jean-Henri Maubert de Gouvest, 1767), « Plusieurs opinoient à ce que [...] » (Jean-François de La Harpe, 1770), « Il opinoit à ce qu'on élevât un temple au divin Néron » (Diderot, 1778), « J'opine à ce que l'on renvoie le trépied d'or » (Marmontel, 1792), « [Ils] opinaient à ce qu'on le laissât seul dans une île déserte » (Philarète Chasles, 1831), « J'opine à ce qu'ils en soient investis » (Alphonse Toussenel, 1847), « [Ils] opinèrent à ce que les prolongations ne fussent pas jouées » (Saint-Paulin, 1954), « [Ils] opinèrent à ce qu'on infligeât à l'insolente une correction » (Pierre Gaspard-Huit, 1986), « Ayu opine à ce que Nela lui souffle dans l'oreille » (Marie Simonet, 2022).
L'Académie n'est pas le seul spécialiste à manquer de rigueur dans cette affaire. L'article « opiner » du Dictionnaire historique de la langue française laisse, lui aussi, à désirer. Qu'on en juge :
« Opiner, "exprimer son avis" d'abord opiner que puis absolument, également construit avec la préposition à (1638, opiner à) a vieilli. Il reste utilisé dans le langage juridique et, plus couramment, dans la locution opiner du bonnet (1646) en référence aux docteurs de la Sorbonne, qui donnaient leur avis en levant leurs bonnets. On dit aussi opiner de la main (1765) avec le même sens. »
Passons sur les datations approximatives et les définitions manquantes pour nous intéresser à la thèse avancée : « Opiner a vieilli. » Quelque nombreux que soient les avis allant dans ce sens (11), il n'est pas interdit de se montrer plus nuancé, toutes les constructions du verbe n'étant pas logées à la même enseigne.
Opiner « exprimer son avis » a surtout vieilli dans ses emplois absolu (au profit de voter, laissant ainsi le champ libre à opiner « approuver, acquiescer ») et transitif direct (Littré signalait déjà opiner quelque chose comme n'étant plus usité), que l'on ne croise plus guère, de nos jours, hors des sentiers littéraires, historiques ou philosophiques :
« Devant l'énorme masse d'écrits qu'il [= Littré] nous laisse, et qui définissent une pensée, nous pouvons opiner, juger » (Alain Rey, 1970), « Chacun opinait tout haut, et le roi tranchait » (Claude Manceron, 1972), « Opiner le contraire serait condamner l'homme à une situation qui ne lui correspond pas » (Jeanine Sartor, 1970), « Au sens faible, juger c'est opiner » (Paul Ricœur, 1991), « À Pompidou revient d'opiner en dernier » (Alain Peyrefitte, 1994), « Messier n'opinait pas [= n'exprimait pas son opinion], il laissait dire » (Marc Lambron, 2004), « Ma liberté d'opiner devrait s'arrêter là où commence la liberté d'opiner de mon prochain » (Bernard-Henri Lévy, 2007), « [Il] livre des commentaires, conseille, opine, interprète » (Dominique Bona, 2010), « J'ai de nombreuses réserves à opiner » (Yves Vargas, 2011), « Celui qui opine rapporte son opinion à quelque chose. Il ne saurait opiner tout en n'opinant rien » (Alain Badiou, 2012), « Lupin opina quelque chose qui ne ressemblait ni à un oui ni à un non » (Guilhem, 2020), « Comme si c'était son tour d'opiner quelque chose » (Jean-Pierre Barberine, 2023).
Encore plus rares sont les attestations contemporaines de opiner de, (quasiment) sorti de l'usage au profit de opiner du bonnet, de la tête... : « Pour n'avoir point à opiner de ce qui se disait » (Jean Castarède, 1987), « Les critiques se sont mis [...] à opiner de ce qui est dû à qui » (Joan DeJean, 1993), « La troisième faute [...] est de parler, d'opiner de tout et de rien » (Robert Redeker, 1995).
Mais les autres constructions semblent plutôt tirer leur épingle du jeu (sans être pour autant d'usage courant) :
- opiner que (cf. exemples cités plus haut),
- opiner sur (moins souvent pour, contre...) :
« Marinette opinait sur les tours que joue la mémoire » (Claire Gallois, 1978), « [Le palatinat de Mazovie] avait opiné pour Frédéric-Auguste » (Gilles Perrault, 1992), « Deux [magistrats] opinent pour un complément d'enquête » (Janine Garrisson, 2004), « Ceux qui avaient écouté le débat à la radio opinèrent pour le Républicain » (La Dépêche, 2007), « Je ne peux pas opiner sur un sujet que je ne connais pas vraiment » (Le Monde, 2009), « Quand ils opinent sur la question » (Bernard-Henri Lévy, 2010), « L'opineur opine sur une chose clairement comptée comme une » (Alain Badiou, 2012), « Olivier d'Ormesson opine pour l'exil » (Jean d'Ormesson, 2016), « [Elle] prenait soin de ne jamais opiner sur les relations amoureuses de ses enfants » (Gary Victor, 2017), « Il s'est permis d'opiner sur sa façon de finir la grande boucle des g » (Éva Giraud, 2018), « Tous ceux qui opinent sur le sujet » (Pascal Ory, 2021), « [Il] opine pour l'amputation contre l'avis des premiers médecins » (Christophe Noël, 2022), « Le ridicule d'opiner contre le projet d'alliance » (Camille Pascal, 2022), « Les électeurs ont le front d'opiner contre leur projet » (Xavier Patier, 2023), « Corinne opine sur les retours du vendredi » (Ouest-France, 2023), « Opiner sur les perspectives de l'économie mondiale » (Radio France, 2024),
- opiner à (suivi d'un objet impliquant la parole plus souvent que la seule pensée [12], rarement d'un infinitif) :
« Les assesseurs [n'avaient] d'autre rôle que celui d'opiner à toutes les décisions du président » (Henry de Monfreid, 1951), « [Elle] opine à tout ce que dit son mari » (Geneviève Dormann, 1983), « Cette sommation de parler ou d'opiner à quoi elle [= la politique] nous soumet » (Bernard-Henri Lévy, 1988), « On serait presque tenté d'opiner au jugement pourtant hâtif » (Yves Sassier, 1988), « [Montaigne] eût opiné à la libération des femmes » (Claude Imbert, 1995), « Applaudissant à tout et opinant à tout » (Lydie Salvayre, 1997), « Opiner à des généralités pâteuses » (Philippe Bouvard, 1998), « Il fréquente les généraux, opine à leur discours » (Johanne Jarry, 2002), « Naimi opine à dire [que...] » (Ahmed Joumani, 2007), « Il commence alors à vous soupçonner de n'opiner à tous ses propos que pour ce malheureux bout de pain » (Michel Chasteau, 2008), « Il me fait la grâce d'opiner à ce parallèle » (France Inter, 2008), « Et tous d'opiner à la proposition » (Libération, 2009), « [Il] demande simplement qu'on opine à ce qu'il dit » (Katherine Pancol, 2010), « Imagine-t-on la commission des lois de l'Assemblée nationale ne pas opiner à la proposition de nomination ? » (Le Monde, 2010), « Opinent-ils à cette assertion ? » (Philippe Dessouliers, 2016), « Elles opinèrent à rejoindre la clinique à pied » (Marcel Audiard, 2017), « Il rit discrètement, opinant à mon jugement » (Charif Majdalani, 2021), « [Il est] censé opiner à tout ce que dira son père » (Daniel de Montplaisir, 2022), « Vous avez cru me voir opiner à vos propos » (Brigitte Liso, à l'oral, 2024),
- et surtout opiner utilisé en incise, sur le modèle de dit-il (emploi attesté depuis le milieu du XIXe siècle et passé sous silence chez tous les lexicographes, à l'exception du TLFi) :
« Si nous le laissons agir, opinèrent-ils, tout le monde croira en lui » (Alphonse Esquiros, 1840), « − Si ce n'est pas indécent ! opina le portier » (Émile Gaboriau, 1866), « − Pour sûr, opina-t-on unanimement » (Georges Le Faure, 1896), « − Ce n'est pas leur faute, opina Mme Bavoil » (Huysmans, 1903), « Je vois, opina la mère, que [...] » (René Boylesve, 1920), « − Jamais Jessica n'a été aussi rigolote [...], opina le jeune Trumbetta » (Pierre Benoit, 1925), « "J'aime bien [...]", opine ensuite l'Aragonais » (Montherlant, 1926), « − C'est toujours comme cela, opina le garçon » (Léo Malet, 1947), « − Ils vont attaquer, opina le colonel » (Joseph Peyré, 1957), « De même on dira, opinait-il, "aller en skis" » (Maurice Grevisse, 1961), « − C'est une femme courageuse, opina le commissaire » (Michel del Castillo, 1987), « − Ils ne sont pas les seuls [...], opinait-on » (Louis Nucéra, 1991), « Tout de même, opina ma mère [...] » (Claude Vigée, 1994), « − [Il] aurait approuvé le rapprochement avec la France, opina un dignitaire » (Dominique Fernandez, 1997), « − Bien parlé, opina ma mère » (Yann Moix, 2013), en plus d'innombrables attestations de « opinai-je », « opina-t-il »... relevées depuis 2010 chez des auteurs de « romances » et de « fantasies ».
On le voit : le verbe opiner a encore de beaux jours devant lui. Mais ce n'est là que mon opinion...
(1) Le Novum Glossarium Mediae Latinitatis se montre plus détaillé : « 1. penser, croire ; avoir une opinion sur quelqu'un ou quelque chose ; juger, estimer que. 2. concevoir par l'esprit ; conjecturer. 3. (sens passif) être loué, célébré ; être su, connu. 4. (participe passé employé comme adjectif) prévisible ; conjecturé, imaginé. »
(2) « Quod dicimus opiner, non posse reddi Latino verbo opinari. Esse enim opiner, dicere quod opinamur, sive opinionem nostra proferre » (De latinitate falso suspecta expostulatio, 1576). Même son de cloche chez le père : « Opiner, [c'est] dire son opinion avec les raisons » (Robert Estienne, Dictionarium, 1531).
(3) La Grande Grammaire historique du français commet un faux-sens en écrivant : « Et oppina (= acquiesça) le premier le conte de Sainct Pol. »
(4) Les spécialistes ont bien du mal à proposer une définition satisfaisante du tour opiner à : « opiner pour » (selon le Dictionnaire de l'Académie, 1798-1878, qui donne l'exemple suivant : « Il opina pour l'exclusion, à l'exclusion d'un tel »), « conclure [à] » (selon Eugène Haag, Cours complet de langue française, 1835), « être d'avis que » (selon Littré, 1863, qui laisse ainsi entendre que la citation de La Fontaine « Chacun opine à la vengeance » peut être glosée en « Chacun est d'avis que la vengeance » !), « être partisan, d'avis de » (selon G.-O. d'Harvé, Parlons mieux !, 1922), « consentir à, approuver » (selon le Grand Larousse), « donner son assentiment à » (selon le Robert en ligne), « être d'accord pour quelque chose, consentir » (selon le Logos Bordas), « dire oui à » (selon Jacques Derrida, Penser, c'est dire non, 1960), « être d'avis de, en faveur de » (selon Mireille Maurin et alii, Dictionnaire couleurs, 1992), « être d'avis de, se prononcer pour, consentir à » (selon Irène Kalinowska, La Préposition, édition de 2013).
(5) Et non pas Georges de Scudéry, comme l'indique Littré.
(6) D'après Louis Sallentin, on pouvait aussi opiner... des pieds : « À Rome, quand le consul avait mis un objet en délibération, il disait : Que ceux qui opinent de telle manière passent de ce côté ; que ceux qui pensent le contraire passent de l'autre. Cela s'appelait opiner des pieds : In alienam sententiam pedibus ire » (L'Improvisateur français, 1805). Et l'auteur d'ajouter : « Nos législateurs opinaient par assis et levé, ce que les plaisants appelaient opiner du ventre, et ceux d'entr'eux qu'on connaissait pour n'avoir point d'opinion à eux étaient appelés les ventrus. »
Du Cange mentionne de son côté la coutume observée à l'abbaye du Mont-Cassin, où les anciens moines opinaient voce, de la voix, et les jeunes, capitis inflexione, c'est-à-dire d'un mouvement de la tête.
(7) Adolphe Chéruel, Dictionnaire historique des institutions, mœurs et coutumes de la France, 1855.
À moins que nous ayons affaire à une simple métonymie, bonnet (comme chef) étant mis pour « tête ».
(8) C'est sous l'influence probable de secouer la tête que se propage la forme corrompue opiner la tête (l'idée de mouvement corporel prenant le pas sur celle d'acquiescement) : « Le petit opine la tête » (L'Écho du Nord, 1924), « Pendant son allocution, Simon se content[ait] d'opiner la tête aux principaux passages » (Loïc Le Bideau, 1986), « Le jeune homme fit oui, en opinant la tête » (Anne Dambreville, 1995), « Il opina la tête pour approuver » (Julie David, 2022), « [Il] opine la tête de haut en bas » (Yves Germain, 2023).
(9) Le critique littéraire Frédéric Deloffre écrit, à propos de opiner que : « Quoique sans exemple dans des dictionnaires tels que Bescherelle et Littré, et omis par Furetière, Richelet et l'Académie, qui n'ont que opiner à ce que, opiner à + infinitif, cette construction doit avoir été en usage dans le "style du Palais" » (Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage, 1955). Vérification faite, opiner que est dans Richelet : « Un des plus considérez de la compagnie opina qu'il étoit d'avis que [...] » et dans Littré (avec un exemple de La Fontaine et un autre de Mme de Sévigné), alors que opiner à ce que, également mentionné dans Littré, est absent (sauf oubli de ma part) de Furetière, Richelet et l'Académie.
(10) « On voit, d'après [une attestation de opiner que chez Mme de Sévigné], que le verbe opiner ne s'employait pas uniquement, comme aujourd'hui, sans régime » (A. Vigneron, Madame de Sévigné, lettres choisies, 1921), « Tournure vieillie : on ne dirait plus opiner que » (Aline Jalliet, Zadig et autres contes, 2001), « Opiner que se rencontre encore chez La Fontaine et Sévigné, mais relève d'une construction archaïque » (Anne-Marie Paillet, Le discours narrativisé dans les Mémoires du cardinal de Retz, 2005).
(11) « De nos jours, opiner ne se rencontre plus guère que dans le style administratif, judiciaire, ou encore dans le style plaisant » (Robert), « Le verbe opiner dans la langue courante n'existe plus guère que dans la locution opiner du bonnet » (Dupré, 1972), « Verbe vieilli et appartenant souvent au registre plaisant, au sens de "donner son avis" (en général favorable) » (Jean-Paul Colin, 1994), « Opiner n'est plus guère employé en dehors d'un langage administratif archaïque et de l'expression opiner du bonnet restée assez courante » (Colette Guillemard, La Fin des haricots et autres mystères des expressions françaises, 2002), « Ce terme [opiner], aujourd'hui rare et suranné » (Philippe Urfalino, Décider ensemble, 2021).
(12) Déjà, en 1895, Hatzfeld présentait le tour opiner à la vengeance comme vieilli.
Remarque 1 : On s'étonne de lire sous la plume de Colette Guillemard la remarque suivante :
« Apparu en français au XIVe siècle, [le verbe opiner se trouve] dans de nombreux écrits à partir du XVIIe. Son sens n'a pas varié : il désigne toujours l'action de donner son avis, par un geste plutôt que par la voix, et s'emploie plus souvent pour exprimer l'approbation que la désapprobation, alors même que rien dans son origine ne le justifie » (La Fin des haricots..., 2002).
Nombreux sont, au contraire, les observateurs qui soulignent l'évolution sémantique du mot, depuis « avoir telle opinion » (sens étymologique) vers « exprimer son avis » (sens « classique », avec verbalisation du point de vue) et « approuver (sans mot dire) l'avis d'autrui » (sens moderne, sans verbalisation) :
« Opiner n'est pas [ici] à prendre dans son acception moderne vulgaire de quelque simple approbation (par abaissement de la tête, par exemple) mais, depuis sa source latine opinor, dans le sens de juger, de conjecturer, bref de donner son avis, de dire sa pensée » (Albert Jonchery, Le Symbolique et la langue, 2007), « [Opiner] signifie toujours l'énonciation de son opinion dans une assemblée, mais signifie aussi l'acte de donner son assentiment, d'approuver. Ce dernier sens est étranger à l'usage du terme dans les assemblées d'Ancien Régime » (Philippe Urfalino, 2021), « [Le] verbe opiner signifiait au départ non pas acquiescer (comme c'est le cas maintenant en relation avec l'expression opiner du chef [...]), mais donner un avis, juger, et par conséquent choisir parmi plusieurs possibilités » (Sarah De Vogüé, Variations sur l'opposition fait / opinion, 2023), « Le sens du verbe [opiner] a évolué » (Bernard Cerquiglini, 2023).
Remarque 2 : Selon Jean-Pierre Colignon, « le participe passé de ce verbe intransitif reste forcément invariable, puisque aucun complément d'objet direct ne peut figurer devant lui ». Tel ne fut pas toujours le cas : « Les choses fausses qu'ils ont opinees » (Pierre Crespet, 1587).