« Vous préféreriez jouer les Croates ou les Anglais ? »
(Harold Marchetti, sur leparisien.fr, le 10 juillet 2018)
Ce que j'en pense
J'en étais resté, pour ma part, à jouer contre quelqu'un quand il est question d'affronter un adversaire lors d'une rencontre sportive. Car enfin, jouer suivi d'un complément direct de personne n'a jamais signifié, en bon français, autre chose que « interpréter (un rôle, un personnage) » ou encore « railler ; tromper, abuser (quelqu'un) » : Cet acteur a joué Hamlet. Ne jouez pas les Cassandre (ou mieux : les cassandres) ! Cet escroc vous a joué (= s'est joué de vous).
Mais voilà que, sous l'influence de l'anglais (1), la construction transitive directe se répand dans le jargon sportif depuis le début du XXe siècle (2) : jouer un adversaire, jouer une équipe, d'où une équipe jouée... Et tant pis pour les risques d'équivoque : dire que « des footballeurs parisiens vont en province pour jouer les locaux » signifie-t-il, je vous le demande, qu'ils s'apprêtent à affronter l'équipe locale... ou qu'ils entendent passer pour des gens du cru, faire couleur locale ? Allons droit au but : mieux vaut se garder de jouer Andy Murray ou de jouer l'équipe d'Angleterre de football, leur langue se jouant déjà suffisamment de la nôtre. En ce qui concerne les Croates, l'affaire, depuis un certain 15 juillet 2018, paraît entendue... avec ou sans la préposition contre.
(1) « Par influence très probable de la syntaxe du verbe anglais play, jouer a reçu plusieurs usages transitifs en sport » (Dictionnaire historique de la langue française), « Jouer qqn, tour employé dans le monde du tennis pour jouer contre qqn, est un anglicisme » (Irène-Marie Kalinowska, La Préposition, 2018).
(2) « La Suisse, la Belgique, la Bohème et l'Angleterre doivent également jouer l'équipe de France [de football] » (L'Aéro, 1911), « [Telle équipe de rugby] ira jouer les locaux au Havre » (Le Populaire, 1928) ; « Jouer est en train de devenir un verbe actif », se désolait Abel Hermant à la même époque.
Remarque 1 : L'Académie jouerait-elle contre son camp ? Sur son site Internet, elle recommande de réserver l'expression jouer le rôle de à des emplois figurés : jouer le rôle de conseiller, de confident ; au sens propre, « un acteur tient le rôle de tel ou tel personnage, il joue tel ou tel personnage ». Pourquoi diable donne-t-elle alors, à l'article « jouer » de la neuvième édition de son Dictionnaire, le contre-exemple suivant : « Cet acteur a joué le rôle d'Oreste, a joué Oreste » ?
Remarque 2 : Voir également le billet Jouer (du piano).
Ce qu'il conviendrait de dire
Vous préféreriez jouer contre les Croates ou contre les Anglais ?