« Comme Kahena, [reine berbère] féministe avant l’heure, les créatrices ici réunies ne s’en laissent pas compter. »
(Roxana Azimi, sur lefigaro.fr, le 1er août 2016)
Ce que j'en pense
Au commencement − disons au XIe siècle pour compter large − était le verbe conter qui, à l'instar du latin computare dont il est issu, cumulait les sens de « calculer, compter » et de « narrer, relater » : « Conter les jorz », « N'onques plus conter n'en oï » (Chrétien de Troyes). D'après le Dictionnaire historique de la langue française, « le lien entre ces deux notions, souvent confondues dans la mentalité médiévale, est l'idée commune de "énumérer, dresser des listes" ». Tout bien compté, faire le récit détaillé d'une histoire ne revient-il pas, peu ou prou, à en énumérer les faits, à en faire un... compte rendu ?
Après l'apparition, au XIIIe siècle, du doublet savant compter refait d'après le latin computare, les deux formes, un temps concurrentes (1), vont finir par être utilement différenciées : à compter le sens de « calculer, dénombrer » et à conter celui de « relater un fait en énumérant ses différentes circonstances » et, spécialement, de « dire des choses fausses à dessein de tromper », comme dans les locutions en conter de belles, en conter à quelqu'un et... s'en laisser conter (« se laisser abuser par de belles paroles »).
N'allez pas croire que je vous raconte là des histoires. Il n'est que de consulter un dictionnaire pour se persuader que la graphie de cette dernière expression a davantage à voir avec l'énumération des faits − fussent-ils trompeurs − qu'avec celle des chiffres : « Il ne s'en laisse pas conter » (Petit Robert), « Ne t'en laisse pas conter » (Petit Larousse illustré), « Tu peux me raconter ce que tu veux, mais je ne m'en laisse pas conter » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove), « Elle s'en laisse conter, elle aime à s'en faire conter » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Aussi s'étonne-t-on de compter des plumes académiciennes parmi les (nombreux) contrevenants (2) : « Bébé ne s'en laisse pas compter » (Maurice Rheims), « C'est d'ailleurs ce qu'a bien compris feu le président Mao, qui, en matière de timonerie, ne s'en laissait compter par personne » (Maurice Druon).
Toujours est-il que la confusion entre nos deux homophones (3), excusable au regard de l'étymologie, n'en demeure pas moins condamnée, de nos jours, par les spécialistes de la langue : « Conter. Ne pas écrire comme compter, dénombrer » (Girodet), « Conter. Ne pas confondre avec compter » (Bescherelle). Las ! ce ne serait pas la première fois que leurs mises en garde ne comptent ni plus ni moins que pour du beurre.
(1) « On trouve souvent dans des textes anciens conter et compter [ainsi que leurs dérivés] confondus », observe Littré. Témoin ces exemples glanés, pour la plupart, dans des dictionnaires d'ancien français : « [Il] luy feit un tel compte : Du temps que le grand dieu Jupiter [...] » (Jacques Amyot, traduisant Plutarque), « La dame dont vous m'avez compté, Sire, [...] qui est-elle ? » (Miracles de Nostre Dame par personnages, vers 1343), « Enmi la cité dont je compte / Avoit .V. fontaines par compte » (Guillaume de Machaut), « Pathelin, en contant sur ses dois » (La Farce de Maistre Pathelin, milieu du XVe siècle), « Si tu peux me conter les fleurs du printemps » (Ronsard), « Parmi les Pelletiers, on conte des Corneilles » (Boileau), « Sans conter l'intérêt général que nous y prenons » (Boileau et Racine). Le constat s'applique encore aux écrits du XVIIIe siècle, si l'on en croit Féraud : « Plusieurs, et Le Gendre entre autres, mettent conter pour compter : Jusqu'à quel point on y peut conter. »
(2) Et aussi : « Connaître le dessous des cartes, ne rien ignorer d'une situation, ne pas s'en laisser compter » (Dictionnaire d'expressions idiomatiques de Daniel-Gilles Richard), « Ce ne sont pas ces deux-là qui s'en laisseront compter » (Yves Moraud), « Faut souvent lui régler ses comptes, à l'étymologie, qui [...] s'en laisse pas compter » (Jean-Paul Manganaro), « Il est clair que cette gamine ne s'en laissera pas compter » (Bruno Tessarech), « Les bénévoles plus rodés ne s'en laissaient pas compter » (Alain Monnier), « Jade, cette amante soumise qui me portait aux nues, est devenue une sœur rebelle qui ne s'en laissait plus compter » (Marc Boulet), « Ne nous en laissons pas compter » (Véronique Ovaldé).
(3) Le p de compter « ne se prononce pas », lit-on dans la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie.
Remarque : Quand elle prendrait des airs de petit conte, la comptine doit sa graphie au fait que les enfants qui l'entonnent désignent, en comptant les syllabes, celui qui aura un rôle particulier dans le jeu.
Voir également le billet Compter sans / compter sur.
Ce qu'il conviendrait de dire
Elles ne s’en laissent pas conter.