« La dépouille de la reine Elizabeth II est arrivée mardi soir au palais de Buckingham. »
(paru sur lepoint.fr, le 13 septembre 2022.)
Ce que j'en pense
Actualité oblige, un mot est sur toutes les lèvres et sous toutes les plumes pour parler du corps de feu la reine d'Angleterre : dépouille. Et force est de constater que l'emploi absolu dudit terme dans ces royales circonstances n'est pas du goût de plus d'un spécialiste de la langue. Jugez-en plutôt :
« Au journal le Monde, il était formellement interdit d'employer ce mot seul au sujet d'une personne : on devait toujours dire "la dépouille mortelle", alors que dépouille tout court s'appliquait aux animaux. L'usage actuel me choque donc » (Jean-Pierre Colignon, 2022).
« L'adjectif [mortelle] précise l'emploi spécial de dépouille au sens de "cadavre [humain]" » (Dictionnaire d'expressions et locutions, 2012).
« Pour un humain : la dépouille mortelle. Pour un animal : la dépouille » (Pascal-Raphaël Ambrogi, Particularités et finesses de la langue française, 2005).
« La langue française semble avoir souhaité distinguer le cadavre de l'animal de celui de l'humain. Dans le premier cas, on parle de "dépouille" tout court ; dans le second, de "dépouille mortelle" » (blog des correcteurs du Monde.fr, 2004).
Je devine à votre tête d'enterrement que vous vous fichez royalement de ces subtilités. Et pourtant... Que l'expression dépouille mortelle ne s'emploie qu'à propos d'un corps humain, tout le monde en conviendra. Mais que, dépouillé de son épithète, notre substantif doive être réservé aux seuls animaux, voilà qui mérite que l'on y regarde de plus près.
Dépouille, vieux déverbal de dépouiller (« ôter, enlever ce qui couvre ou ce qui est possédé par autrui »), s'emploie de longue date à propos de la gent animale, pour désigner la peau abandonnée (par un animal vivant, au moment de la mue) ou arrachée (à une bête mise à mort) : « La langue de serpent vault contre le venin, et la despoille aussi revault a moult de choses » (Évrart de Conty, vers 1400), « La despouille d'un lyon ou d'un tygre » (Jean Lemaire de Belges, 1509), « La hure et hideuse despouille [d'un sanglier] » (Hugues Salel, 1539), « A deux testes de cerf [pendoient] leurs despouilles, c'est à dire les testes avec toute la peau et piedz encor entiers » (Jean du Peyrat, 1549), « [Hercules] mit à mort le Lion de la forest de Nemee [...] et de sa despouille s'en fit une mantelline » (Blaise de Vigenère, 1578), « Nous avons esté excusables d'emprunter [aux animaux] leur despouille, de laine, plume, poil, soye » (Montaigne, 1595). C'est vraisemblablement (selon le TLFi) « par métonymie [peau → corps] et/ou par extension [animal → être humain] » de cette acception animalière − elle-même en rapport étroit avec le sens étymologique de « vêtement (retiré à quelqu'un) », hérité du latin despoliare (« déshabiller, dénuder ; piller, déposséder ») − que se sont développés, dans la langue poétique, les premiers emplois pour désigner « le corps considéré comme l'enveloppe dont l'âme est dépouillée par la mort » (selon Hatzfeld, 1890), autrement dit un cadavre humain. En voici quelques exemples exhumés du XVIe siècle : « Quand mon corps verras n'avoir plus d'ame, Et qu'à tes yeux [...] On monstrera toute sanguinolente De ton amy la despoille piteuse » (Jean Lemaire de Belges, 1510), « Le bon seigneur Francoys de la Tremoille Nous a laissé son humaine despoille » (Jean Bouchet, 1543), « Et sa despueille humaine laissa là » (Vasquin Philieul, 1555), « Avant que l'ame vienne à delaisser cette mortelle depoüille » (Hubert Philippe de Villiers, 1556), « Le beau chef qui n'est plus que la froide despouille de ses affections » (Jacques Yver, 1572), « Icy gist d'un enfant la despouille mortelle » (Jean-Antoine de Baïf, 1573), « Ma despouille flestrie » (Christofle Du Pré, 1577), « Ma triste despouille en cendre » (Philippe Desportes, 1585), « Et d'un estoc percer ta blanche peau Digne despouille à un triste tombeau » (Nicolas de Montreux, 1588), « Il embrassoit ceste froide despoüille » (Antoine de Nervèze, 1599), « Puis apres la mort enduree De ta despouille demeuree » (Pierre Motin, 1600).
D'aucuns s'étonneront de trouver notre dépouille en si bonne compagnie : demeuree, digne, flestrie, froide, humaine, mortelle, piteuse, triste... Et encore, je n'ai pas cité Ronsard, qui n'avait pas son pareil pour l'accommoder à toutes les sauces adjectives : sous sa plume, l'intéressée pouvait aussi être derniere, enclose, esteinte, vuide... selon les besoins de la rime. Selon les besoins du sens, surtout. L'adjonction d'un adjectif approprié permet, en effet, de préciser l'acception dans laquelle le substantif doit être pris et, partant, de lever l'ambiguïté qui subsiste par exemple dans : « Fabius envoya querre le corps de son compaignon et si feist mettre en ung moncel toutes les despouilles des ennemys [il s'agit en l'espèce de leurs vêtements, cuirasses, armes... et non de leurs corps (1)] » (traduction des Décades de Tite-Live, 1530). Toujours est-il que mortelle a peu à peu éclipsé la concurrence, jusqu'à s'imposer au côté de dépouille dans les dictionnaires du XVIIIe siècle (2). Comparez : « Despouille esteinte, id est, le corps ja [= déjà] mort. Ronsard » (Pierre Marquis, Grand Dictionnaire françois-latin, 1609) et « Il a quitté sa dépouille mortelle. Phrase poëtique pour dire il est mort » (Dictionnaire de Richelet, 1680), « On dit que l'homme a laissé sa despouille mortelle, pour dire, son corps, ce qu'il avoit de matériel » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « On appelle figurément le corps de l'homme aprés la mort, La depoüille mortelle de l'homme » (Dictionnaire de l'Académie, 1694-1798).
Est-ce à dire que dépouille ne s'employait jamais sans son épithète, à l'époque, pour désigner le corps (voire la seule enveloppe de peau) d'une personne morte ? Les exemples qui suivent prouvent assez le contraire : « [Les Haitiens] laissent brusler ce feu jusqu'à tant que la chair [de leur roy mort] en sue et se desseiche [...] ; ce que fait ils prennent ceste despouille » (François de Belleforest, 1572), « Laisse le corps funeste, Laisse moy sa despouille [celle de Patrocle] » (Amadis Jamyn, 1580), « Ce Coche leur fai[t] laisser seulement leur despouille en terre » (Théodore de Bèze, 1586), « Désireux de l'honneur d'une si belle tombe, Afin qu'en autre part ma dépouille ne tombe » (Malherbe, 1587), « [Cambyses] lui commanda de juger droitement en regardant la despouille de son père [qu'il venoit de faire escorcher] » (Simon Goulart, 1595), « Quitte ta despouille, ô mon ame » (Claude Expilly, 1596), « Quand donc mon ame, ô Dieu, s'envolera dehors Delaissant au tombeau la despouille du corps » (Antoine de Montchrestien, 1601), « Nostre despoüille se resoult en cendre » (Gabriel Chappuys, 1610), « On croit de longue main que les esprits des morts [...], Apres avoir quitté la despoüille du corps [...], Reviennent dans des corps humains » (Théophile de Viau, 1622), « L'ame sortant de ce corps, comme d'une prison obscure, en quittant ceste despoüille entre en la lumière de Dieu » (Pierre Du Moulin, 1632), « Celuy dont la despoüille est icy renfermée » (Régnier-Desmarais, 1707), « Achille [fait mettre] La dépouille d'Hector sur le char de son pere » (Antoine Houdar de La Motte, 1714), « Un moment nous a donc enlevé tant d'intrépides héros et de fidèles amis ! Un coin ignoré de la terre possède leurs dépouilles ! » (Charles-François Lebrun, 1774), « Que cent fois mon tombeau vomisse ma dépouille ! » (Pierre-Ulric Dubuisson, 1780), « J'ai dénoué ses bras du corps froid de son père Et j'ai rendu ce soir la dépouille à la terre » (Lamartine, 1793), « J'accompagnai mon père à son dernier asile ; la terre se referma sur sa dépouille » (Chateaubriand, 1802) (3). Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir, à partir de la fin du XVIIIe siècle, les lexicographes laisser désormais le choix au commun des mortels :
« Le corps d'un homme après sa mort s'apèle, figurément et par extension, sa dépouille mortelle, ou simplement sa dépouille » (Jean-François Féraud, Dictionnaire critique, 1787).
« La dépouille mortelle. La dépouille ou les dépouilles d'une personne » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, 1845).
« La dépouille mortelle d'une personne, ou simplement, La dépouille, les dépouilles d'une personne, Le corps d'une personne, quand elle est morte » (Dictionnaire de l'Académie, 1835-1878). (4)
L'adjectif mortelle n'en reste pas moins au chevet du substantif dépouille, ce qui vaut à leur macabre association de figurer en bonne place dans le Dictionnaire des lieux communs (1881) de Lucien Rigaud.
Mais voilà que le vent commence à tourner :
« "Comment un mort peut-il être une dépouille mortelle ? [me demande une lectrice.] On n'est mortel que tant qu'on est vivant." Certes, l'assemblage de ces deux mots peut surprendre. Mais dépouille a conservé ici son sens propre de "peau qu'on retire à un animal". Le corps mortel représente le "vêtement" de l'âme immortelle. Et quand Malherbe dit : "Que mon fils ait perdu sa dépouille mortelle...", il entend que l'âme de son fils, qui continue de vivre dans l'au-delà, a été privée de son enveloppe de chair périssable. La formule ne manquait pas d'une certaine vigueur poétique que l'usage a peu à peu émoussée » (André Rigaud, 1965).
Il faut croire que notre époque ne sait décidément plus analyser les termes qui composent ladite formule : « Une amie m'a demandé si le terme littéraire et juridique de dépouille mortelle n'était pas un pléonasme », lit-on, la mort dans l'âme, sur une page Facebook consacrée à la langue française.
Ronsard doit se retourner dans sa (froide) tombe...
(1) Rappelons ici, avec le TLFi et le Dictionnaire historique, que dépouille a d'abord été employé (dès le XIIe siècle et surtout au pluriel) au sens de « butin, ce que l'on prend à un ennemi vaincu » et, par extension, « tout ce dont on s'empare au détriment d'autrui » : « Timoleon envoya a Corinthe [...] les plus belles et plus riches despouilles des ennemys » (Georges de Selve, avant 1541), « Paul Emile la victoire obtenue [...] donna aux legions la despouille des corps morts » (Institution de la discipline militaire au royaume de France, 1558), « Des brigands, qui ja avoient faict le partage de sa despouille » (Jean Choisnin, 1574). Le mot désignait aussi les vêtements et biens de toute nature laissés en héritage par une personne défunte : « Estre heritier de la despouille du mort » (Pierre Danes, 1552). De là la liste des principales épithètes alors employées pour qualifier notre substantif, que Maurice de La Porte dressa en 1571 : « Despouille. Riche, pillee, magnifique, serve, destroussee, ravie, prise, captive, acquise ou conquise, desrobee, appendue, servile, belle, emportee, larronne ou larronnesse, ennemie, butinee ou butineuse, amassee, chargeante, nouvelle, fortuite, malheureuse, avare, rapineuse » (Les Épithètes) − mortelle brille par son absence, l'acception nouvelle de « cadavre humain » n'ayant pas été retenue.
(2) Peut-être en souvenir du latin exuta mortalitate (Pline), littéralement « débarrassé, dépouillé de sa nature mortelle ».
(3) Et aussi : « Si l'homme célèbre dont nous venons rendre les dépouilles à l'éternel repos » (Pierre-François Tissot, 1838), « Cette pelletée de terre que la main du prêtre jettera demain sur sa dépouille [celle du poète François Ponsard] » (Alfred Auguste Cuvillier-Fleury, 1867), « Toute la poésie dont les anciens voilaient et purifiaient la fin humaine [...], changeant la dépouille en une cendre » (Jules de Goncourt, 1869), « Le regretté confrère dont la dépouille gît à nos pieds » (Joseph d'Haussonville, 1884), « Il avait cru jeter la dépouille de Larsan à l'abîme » (Gaston Leroux, 1908), « L'âme immortelle qui se délivre de la dépouille du corps » (Romain Rolland, 1910), « J'éprouvais devant ce qui restait de Marie tout ce que signifie le mot "dépouille" » (Mauriac, 1932), « La dépouille de la petite morte » (Joseph Peyré, 1939), « Réunis ici, devant la dépouille de celui qui fut, pour nous tous, un [ami] » (Georges Duhamel, 1945), « L'interminable cortège qui, de l'Arc de Triomphe, conduisait au Panthéon la dépouille de Victor Hugo » (Claudel, 1950), « Après l'assassinat de Jaurès, Barrès vint s'incliner sur sa dépouille » (Jean Dutourd, 1977), « La nuit où la dépouille de Staline est retirée de son mausolée » (Hélène Carrère d'Encausse, 1984), « Tout le peuple de Paris accompagnait jusqu'au Panthéon la dépouille du poète » (Jean d'Ormesson, 1985).
(4) Et encore de nos jours, n'en déplaise à Colignon et consorts : « La dépouille de Napoléon », « La dépouille d'un mort, d'un défunt » à côté de « La dépouille mortelle d'une personne » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ; « Dépouille (mortelle), corps d'une personne morte [Larousse en ligne], le corps humain après la mort [Robert en ligne] » ; « Style recherché. Dépouille mortelle : corps d'une personne qui vient de mourir. Ils se sont recueillis devant la dépouille de leur ami. Le Président a fait son discours devant les dépouilles des victimes de l'accident » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove).
Remarque 1 : Dépouille (mortelle) passe pour un euphémisme soutenu et solennel de cadavre : « Le substantif dépouille emporte l'idée de quelque chose de grand » (Adolphe Mazure, Dictionnaire étymologique, 1863), « Les gens de peu laissent un cadavre, le commun un corps et les éminences une dépouille » (Bernard Cerquiglini, 2018), « La "dépouille mortelle" se substitue au cadavre » (Jean Pruvost, 2022). Il y aurait presque de quoi... mourir de rire, quand on songe, avec Martine Courtois (Les Mots de la mort, 1983), à la violence de la métaphore originelle, à ce déshabillage du corps conçu comme une peau animale, arrachée à l'âme et abandonnée à terre tel un rebut.
Remarque 2 : Selon les éditions du Dictionnaire de l'Académie, le mot cadavre se dit uniquement en parlant du corps humain (1694-1798), « surtout en parlant du corps humain » (1835-1878), « surtout en parlant de l'homme et des gros animaux » (1935).
Ce qu'il conviendrait de dire
La même chose ou La dépouille mortelle de la reine.