« [...] rien n'avait plus d'importance, si ce n'étaient ces comptes, ces chiffres alignés qui n'avaient pour lui pas la moindre signification. »
(Christian Signol, dans son roman Une année de neige, paru aux éditions Albin Michel)
Ce que j'en pense
D'après la plupart des spécialistes de la langue, le singulier s'impose dans la locution si ce n'est, quand celle-ci est employée, au sens de « excepté, sauf, sinon », devant un pronom ou un groupe nominal au pluriel :
« La locution si ce n'est, qui est une restriction, reste toujours invariable. Si ce ne sont serait d'ailleurs cacophonique » (René Georgin), « Cette locution ne varie pas en nombre quand elle est employée comme variante de sinon : Il n'y a pas plus casanier, si ce n'est les tigres, que les conquérants au repos ! (Giraudoux) » (Jean-Paul Colin), « Si ce n'est eux, quels hommes eussent osé l'entreprendre ? » (Littré), « Il a tout emporté, si ce n'est quelques livres » (Girodet), « Ma mère n'a plus de famille, si ce n'est des cousins éloignés » (Grevisse), « Il n'y a pas de fautes, si ce n'est quelques erreurs d'étourderie » (Bénédicte Gaillard).
La règle ne date pas d'hier ; elle figure dès 1768 dans le Dictionnaire grammatical de la langue française de Féraud : « On dit si ce n'est toujours au singulier, même quand les noms qui suivent sont au pluriel [...]. D'Ablancourt dit : "Tous les exercices en seront bannis, si ce ne sont ceux de récréation." On doit dire : si ce n'est ceux, etc. » Fait troublant, le lexicographe oublie de préciser qu'elle ne vaut que pour la locution prépositive (alors nouvellement figée) si ce n'est. Il en va tout autrement de si ce n'est conservant son caractère primitif pour former une proposition incidente (conditionnelle ou causale), où s'applique alors la règle ordinaire d'accord de c'est. Comparez : « Si ce ne sont (pas) vos frères, ce sont vos cousins », où ce est mis pour « ces personnes dont je parle », et « Je ne connais personne à cette table, si ce n'est [= excepté, sinon] vos cousins », où ce répète la proposition principale et peut se traduire selon le grammairien Charles-Louis Marle par ceci : « si ceci n'est, ou, si n'est ceci (ce que je dis) vos cousins. Si ce n'est est là une espèce d'expression adverbiale » (1).
Les Le Bidois vont plus loin : selon eux, si ce n'est est une formule figée qui doit rester invariable non seulement en nombre, mais aussi en forme temporelle. Et les deux linguistes de citer Hugo : « Rien n'égalait Nemrod si ce n'est Attila. » (2) Force est toutefois de constater dans plus d'un ouvrage de référence que le verbe ne se rencontre pas qu'au présent de l'indicatif : l'Académie et Hanse admettent également la forme si ce n'était, à laquelle Thomas et le Larousse en ligne ajoutent encore si ce n'eût été. Qui dit mieux ?
Vous l'aurez compris, il n'est pas rare, n'en déplaise aux partisans de l'invariabilité, que notre locution sorte de son figement (« parfois », selon Grevisse ; « facultativement », selon Jean-Paul Jauneau) :
« Les Chinois ne savent point que leur pays s'appelle la Chine, si ce ne sont ceux qui trafiquent avec les Européens » (Bernardin de Saint-Pierre), « L'opinion est égarée ; qui la redressera, si ce ne sont ceux qui disposent du plus sûr moyen pour la diriger ? » (Chateaubriand), « Rien ne restait en lui du démagogue affamé, si ce n'était une insupportable intolérance de doctrine » (Zola), « Rien... si ce ne sont les campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres » (Lautréamont), « [Elle] ne s'intéressait plus à rien, si ce n'était aux menus incidents de l'hospice » (Martin du Gard), « Si ce n'étaient les monticules de terre qu'elle [= la taupe] élève en cheminant [...], on ne soupçonnerait pas sa présence » (Pesquidoux), « Qui grimperait dans le haut Sérianne, si ce n'étaient des amoureux ? » (Aragon), « En temps normal, il ne se souciait pas d'aimer, si ce n'étaient les combinaisons infinies des chiffres et des figures abstraites qui ravissaient son esprit » (Barjavel).
D'aucuns voient dans ces variations la persistance de l'usage ancien, où le verbe pouvait se présenter au passé et au pluriel :
« Il n'i avoit boiz dont on le peust feire, se ce n'estoit dou merrien des neis » (Jean de Joinville, début du XIVe siècle), « Qui eust de quoy fit collation ; mais bien peu en avoient, si ce n'estoit quelque lopin de pain » (Philippe de Commynes, 1495), « Jamais je ne vy faire un temps si morfondant, si ce n'a esté possible l'année du grand hyver » (Odet de Turnèbe, vers 1580), « Il y a peu de personnes qui facent si bon marché de leur vie [...] si ce ne sont des esprits melancholiques » (Nicolas Coeffeteau, 1614), « Sans rien épargner, si ce n'estoient les personnes qui auroient contenance de pouvoir payer rançon » (Boyvin du Villars, avant 1618), « Les noms latins terminés en us, s'ils ne sont que de deux syllabes, on ne les change point, comme Cyrus, Cresus, Pyrrhus et une infinité d'autres semblables, si ce ne sont des noms de saints, comme Petrus, Paulus… qu'on nomme Pierre, Paul, etc. » (Vaugelas, 1647), « Que hors cela on ne les voyoit presque jamais, si ce n'estoit pour affaire » (Claude de Sainte-Marthe, 1665).
Aussi bien, là n'est pas le plus surprenant. On s'étonne en effet de lire à l'article « être » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie : « Si ce n'est, si ce n'était ou, elliptiquement et d'un emploi littéraire, n'était, n'étaient, n'eût été, n'eussent été, pour indiquer une exception. » Que peut bien justifier, je vous le demande, cette différence de traitement du verbe être, en nombre et en temps, entre la locution d'origine et sa forme elliptique ? Pas grand-chose, je le crains, si ce n'est... un certain manque de cohérence.
(1) Las ! Littré sème la confusion en laissant entendre − à tort, cela va sans dire − que si ce n'est est à prendre au sens de « excepté » dans cette citation de La Fontaine : « Si ce n'est toi, c'est donc ton frère. »
(2) Mêmes restrictions chez Dupré : « Une proposition peut se figer en une locution à valeur adverbiale. Ainsi de si ce n'est. Dans ce cas, la proposition n'existe plus en tant que telle et le verbe perd toute faculté de variation modale ou temporelle. »
Remarque 1 : Hanse rappelle à bon droit que si ce n'est exprimant une restriction s'emploie sans l'adverbe de négation pas : Je ne l'ai jamais vu, si ce n'est de loin. Cependant, lorsque ladite expression marque vraiment une condition, pas peut reparaître : Si ce n'est lui ou plus souvent : si ce n'est pas lui, qui donc l'a fait ? « Dans le cas où la négation serait suivie de pas, précise de son côté Jean-Charles Laveaux (Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires, 1822), le verbe être changerait de temps et de nombre » (en fonction du nom qui suit et qui est le sujet réel). Comparez : « [L'ambitieux] ne jouit de rien, si ce n'est de ses malheurs et de ses inquiétudes » (Jean-Baptiste Massillon) et « Si ce ne sont pas de bons livres, pourquoi les lisez-vous ? » (Noël-François De Wailly), où ce est mis pour « ces livres ».
Remarque 2 : Certains spécialistes (dans un souci de clarté ?) entendent réserver la forme au passé si ce n'était (ou, elliptiquement, n'était) au sens de « s'il n'y avait pas, sans » : « Si ce n'était la crainte de vous déplaire, je ferais telle chose » (Littré), « Si ce n'était la crainte de rester sans travail, il démissionnerait » (Bénédicte Gaillard), « Si ce n'était sa timidité, c'est un garçon très agréable » (Larousse en ligne), à comparer avec si ce n'est employé au sens de « excepté ». Les exemples cités plus haut montrent que cette distinction est inégalement respectée dans l'usage.
Remarque 3 : On trouve les mêmes hésitations à propos de si ce n'est que, au sens de « excepté que, sauf que ».
Remarque 4 : L'unanimité, vous l'aurez compris, n'est pas davantage réalisée sur n'était, n'eût été (au sens de « s'il n'y avait eu »), que ce soit chez les spécialistes : « Toujours accordé. N'étaient mes amis, je quitterais cette ville sans aucun regret » (Girodet), « N'était, n'eût été peuvent s'accorder avec le pluriel qui suit − c'est le plus fréquent − ou être assimilés à des prépositions ou considérés comme des locutions figées et rester invariables » (Hanse), « N'était, n'eût été, verbes de sous-phrases de valeur conditionnelle, restent assez souvent au singulier avec un sujet au pluriel » (Goosse) ou chez les écrivains : « Le visage aurait paru passable, n'eût été les yeux gonflés » (Mauriac), « Tu n'entendais même rien du tout, n'était les briques des faîtes » (Bernanos), « N'étaient ces malheureuses jambes insensibles et inertes, je me croirais à peine en danger » (Bernanos).
Remarque 5 : Dans une phrase positive, la locution si ce n'est peut aussi introduire un renchérissement. Elle prend alors le sens de « et peut-être même » (selon le TLFi) et peut être suivie à l'occasion d'un adjectif (qui s'accorde avec le substantif auquel il se rapporte) : « Un esprit sincèrement amateur de la forme, si ce n'est amoureux » (Baudelaire, 1845), « Puisque tu trompais l'un, qui me prouve que tu ne tromperais pas l'autre ? si ce n'est déjà chose faite » (Cocteau, 1938), « [Telle tentative devient] plus difficile et plus incertaine (si ce n'est toute chimérique) » (Paul Valéry, 1939), « [Sartre] a beaucoup d'amis, qui lui font autant de tort que ses ennemis, si ce n'est davantage » (Francis Ambrière, 1947), « Deux des meilleurs romans, si ce n'est les meilleurs » (Hanse, 1987). De là l'ambiguïté de phrases comme : J'aurais aimé qu'il me trouve mignonne, si ce n'est jolie. Faut-il comprendre : « à défaut de me trouver jolie » ou « et peut-être même jolie » ?
Ce qu'il conviendrait de dire
Rien n'avait plus d'importance, si ce n'est (ou si ce n'était ?) ces comptes.