« Les deux équipes rentrent sur le terrain, le match va bientôt démarrer. »
(paru sur BFMTV, le 30 juillet 2015)
Ce que j'en pense
Allons droit au but : grammairiens et autres arbitres de la langue ont bien du mal à continuer de prôner la nécessaire distinction entre entrer (« s'introduire à l'intérieur de, pénétrer ») et rentrer, lequel suppose... d'être préalablement sorti ! Selon eux, rentrer ne peut s'employer quand il n'y a pas l'idée d'entrer de nouveau (dans un lieu, dans un corps ou une institution), de revenir (dans une situation ou un état antérieurs), de reprendre une activité. Mais voilà : si les verbes construits avec le préfixe re- (et ses variantes ré-, r-) expriment le plus souvent la répétition d'une action (rappeler = appeler de nouveau, récrire = écrire de nouveau, etc.), il est de nombreux cas où cette valeur itérative s'est perdue et où re- n'est plus perçu que comme un simple renforcement : que l'on songe à ralentir, rapetisser, remercier, renforcer... (le verbe simple ayant disparu) ou à rallonger, remplir... (le verbe composé entrant en concurrence avec le verbe simple).
Difficile, avec de pareils précédents, de conserver à entrer et à rentrer leurs sens respectifs. D'autant que l'emploi abusif de celui-ci pour celui-là ne date pas d'hier − le Dictionnaire historique de la langue française le fait remonter au XVIIe siècle ! − et ne se cantonne pas dans la seule langue relâchée, comme d'aucuns voudraient nous le faire croire. Jugez-en plutôt : « On rentre dans la cathédrale » (Claudel), « Nous rentrâmes dans une salle terreuse » (Gide), « Demain on rentrera sans frapper dans votre chambre » (Elsa Triolet), « Le dompteur ne rentra pas dans la cage » (Jacques Perret), « Il la [= l'institutrice] fait rentrer dans sa valise » (Radiguet), « Josette rentre dans une boutique » (Ionesco), « Je fais rentrer en scène un septième personnage » (Bazin), « Son ambition, [...] c'était de pouvoir un jour rentrer dans les chœurs au théâtre » (Céline), « Est-il permis de rentrer dans la police [...] ? » (Camus). Tous ces auteurs méritent-ils un carton rouge pour autant ? Nombreux sont encore ceux à le penser : car enfin, si rentrer devient synonyme d'entrer, comment exprimer l'idée itérative de rentrer ? Jacques Capelovici entre dans le vif du sujet en nous livrant une anecdote plaisante : « Le 23 janvier 1994, une femme ancien ministre qui, à la télévision, remplaçait régulièrement entrer par rentrer, ressentit soudain le besoin d'employer ce dernier verbe dans son véritable sens, ce qui l'amena à créer hardiment le nécessaire néologisme rerentrer, que les connaisseurs apprécieront, car on n'arrête pas le progrès... » Force est de constater que ledit monstre ne s'est pas contenté de rester sur le banc de touche et a depuis fait florès... (1)
Pour en revenir à notre affaire, les sportifs éclairés s'appliqueront à faire la différence entre Les joueurs vont entrer sur le terrain pour disputer le match et Les joueurs ne rentreront sur le terrain qu'après la mi-temps. Les autres auront beau jeu de se réclamer des dictionnaires usuels, depuis que ces derniers sont tentés d'étendre l'emploi de rentrer, quand il n'y a pas d'idée de répétition ni de retour, au-delà des seules choses qui pénètrent, s'enfoncent ou se heurtent avec violence (un clou qui rentre dans le mur, la clé qui rentre dans la serrure, des tubes qui rentrent les uns dans les autres, voire, dans la langue familière, une voiture qui rentre dans un arbre et, s'agissant d'une personne, il lui est rentré dedans) (2). Promis : on ne leur rentrera pas dans le lard pour si peu...
(1) À dire vrai, le verbe se trouvait déjà chez Maurice Leblanc (« Et ils re-rentrent »), chez Céline (« Que je rerentre... »), chez Queneau (« Quelquefois, le métro il sort de terre et ensuite il y rerentre »), puis chez Philippe Sollers (« On rerentre par l'intérieur du son dans l'intimité du petit salon d'autrefois »).
(2) Si Larousse et Robert enregistrent le tour « Cela ne rentre pas dans mes attributions » (avec rentrer pris ici au sens de « être compris, contenu, inclus »), l'Académie s'en tient à la graphie avec entrer : « Une telle décision n'entre pas dans les attributions du préfet » (dernière édition de son Dictionnaire). Du reste, elle n'hésite pas à enfoncer le clou sur son site Internet : « Le verbe rentrer, qui signifie proprement "Entrer de nouveau", est trop souvent employé à la place d'entrer. Des phrases comme Il rentre de l'air par la fenêtre, cela ne rentre pas dans ses attributions sont des exemples où le verbe rentrer est mal employé, alors qu'il est bien employé dans des phrases comme Il rentre de sa promenade, il rentre au lycée après les vacances, etc. » Toujours selon la vénérable institution, on écrira correctement avec entrer : entrer dans les détails, entrer dans le vif du sujet, entrer dans de longues considérations, entrer dans l'Administration, entrer dans les ordres, entrer dans une colère blanche, entrer dans la danse, entrer dans le jeu de quelqu'un, entrer dans l'adolescence, entrer en première, entrer en ligne de compte, entrer en guerre, défense d'entrer, faire entrer quelqu'un, etc. ; et avec rentrer : rentrer chez soi, rentrer dans ses frais, rentrer dans sa coquille, rentrer dans la foule, rentrer dans le rang, rentrer dans l'ordre, rentrer la récolte, rentrer les griffes, rentrer les moutons, etc. On notera toutefois que les Immortels semblent hésiter, quand il y a l'idée de violence, entre « entrer dans le décor » (à l'entrée « décor » de leur Dictionnaire) et « rentrer dans un platane » (à l'entrée « platane »), « rentrer dans le lard de quelqu'un » (à l'entrée « lard »).
Remarque : Concernant l'emploi du verbe démarrer, voir le billet Commencer / Débuter.
Ce qu'il conviendrait de dire
Les deux équipes entrent sur le terrain, le match va bientôt commencer.