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Quand les Jeux perdent la boule...

Quand les Jeux perdent la boule...

« Les porte-drapeaux des quelque 205 délégations entament un dernier tour de piste sur une planisphère à la sauce Star Wars. »
(Marine Brunner, sur watson.ch, le 11 août 2024.)

 

 

FlècheCe que j'en pense


Loin de moi l'intention de jouer les rabat-joie : les JO de Paris 2024 sont une réussite, tant sur le plan des résultats sportifs que sur celui de l'organisation. Et je ne parle pas de cette liesse nationale dont seul le sport semble pouvoir allumer la flamme. Mais ce n'est pas faire preuve de mauvais esprit que d'observer que la langue française, elle, était un peu moins à la fête.

Pourquoi la plupart de nos médias nationaux ont-ils repris en chœur la graphie hybride (mi-anglaise mi-française) « Golden Voyageur » pour désigner le personnage en habits dorés de la cérémonie de clôture ? Et que dire de ce pauvre planisphère que les commentateurs, abusés par le genre de sphère, se sont obstinés à faire du féminin ? Les champions de la langue française, passés maîtres dans l'art de déjouer les pièges de notre idiome, sont pourtant unanimes :

« Quoique ce mot [planisphère] soit un composé de sphère, qui est du féminin, l'usage l'a fait masculin » (Féraud, Dictionnaire critique, 1787).

« Le genre, en français, offre de nombreux pièges. On dit une sphère, une atmosphère, mais un hémisphère, un planisphère » (René Georgin, Le Code du bon langage, 1959).

« L'usage − il a parfois ses caprices ! − a fait du masculin planisphère et hémisphère » (Grevisse, Problèmes de langage, III, 1964).

« Contrairement au nom sphère, ce terme [planisphère] est du genre masculin » (Jacques Capelovici, Guide du français correct, 1992).

Enfin, unanimes, c'est vite dit... Viennent semer le trouble :

  • les écrits de plus d'un auteur de haut niveau : « La planisphere » (Claude Duret, 1594), « Une planisphère » (Pierre Le Roy, 1758 ; Aubin-Louis Millin, 1790 ; Henri Morice, 1924 ; Paul Morand, 1929), « La planisphère soulevée » (De Gaulle, 1950), « La planisphère » (Claude Roy, 1953 ; Jules Roy, 1970), « La planisphère de ses grains de beauté » (Montherlant, 1957), « Une planisphère » (Max Gallo, 1984 ; Claude Frochaux, 1996 ; Françoise Giroud, 1997 ; Yann Moix, 2017) (1) ;
  • le Dictionnaire historique de la langue française, qui laisse entendre que l'intéressé a d'abord été tenu pour un représentant du beau sexe : « Planisphère, terme de géographie devenu courant [...], désigne d'abord comme nom féminin (1555) une carte qui représente l'ensemble du globe terrestre en projection plane. » Quelle mouche a donc piqué les équipes de feu Alain Rey ? Car enfin, vérification faite, c'est bien « un planisphere » qui figure dans le traité de Jacques Bassentin (Amplification de l'usage de l'astrolabe, 1555) (2) ;
  • Louis-Nicolas Bescherelle qui, dans son Dictionnaire national (1847), enregistre le mot comme féminin : « Planisphère, s. f. », mais l'emploie avec l'article masculin : « L'astrolabe est un planisphère céleste, et la mappemonde un planisphère terrestre. » Plus inclusif, tu meurs ! (3)
  • l'enseignante Yannick Portebois, qui croit savoir que l'Académie française, à la fin du XIXe siècle, aurait « adm[is], d'après l'étymologie, le genre féminin pour hémisphère et planisphère comme pour atmosphère » (Les Saisons de la langue, 1998) (4). Force est de constater que cette tolérance, si tant est qu'elle ait jamais eu cours quai Conti (là même où la chanteuse Aya Nakamura se produit à l'occasion), n'est plus à l'ordre du jour : « Il n'est pas rare d'entendre une planisphère. On peut comprendre cette faute puisque les noms en -ère sont majoritairement féminins et que la proportion est écrasante quand il s'agit des noms en -sphère, tous féminins [biosphère, hydrosphère, stratosphère...], à l'exception d'hémisphère et, justement, de planisphère. Il n'en reste pas moins que faire de ces masculins des féminins est une faute et qu'il convient de rendre à ces différents noms leur véritable genre » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 2017).


De quel côté se tourner, pour éclairer ce débat, sinon vers l'étymologie, justement ? Sphère, réfection savante de espere, vient du féminin latin sphaera (« boule, boulette ; globe, sphère céleste »), lui-même issu du féminin grec sphaira. En toute logique, ce genre s'est conservé en français. Mais le cas des composés hémisphère et planisphère est différent. Le second, formé de l'élément plani- (tiré du latin planus, « plat, de surface plane »), aurait été fait, nous dit-on, sur le modèle du premier, emprunté au XIVe siècle (sous la graphie emispere) du grec hêmisphairion, par l'intermédiaire du latin hemisphaerium. Et c'est là que les choses se compliquent. « Ces mots latin et grec sont neutres, lit-on sur un blog(ue) de langue, et le masculin s'est donc imposé en français. » C'est, il me semble, aller un peu vite en besogne. Certes, la plupart des noms latins neutres ont été masculinisés en passant en français, mais les naturalisations au féminin ne sont pas exclues : que l'on songe à oleum, qui a donné huile. Il n'est pas rare, au demeurant, que le genre des noms français correspondant à des neutres latins ait été hésitant :

Amulette (du neutre amuletum) : « Des amulettes plus puissantes » (Agrippa d'Aubigné, avant 1630), « Certains amulettes que les femmes lui avaient attachés au cou » (Paul-Louis Courier, 1828).

Exemple (du neutre exemplum) : « Encor vueil j'un exemple mestre En rime » (Guillaume de Machaut, 1357), « Une exemple que raconte Titus Livius » (Antoine de La Sale, vers 1445).

Horloge (du neutre horologium) : « La roe d'une horloge », « Comme d'un horloge » (Oresme, vers 1377).

Orge (du neutre hordeum) : « On aura de l'orge moulu » (Bossuet, avant 1704), « De l'orge moulue » (Supplément à l'Encyclopédie, 1795).

Le mot atmosphère lui-même (composé du grec atmos, « vapeur humide ») a été donné comme masculin dans les premières éditions (1694-1740) du Dictionnaire de l'Académie, avant de changer d'état civil : « L'atmosphère africain » (Voltaire, 1764), « Vos regards noyés dans un vague atmosphère » (Lamartine, 1830).

Vous l'aurez compris : le suffixe -sphère mérite assurément de se voir décerner la médaille d'or dans la catégorie des séries désaccordées...

(1) Exemples réguliers au masculin : « J'avois acheté un planisphere céleste pour étudier les constellations » (Rousseau, 1782), « Le vaste planisphère étalé sur la table » (Jules Verne, 1870), « Le vernis écaillé d'un planisphère » (Alain Fournier, 1913), « Considérez un planisphère » (Paul Valéry, 1919), « Comme un planisphère » (Jean Dutourd, 1963), « Au mur, un planisphère » (Étienne de Montety, 2023).

(2) La même erreur se trouve à l'article « plani- » du TLFi : « Parmi les formations anciennes, on relève planisphère (fém. 1555, masc. 1680) » et jusque dans les hautes sphères lexicographiques (Grand Larousse et Grand Robert).

(3) Même inconséquence relevée dans le dictionnaire en ligne Cordial : « Planisphère, nom masculin singulier. Éviter de confondre la mappemonde et la planisphère. »

(4) Sans doute Portebois fait-elle allusion à la note présentée en 1893 à la commission du Dictionnaire par l'académicien Octave Gréard, lequel s'interrogeait sur certaines irrégularités de genre : « D'où vient qu'hémisphère et planisphère sont du masculin, alors que le féminin, qui est seul conforme à l'étymologie, a été attribué à atmosphère ? »

Remarque 1 : Selon Dupré, planisphère « tient son genre non du mot sphère mais de l'élément plan ». C'est aussi aberrant que d'affirmer que hémisphère tient son genre de l'élément hémi- !

Remarque 2 : De façon plus pertinente, Dupré ajoute : « C'est une faute trop fréquente de faire ce mot [planisphère] féminin. C'en est une plus grave de l'employer pour désigner un globe terrestre. » Même son de cloche chez Hanse, à propos de mappemonde (qui, soit dit en passant, est du genre féminin en dépit de monde !) : « L'Académie et le meilleur usage refusent d'admettre le sens courant, toujours suspect mais qu'on trouve chez d'excellents écrivains [de Théophile Gautier à Patrick Rambaud, en passant par Michelet, Maupassant, Bosco, Bernanos, Bazin, Genevoix, Simenon, etc.], de "globe représentant la sphère terrestre et monté sur un pied". » Cette altération, « fort ancienne et fort courante » (dixit Goosse), s'explique par des considérations d'expressivité, selon Grevisse : « Pour l'usager moyen, mappemonde est beaucoup plus suggestif, plus sonore aussi que globe terrestre ; il éveille tout de suite l'image du monde et sa rotondité (Problèmes de langage, III, 1964). À moins qu'elle ne trouve son origine dans cette observation de Jean Fusoris : « Il est assavoir que qui vouldroit faire justement et precisement la mappemonde ou la carte marine, il se feroit tres bien sus ung instrument rond comme une boule. Mais qui le voudroit faire en plat, comme sur une pelz de parchemin, proprement il fauldroit que ce feust en la maniere que on fait l'instrument de la saphee. Car par cest maniere on ramaine proprement le rond au plat » (Traité de cosmographie, 1432).
Quant à la différence entre planisphère et mappemonde, elle est difficile à établir avec certitude, tant les avis des spécialistes divergent, voire se contredisent. Jugez-en plutôt : « Mappemonde désigne une carte plane représentant le globe terrestre, c'est-à-dire un planisphère » (Hanse, 1987), « Le plus souvent, un planisphère représente la surface de notre globe sous la forme d'un vaste rectangle, où les régions voisines du pôle apparaissent démesurément agrandies par rapport à celles qui sont proches de l'équateur. C'est pourquoi on lui préfère souvent cette autre carte plane, généralement formée de deux cercles tangents représentant à gauche l'hémisphère occidental et à droite l'hémisphère oriental, et appelée mappemonde (du latin mappa mundi, "nappe du monde") » (Capelovici, 1992), « Alors qu'une mappemonde représente les deux hémisphères en deux cercles séparés et accolés, un planisphère représente le globe [terrestre] d'un seul tenant, soit sur une carte rectangulaire (selon une projection inspirée de celle de Mercator), soit selon une projection ellipsoïdale » (Yves Lacoste, géographe, 2003), « Un planisphère représente aussi les deux hémisphères du globe terrestre, mais il peut également représenter ceux de la Lune ou d'un autre astre [contrairement à une mappemonde] » (Jean-Joseph Julaud, 2011), « Par extension. Mappemonde céleste, carte représentant en projection la position des étoiles en deux cercles placés côte à côte » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, 2000). Quand on vous dit que quelque chose ne tourne pas rond dans cette affaire...

Quand les Jeux perdent la boule...
Planisphère vs Mappemonde

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Un planisphère.

 

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C
Le grec ancien utilisait deux mots sphairia (σφαῖρα) et sphairion (σφαιριον). Le premier est déjà attesté chez Homère (Nausicaa jouant "à la balle" dans l'Odyssée), le second étant un diminutif et apparaissant plus tard pour désigner des objets de petite taille (bille chez Platon, pilule, jeton et même l'atome conçu par Démocrite [source Bailly]). <br /> Le résultat tardif (latin, vieux français) est que le féminin a été utilisé pour tout ce qui était conceptuel (géométrie, astronomie, alchimie, religion), le masculin pour des objets, des outils. Arbitraire pour notre époque, cela était intuitif dans la langue ancienne. Il doit y avoir d'autres exemples de ce type, que je n'ai pas eu le temps de chercher mais que j'essaierai de donner ultérieurement ici en commentaire.
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A
Pourquoi chercher de la logique dans une langue qui n'en a pas. Pourquoi dit-on une chaise et un fauteuil ?<br /> Le français - les Français - qui se pique(nt) de révolutions et d'ordre logique n'aime(nt) en fait que la routine et la confusion.
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P
Encore merci pour vos explications. Mais ce qui m'a perturbé dans votre billet (parce que pour ce qui est de "planisphère", j'employais abondamment le masculin), c'est la remarque 2.<br /> D'abord parce que j'employais le mot "mappemonde" au sens décrié (voir l'article du CNRTL) de globe.<br /> Ensuite parce que je ressens comme un manque : autant pour le planisphère vous évoquez la projection de Mercator, autant pour la mappemonde vous ne parlez pas du type de projection, et j'en reste sur ma faim. La consultation d'Internet ajoute à la confusion : on y voit principalement des représentations nommées mappemondes ne se conformant pas aux indications de Jacques Capelovici.  J'emploie le mot un peu vague "indications" parce que Jacques Capelovici emploie les mots "le plus souvent", "souvent" et "généralement". Le contraire du radicalisme intégriste (et encore plus de l'intégrisme radical).
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