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Quelle drôle d'idée !

Quelle drôle d'idée !

« Vous ne nous ôterez pas de l'idée que vendre des actions JPM [J.P. Morgan], ce n'est pas si mal tombé pour la parentèle de Jamie Dimon [patron de ladite banque] dans le besoin. »

(Philippe Béchade, sur la-chronique-agora.com, le 30 octobre 2023.)

 

FlècheCe que j'en pense

 
Il est des cas, heureusement rares, où les ouvrages de référence nous égarent plus qu'ils ne nous éclairent. Prenez l'article « ôter » du Petit Robert ; on y lit : « Enlever (un objet) de la place qu'il occupait. Ôtez-lui ce couteau des mains. Figurément. On ne m'ôtera pas de l'idée que c'est un mensonge, j'en suis convaincu. » Passez à présent chez le concurrent Larousse : « Déposséder ou débarrasser quelqu'un de ; enlever, retirer. Ôtez-lui cette idée de l'esprit. » Ici, idée désigne ce qu'on enlève ; là, l'endroit d'où l'on enlève. Avouez qu'il y a de quoi semer le trouble dans les esprits... L'explication de cette apparente contradiction est à chercher dans la riche polysémie du mot : dans l'exemple de Larousse, idée s'entend avec le sens courant de « élaboration de l'esprit », alors que dans celui de Robert il désigne familièrement l'esprit lui-même en tant que siège de la pensée (comme dans : J'ai dans l'idée qu'il ne viendra pas. Il s'est mis dans l'idée de partir demain. Cela m'est sorti de l'idée, de la tête).

Difficile, au demeurant, de prendre pour argent comptant les avis des spécialistes dans cette affaire. Que l'on songe au TLFi, qui nous donne à croire que la locution n'a cours qu'à la forme négative et avec une complétive comme complément d'objet direct :

« Ne pas ôter à quelqu'un de l'esprit/de l'idée/de la tête que + complétive. Ne pas empêcher quelqu'un de croire que... On ne t'ôtera pas de l'esprit que le monde tout entier est à toi parce que tu es au centre (Claudel, 1925). Rien n'ôtera de la tête d'un paysan comme moi que le militaire a toujours faim et soif (Bernanos, 1936) » ( à l'article « ôter »).

Quand elle serait monnaie courante, cette construction est loin d'être la seule. Encore faut-il avoir la présence d'esprit de se rendre à l'article... « esprit » pour mettre la main sur un exemple à la forme positive (« Ôter une idée de l'esprit de quelqu'un ») et à l'article « idée » pour trouver un objet direct nominal ou pronominal (« Personne n'a pu lui ôter cette idée de la tête », « On ne m'ôtera pas cela de l'idée »).
L'Académie, de son côté, n'enregistre que le tour avec esprit à l'article « ôter » de la dernière édition de son Dictionnaire (« Vous ne lui ôterez jamais cela de l'esprit »), rejetant les variantes avec « idée » et « tête » à leurs entrées respectives : « On ne peut lui ôter cela de l'idée », « On ne peut lui ôter de la tête qu'il mourra bientôt » (huitième édition) (1). Quant à l'article « esprit », il renferme le seul exemple à la forme positive : « Ôtez cela de votre esprit » (notez la construction avec le possessif, en lieu et place de : Ôtez-vous cela de l'esprit). Une chatte lettrée n'y retrouverait pas les siens (d'esprits).

Renseignements pris dans les dictionnaires d'ancienne langue, l'expression originelle est ôter à quelqu'un une chose (morale, intellectuelle) de la tête, attestée (isolément ?) chez Chrétien de Troyes avec le sens de « le libérer de quelque chose qui gêne » : « Li osterons nos de la teste Tote la rage et la tempeste » (Le Chevalier au lion, vers 1177). On la retrouve, surtout à partir du XVIe siècle, déclinée en variantes orthographiques et syntaxiques :

(Avec cœur, comme siège de l'affectivité) « Mais ce que je vous ay dit lui ostoit le cuidier [= l'illusion, la fausse croyance] du cuer » (Le Roman de Méliadus, XIIIe siècle ?), « Oste tes pensees de ton cuer » (Grandes Chroniques de France, XIVe siècle), « Ostez de vostre cuer toute pensee et trouble » (Jean Wauquelin, vers 1448), « Pour luy oster ceste jalousie du cœur » (François de Belleforest, 1571).

(Avec tête, comme siège de la conscience et des facultés mentales) « On ne me sçauroit oster cela de la teste » (Mathurin Cordier, 1538), « On ne te sçauroit oster de la teste qu'il n'y aie du sel aux pierres » (Bernard Palissy, 1563), « Pour luy oster ceste fantasie et tristesse de la teste » (François de Belleforest, 1567).

(Avec esprit) « Si voulez ouster de vostre esprit toutes ces tristes pensees » (Jean Bouchet, 1527), « La maison de France [...] Luy oste de l'esprit la sombre pesanteur » (Ronsard, 1584), « Tout en tout est divers : ostez-vous de l'esprit Qu'aucun estre ait esté composé sur le vostre » (La Fontaine, 1678).

(Avec fantaisie, ancien synonyme de imagination) « Ostez ceste opinion de vostre fantasie » (Marguerite de Navarre, avant 1549), « Ne me sauroit on oster de la fantasie que [...] » (Guillaume Des Autels, 1551), « Ostez-moy cela de vostre phantasie » (Henri Estienne, 1565).

(Avec imagination) « Ostez de vostre imagination ce qui vous peut troubler » (François de Sales, 1619), « Pour luy oster cette amour de l'imagination » (Roland Le Vayer de Boutigny, 1665).

(Avec opinion) « Je supplie un chacun d'oster cela de son opinion » (Gaspard de Coligny, avant 1572), « Voylà pourquoy on ne sçaroit oster de l'opinion de plusieurs qu'il n'eust quelque démon qui le tint par la main » (Brantôme, avant 1614), « Je veus vous oster de l'opinion [que...] » (Agrippa d'Aubigné, avant 1630).

(Avec entendement) « Oste cela de ton entendement » (Nicolas Herberay des Essarts, 1541), « Je ne me puis oster de l'entendement [que...] » (Guillaume du Vair, 1594), « Pour luy oster de l'entendement beaucoup de sinistres soubçons » (Pierre du Jarric, 1614).

(Avec mémoire) « D'avantage faudra luy oster de la memoire [ses] affections temporelles » (Pierre Milhard, 1608), « Ostez de vostre memoire que [...] » (Le Mercure françois, 1611). (2)

Il faut attendre le début du XVIIIe siècle, semble-t-il, pour que idée s'invite dans la liste :

« Il ne peut m'ôter de l'idée l'horreur que j'ai pour un crime aussi noir » (La Clef du cabinet des princes de l'Europe, 1706), « Je ne puis m'ôter de l'idée qu'il cherche à vous connoître plus particulièrement » (Madeleine-Angélique de Gomez, 1730), « [Il] Ne sçauroit s'ôter de l'idée Que cela présage malheur » (Louis-Antoine Dornel, 1739), « On ne m'ôterait pas de l'idée que votre commerce renforce bien des faibles » (Jean-Antoine Roucher, 1797), « Vous ne m'ôterez pas de l'idée que votre Rassi vous a volé » (Stendhal, 1839), « Je ne puis m'ôter de l'idée que ma compagnie vous embarrasse » (George Sand, 1843), « Pour lui ôter de l'idée toute hypothèse sérieuse » (Flaubert, 1846), « Vous n'ôterez pas de l'idée aux compatriotes de notre ami Berlioz que [...] » (Hippolyte de Villemessant, 1854), « Je ne peux m'ôter de l'idée que c'est peut-être après tout le libertin qui a raison » (Ernest Renan, 1880), « On ne m'ôtera pas cela de l'idée » (Jean Richepin, 1881), « Ôtez-vous de l'idée que mon penchant ait tourné à la monomanie » (Colette, 1943). (3)

Pour le coup, cette chronologie n'a rien que de très compatible avec la date de première attestation de idée au sens de « esprit qui élabore les idées », laquelle ne serait pas antérieure au milieu du XVIIe siècle si l'on en croit le Dictionnaire historique de la langue française : « [Elle] n'avoit rien que Pinuçe en l'idée » (La Fontaine, 1666).

Mais voilà que les choses se compliquent. ll se trouve que idée fait partie de ces substantifs (avec annonce, bruit, crainte, désir, fait, joie, pensée, peur, sentiment, souhait, volonté...) qui peuvent être suivis d'une complétive introduite par que : « Il reprenait l'idée que la terre est ronde » (Pierre Gaxotte, 1951), « L'idée que cela fût possible paraissait naguère inconcevable » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Partant, (ne pas) ôter à quelqu'un de l'idée / que + complétive en vient à concurrencer la construction (ne pas) ôter à quelqu'un / l'idée que + complétive, formée sur le modèle de ôter quelque chose (la vie, l'envie, les illusions, etc.) à quelqu'un. Comparez : « Ce préambule étoit nécessaire pour vous ôter de l'idée que je sois une lectrice habituelle de votre feuille » (Journal général de la cour et de la ville, 1790) et « Je vous dis cela [...] pour vous ôter l'idée que je suis aux antipodes » (Mme de Sévigné, 1675) ; « [Ils] ne m'ôteront pas de l'idée que j'ai raison » (Lucien Muhfeld, 1893) et « Ils n'arriveront pas à m'ôter l'idée que j'ai raison » (Dictionnaire Usito) ; « Rien ne m'ôtera de l'idée que la pauvre femme me quitte malgré elle » (Alexandre Dumas, 1847) et « Rien ne m'ôtera l'idée que cet homme est protégé par une puissante sorcellerie » (Gérald Messadié, 2010). Elle n'est pas belle, notre langue ?

Reste encore un dernier point à éclaircir : peut-on ôter à quelqu'un une idée... de l'idée ?
Eh quoi ! vous en faites, une tête !

(1) Comparez avec la première édition (1694) : « On dit figurément Oster quelque chose de l'esprit, de la teste, de la fantaisie à quelqu'un pour dire Faire en sorte qu'il n'y pense plus, qu'il n'y adjouste plus de foy. Vous ne lui osterez jamais cela de l'esprit. J'ay si bien fait que je me suis osté cela de la teste, de l'esprit » (à l'article « oster »).

(2) On pourrait encore mentionner les variantes avec enlever : « Enlever de l'esprit des hommes mille scrupules importuns » (Pierre Poiret, 1687), « On ne lui en enlevoit pas du cœur le desir » (Pierre Postel, 1710), « Il est des superstitions maritimes que rien n'enlèvera de l'esprit des matelots » (Raoul de Navery, 1882), « Vous ne m'enlèverez pas de la tête que vous n'êtes que des chiens enragés » (Yasmina Khadra, 2006) et avec retirer : « On ne vous retirera pas de l'esprit [que...] » (Abel Hermant, 1935), « Je ne pouvais pas lui retirer de la tête cette idée saugrenue » (Naïm Kattan, 1974), « Retire-toi cela de la tête, pauvre idiote » (Isabelle Hausser, 2010).

(3) Avec enlever : « Rien [...] ne peut enlever de l'idée au spectateur [que...] » (Ferdinand Guillon, 1843), « Rien ne m'enlèvera de l'idée que [...] » (Proust, 1927), « J'allais pas lui enlever de l'idée qu'il s'était passé des choses au fond des bois » (Céline, 1960). Avec retirer : « Rien ne pouvait leur retirer de l'idée qu'ils allaient tête baissée dans quelque piège » (Théophile Dinocourt, 1834), « Vous ne me retirerez pas de l'idée que Jordanet est innocent » (Jules Mary, 1897), « Rien ne me retirera de l'idée que [...] » (Henri Duvernois, 1928).


Remarque 1 : Il convient de distinguer l'expression du jour de l'ancienne construction ôter quelqu'un de quelque chose, qui est attestée au sens voisin de « le délivrer d'une situation désagréable » : « Le [= Tristan] reconfortez et l'ostez de ceste folie ou il a mis son cuer » (Roman de Tristan en prose, fin du XIIIe siècle) et qui perdure dans la locution ôter quelqu'un d'un doute : « Vous arrivez à point pour m'ôter d'un doute » (Albert Camus, 1953).

Remarque 2 : Ce sujet a déjà été abordé en 2016 par Bruno Dewaele dans un... billet paru sur son excellent site À la fortune du mot. On s'y reportera sans compter.

 

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