« Après avoir mis au rencart la statue en or à l'effigie de son prédécesseur... le président turkmène Berdymoukhamedov inaugure la sienne. »
(paru sur nouvelobs.com, le 25 mai 2015)
Ce que j'en pense
Doit-on écrire ici rancard, rencard, rancart ou rencart ? Un consensus semble se dessiner entre Girodet, Hanse et l'Académie pour faire la distinction entre la graphie rancart, que l'on ne trouve que dans la locution familière mettre, jeter au rancart (pour « mettre au rebut, se débarrasser de ce dont on n'a plus l'usage »), et les graphies rancard ou rencard, employées dans la langue argotique au sens de « renseignement secret ou confidentiel » (donner, filer un rancard) ou de « rendez-vous » (avoir un rancard avec quelqu'un). Les choses auraient pu en rester là... si je n'étais allé faire un tour du côté de chez Littré, lequel admet également la forme (mettre au) rencart. N'en déplaise aux esprits chagrins (1), force est de reconnaître que les deux graphies sont attestées à la même époque : « Au rancart fichons la hotte » (Pierre Boudin, 1754) et « Faut mett' ta tendresse au rencart » (Jean-Joseph Vadé, 1755). Claude Duneton, grand spécialiste de l'étymologie de nos expressions populaires, avait lui-même opté pour la forme avec un e. Va donc pour rencart ! Rien que de très cohérent, après tout : les graphies avec un t final (rancart, rencart), d'un côté ; celles avec un d final (rancard, rencard), de l'autre.
Mais voilà que, par acquit de conscience, je décide de consulter le TLFi. Sans doute aurais-je mieux fait de m'abstenir. Jugez-en plutôt : à l'entrée « rancart » figure, en guise de premier exemple, une citation d'Edmond de Goncourt (« ça ne se jette pas au rancard comme une chemise sale »), où ledit nom est orthographié... avec un d final ! Même confusion à l'entrée « rencard, rencart » avec, cette fois, une citation d'Auguste Le Breton : « D'après les rancarts le type est seulabre [seul]. » Voudrait-on nous perdre définitivement que l'on ne s'y prendrait pas autrement.
À la décharge de nos auteurs, il faut bien avouer que l'origine de ces expressions populaires est aussi incertaine que leur orthographe. Selon Bloch & Wartburg, (mettre au) rancart serait une altération du normand (mettre au) récart, avec le sens de « répandre du fumier, éparpiller ». À moins qu'il ne s'agisse plutôt du romand raccard, « grenier » : « si rancart et raccard étaient le même mot, mettre au rancart serait mettre au grenier » avance prudemment Littré. D'autres sources y voient, selon l'inspiration du moment : un terme de jeu de cartes − rencarter (altération de récarter), ce serait proprement écarter de nouveau des cartes sans valeur, d'où rencart ou récart (« cartes ainsi éliminées ») ; le déverbal de rencarrer (lui-même dérivé de carre, « coin ») au sens de « mettre dans un coin » ; l'équivalent de rang quart (sous le prétexte que le navire amarré au quatrième rang était celui qui avait le moins de chances d'être réarmé ?) ; le rapprochement des mots rang et écart (« mettre au rang des choses qui sont à l'écart », selon Charles Rozan), voire du latin supposé rancus (« rance » ?) et du suffixe locatif -arium (« lieu où l'on met les vieilles choses », selon Éman Martin). Vous l'aurez compris, tout cela est loin d'être clair...
La même incertitude règne, hélas, sur le mot rancard, qu'il soit employé au sens de « renseignement » ou de « rendez-vous » : dans le premier cas, le bougre pourrait être une altération − sous l'influence de (mettre au) rancart ? − d'un dérivé de l'ancien verbe racorder, recorder (« rapporter, rappeler »), dont est tiré l'anglais to record ; dans le second, il serait issu soit de rencontre (par l'intermédiaire de l'abréviation renque ?), soit de rencarrer (pris cette fois au sens de « rentrer chez soi, se mettre en lieu sûr »).
J'en entends déjà qui se demandent si, au-delà de ces considérations étymologiques un rien rebutantes, il s'agit à l'origine d'un seul mot, avec trois acceptions et quatre graphies différentes, ou bien de trois mots distincts, dont les graphies et les sens ont fini par se contaminer entre eux. Vous savez quoi ? Ne comptez pas sur moi pour vous rancarder (rencarder) plus avant...
(1) « "À tous je leur file un rencart" : cette graphie fantaisiste est un croisement par confusion entre "rancart" signifiant "rebut" et "rancard" ou "rencard" signifiant "rendez-vous" », lit-on dans L'intégrale et cætera, à propos des paroles de la chanson de Serge Gainsbourg.
Ce qu'il conviendrait de dire
Après avoir mis au rancart la statue en or à l'effigie de son prédécesseur (selon l'Académie).