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Prise de tête(s)

« Le bras de fer entre les syndicats et le gouvernement se poursuit donc, prenant en otages les usagers. »
(Lucie Nuttin, sur bfmtv.com, le 15 juin 2016)   

 

 

 

FlècheCe que j'en pense


Loin de moi l'intention de prendre notre journaliste en traître, mais si l'on en croit le Larousse en ligne « l'usage laisse otage au singulier dans l'expression en otage : les gangsters ont pris en otage trois clients de la banque ; mais : trois clients de la banque sont gardés comme otages ». Tel semble être également l'avis de Girodet : « On écrit, avec otage au singulier, garder en otage (plusieurs personnes). » C'est que l'on perçoit traditionnellement dans en otage une locution figée (*), donc invariable, contrairement à comme otage ou pour otage, où le nom est davantage ressenti comme un attribut. Comparez : « Les personnes que l'on donne en otage sont aussi, à proprement parler, des gages pour l'assurance de quelque promesse » (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert), « Jean sortit enfin de la tour de Londres après quatre ans, en donnant en otage son frère et deux de ses fils » (Voltaire), « François Ier accepta le traité de Madrid, donnant ses deux fils en otage à son ennemi » (Jacques Bainville), « Livrez-moi des enfants nobles en otage » (Anatole France), « Des touristes furieux d'être "pris en otage" par des cheminots grévistes » (Gérard Oberlé), « Que soient prises en otage, à l'avenir, toutes les aventures spectaculaires » (Jacques Attali), mais « Prisonniers retenus comme otages » (Petit Robert), « Ayant pris pour otages cinquante des principaux de la ville, et autant de jeunes enfants » (Dictionnaire pour l'intelligence des auteurs classiques, grecs et latins, 1787), « Pour cela, donnez pour otages moi et mon frère » (Dictionnaire de la langue des troubadours, 1840), « Les ennemis se firent donner des villes pour otages » (Littré), « On m'avait menacé, à cause de mon nom, d'arrêter mes parents comme otages » (Villiers de l'Isle-Adam), « Les notables sont tenus pour otages » (Maurice Barrès).

Force est pourtant de constater que l'usage, en la matière, n'est pas aussi bien fixé qu'on voudrait nous le faire croire. L'Académie n'a-t-elle pas longtemps prôné l'invariabilité dans les anciennes éditions de son Dictionnaire (« On donna six seigneurs, six officiers, six magistrats en otage »), avant de changer son fusil d'épaule dans la dernière : « Le juge d'instruction fut pris en otage par le prévenu. Des terroristes ont pris en otages les passagers de l'avion » ? À l'inverse, les exemples au pluriel ne sont pas rares en ancien français : « Li meteroient leur enfanz en ostages », « Estre et demourer en ostages par devers l'Empereur », « Ayant pris en ostages les enfans de Ragenart ». Pour ne rien simplifier, Bescherelle porte sur le sujet un regard encore différent : « Ils ont été pris en otage(s). Reste au singulier au sens figuré. Les villes sont prises en otage. »

Résumons : si l'unanimité semble acquise sur le fait que otage varie toujours dans comme otage, pour otage, l'expression en otage est considérée, par les uns, comme figée, par les autres, comme variable selon le nombre de personnes détenues ou selon le sens (propre ou figuré). Avouez que l'on a connu position mieux établie... La confusion est telle qu'il n'est pas rare de prendre des dictionnaires en flagrant délit de contradiction au sein d'une même édition : chez Robert, « Des journalistes ont été pris en otages » mais « Un pirate de l'air : personne qui prend en otage l'équipage et les passagers d'un avion » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove, respectivement aux entrées « otage » et « pirate ») ; dans le camp d'en face, « [Il] revient en France, laissant deux de ses fils en otage » mais « Ces derniers, à partir de 1985, prennent en otages des Occidentaux » (Petit Larousse illustré 2005, respectivement aux entrées « Jean II le Bon » et « Liban »). À la décharge des contrevenants, Thomas concède qu'« on est souvent embarrassé pour savoir à quel nombre on doit mettre les noms précédés de la préposition en dans certaines expressions ». C'est peu de le dire !

(*) L'ambivalence des origines du mot otage n'est sans doute pas étrangère au phénomène. Vraisemblablement dérivé de hôte − qui, en latin, s'est dit hostis, hostem (« l'étranger, l'ennemi », d'où hostile), puis hospes, hospitem (« celui qui donne ou reçoit l'hospitalité ») −, le substantif possède à la fois les valeurs de « logement, demeure » et de « caution, échange, garantie », d'où l'expression prendre en ostage, qui a signifié « prendre dans sa maison (spécialement une personne comme caution de l'exécution d'une promesse, d'un contrat, d'un traité) » − les otages, précise le Dictionnaire historique de la langue française, « étant généralement logés dans la maison du souverain auprès duquel ils avaient été envoyés ». Par métonymie, on est passé de la désignation du lieu (la demeure) à celle de la personne qui y est retenue comme garantie et, par extension, de toute personne dont on s'empare et que l'on utilise comme moyen de pression, de chantage.

Remarque 1 : D'aucuns feront observer, avec quelque apparence de raison, que la situation des usagers « pris en otage(s) » par les syndicats n'a rien de comparable avec, par exemple, celle des journalistes retenus dans des pays en guerre. Partant, est-on fondé à parler de prise d'otages à propos de « simples » conflits sociaux ? Oui, répond sans détour le Dictionnaire historique de la langue française : « Au figuré, prendre en otage se dit des actions revendicatives (grèves, manifestations) entraînant une gêne à l'égard d'usagers (des transports notamment). » Même bienveillance du côté de l'Académie, qui n'a pas hésité à entériner cette acception dans la dernière édition de son Dictionnaire  : « Par affaiblissement. Des usagers pris en otages par les grévistes. » C'est que la valeur du mot otage a fortement varié au cours des siècles, par renforcement ou par affaiblissement, depuis l'objet de contrat, autrefois retenu à demeure comme garantie, jusqu'à l'objet de chantage, qu'il soit privé de sa liberté le temps d'obtenir ce que l'on exige, fusillé sans autre forme de procès pour impressionner les populations... ou simplement gêné dans son quotidien pour faire pression sur une collectivité. À y bien regarder, du reste, la notion de marchandage originellement attachée au terme otage semble moins reniée dans un contexte de conflit social que dans un contexte de terrorisme.

Remarque 2 : Selon l'Académie, Bescherelle, Girodet, Hanse et Thomas, on dit un otage même quand il s'agit d'une femme : Cette princesse était un otage précieux. Le féminin une otage est toutefois attesté depuis la fin du XIXe siècle : « Il transforma la mère de l'empereur en une otage et une auxiliaire dévouée de l’Église romaine » (Abel-François Villemain), « Une otage a été libérée » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove). De là à concevoir la condition d'otage comme une véritable « profession », sujette à une féminisation lexicale...

Remarque 3 : Otage s'est écrit ôtage (ou hôtage) pour marquer la disparition du s de l'ancien français ostage (ou hostage). Mais l'o n'étant pas long, le substantif n'a pas conservé son accent circonflexe, contrairement à hôte.

 

FlècheCe qu'il conviendrait de dire


Les usagers sont pris en otage (selon Larousse) ou en otages (selon l'Académie).

 

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