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Prise de tête

Prise de tête

« David [Hallyday, photo ci-contre] n'en oublie pas ses petites sœurs, Jade et Joy. Il souhaite qu'elles soient parties prenantes dans cette succession. »
(Marine Madelmond, sur gala.fr, le 9 octobre 2018)  

 
(photo Wikipédia sous licence GFDL par Ulrike Liebrenz)

 

FlècheCe que j'en pense


Loin de moi l'intention d'attiser le feu (à défaut de l'allumer) dans une affaire que chacun reconnaîtra brûlante, mais je vous laisse imaginer ce qu'elle avait, ma gueule, après avoir pris connaissance de ces quelques lignes. Car enfin, je vous le demande, l'attribut partie prenante peut-il prendre la marque du pluriel dans l'expression être partie prenante ? Non, si l'on en croit Grevisse : « Tour figé : être partie prenante », écrit l'ancien taulier du Bon Usage dans la partie « Absence de l'article ». Autrement dit, pour qui sait lire entre les lignes, partie prenante est variable quand il forme un groupe nominal autonome et invariable quand il est construit sans déterminant dans la locution verbale être partie prenante (surtout employée de nos jours au sens figuré de « avoir des intérêts communs dans, participer activement à [une entreprise, une affaire, un projet quelconque] »). Comparez : « Le créancier, le fournisseur, le client, le dirigeant, le salarié, l'actionnaire sont des parties prenantes » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) et « Ils se considéraient comme partie prenante de l'honneur que vous m'avez décerné » (Jacques de Bourbon Busset, sur le site Internet de l'Académie), « Ils ne se sentent plus partie prenante de la communauté nationale » (Xavier Boissaye, dans la revue Défense de la langue française). Même constat avec sa sœur jumelle partie intégrante : « Ces articles sont des parties intégrantes du règlement » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), à côté de « Tous ces parlers sont partie intégrante de la langue française » (Damourette et Pichon). Mais voilà que l'Office québécois de la langue française se la joue rebelle, en prenant le parti d'établir une distinction entre la graphie au singulier et celle au pluriel : « Dans être partie à ou dans, le singulier indique que le sujet pluriel forme une même partie (partie est alors un collectif), et le pluriel signifie que les éléments qui composent le sujet pluriel sont autant de parties : Elles sont partie prenante dans cette affaire (ou Elles sont parties prenantes dans cette affaire). » Pas sûr, à ce petit jeu-là, que le commun des mortels s'embarrasse de pareille subtilité, d'ailleurs difficile à vérifier, quand lui prend l'envie de faire une partie... D'autant que, pour ne rien simplifier, le même Office québécois réserve un traitement différent à partie intégrante : n'écrit-il pas que, dans le cas où ladite locution est introduite par le verbe être, elle « prendra la marque du pluriel si elle est précédée d’un déterminant pluriel ; autrement, elle demeure invariable » ? Plus question, cette fois, de savoir si l'on se réfère aux membres d'une seule partie ou de plusieurs...

C'est qu'il y a partie et partie : l'élément (indispensable à l’intégrité) d’un tout et la personne physique ou morale qui participe à, qui est engagée dans (un acte juridique, un contrat, une convention), comme dans partie adverse, partie civile, partie plaignante, partie opposante... Formé du substantif féminin pris dans cette seconde acception et de l'adjectif prenante mis pour « qui reçoit, qui a droit à une attribution (en particulier de l'argent) », partie prenante a d'abord désigné, en droit administratif, une personne qui touche un mandat de paiement en qualité de créancier de l'État, puis, par extension, toute personne fondée à recevoir une somme d'argent : « Tant sur la partie prenante, et qui se seroit fait assigner sur lesdits deniers, que sur le receveur qui en auroit fait le payement » (Arrêt de la cour sur l'exécution d'un édit de Charles IX, 1566), « Afin que [...] les parties pregnantes puissent estre payees de leurs ventes » (Nicolas Barnaud, 1582), « C'est une partie prenante. Payé aux parties prenantes. Les parties prenantes ont fourni leurs quittances » (Dictionnaire des finances, 1727), « Prélèvera-t-on une somme proportionnelle sur chaque partie prenante ? » (Chateaubriand, 1825) et, au figuré, toute personne intéressée dans une action, une affaire quelconque : « À quoi bon les fabricants [...], interposés entre l'ouvrier qui produit et le commissionnaire qui achète ? pourquoi cette partie prenante dans une industrie où deux suffisent ? » (Jean-Baptiste Monfalcon, 1834). Ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle que ladite expression commence à être employée sans déterminant, au sens propre : « [Interdiction] de faire aucun payement à ceux qui sont parties prenantes » (Traité de la vente des immeubles par décret, 1739), « Celui qui est partie prenante dans une succession » (Arrêt du 14 mars 1810), « Les cessionnaires étaient parties prenantes » (Guillaume-Jean Favard de Langlade, 1823), puis au sens figuré : « Le fœtus et le nouveau-né appartiennent, comme la mère, à l'état puerpéral, puisqu'ils sont partie prenante dans la gestation et dans l'accouchement » (Paul Lorain, 1855), « Le platine ou l'acide ne sont pas, pour ainsi dire, partie prenante dans l'opération » (Claude Bernard, 1865), « Sceller [...] une réconciliation où nous n'étions point partie prenante » (Alphonse Despine, 1869), « Je veux être partie prenante dans une de ces délicieuses intrigues qui se jouent tous les soirs à Paris » (Émile de Najac, 1872). Il ne vous aura pas échappé que, dans ces exemples anciens du moins, la tendance était à laisser le temps à (être) partie prenante de varier au sens propre, mais pas au sens figuré (1). Le doute est donc permis dans l'affaire qui nous occupe...

Mais là n'est pas le seul écueil que nous réserve notre locution ; que l'on songe au choix de la préposition introduisant l'éventuel complément : doit-on opter pour dans, de, à... ? Les avis sont pour le moins partagés, comme chacune des parties peut en juger : « Des parties prenantes au budget » (Balzac), « Il y a soixante mille parties prenantes pour la rente à Paris » (Stendhal), « La France [...] fut partie prenante au Conseil international de la langue française » (Claude Hagège), « Étant lui-même partie prenante dans ce système » (Alain Rey), « Les traités auxquels la France n’est pas partie prenante » (Hélène Carrère d'Encausse), « Être partie prenante d'un complot » (Jean-Pierre Colignon), « Les mots de la francophonie sont partie prenante du renouvellement régulier de la nomenclature » (Jean Pruvost), « Les parties prenantes d'un conflit » (Robert), « Chaque partie prenante de la succession devra être présente. L'État est partie prenante dans la négociation de ce traité » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Pris à partie sur ce délicat sujet, Martine Rousseau et Olivier Houdart croient pouvoir affirmer, sans plus d'argument (2) : « On est "partie prenante de", et non "partie prenante à" » (Le P'tit Dico du journal Le Monde). L'académicienne Hélène Carrère d'Encausse en jaunit à l'idée...

Vous l'aurez compris : dans cette affaire comme dans d'autres, les spécialistes de la langue ont bien du mal à accorder leurs guitares électriques. Gageons que ce n'est là que partie remisante... pardon, remise !


(1) Cette tendance souffrait quelques exceptions : « Les bienheureux obligataires qui gagnent sont partie prenante aux 375 000 francs de primes distribuées » (Henri Cozic, 1885), « Toutes les opinions sont parties prenantes à la vérité » (Henri-Frédéric Amiel, 1869).

(2) D'aucuns soupçonneront une analogie avec la construction être (ou faire) partie intégrante de...


Remarque
 : Voir également les billets Partie intégrante et Parti / Partie.

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Elles sont partie prenante (selon Grevisse ?) dans cette succession.

 

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M
Bonjour,<br /> J'ai été une grande fan de Johnny Hallyday et je déplore cette sordide affaire de succession qui entache l'image de ce grand chanteur. Toutefois, mon propos n'est pas de débattre de ce sujet mais du pluriel de "partie prenante" que vous attribuez à David Hallyday. Et pour être honnête, j'ai appris à cette occasion que cette expression ne prenait pas la marque du pluriel. Merci pour cette information.<br /> L'article que vous citez ayant été rédigé par Marine Madelmond, sur gala.fr,  ne croyez-vous pas qu'il conviendrait d'en imputer plus clairement la faute à cette rédactrice ?<br /> Je dois dire qu'au-delà de cette "prise de tête", force est de constater que le Français est de plus en plus malmené, notamment par ceux qui devraient en être les ambassadeurs, comme bon nombre de journalistes, politiques, etc... Pour exemple, ce fameux et exécrable "au final" qui est bien adopté par tous.<br /> Je conclurai en citant Michel Serres : "Un pays qui perd sa langue perd sa culture ; un pays qui perd sa culture perd son identité ; un pays qui perd son identité n'existe plus. C'est la plus grande catastrophe qui puisse arriver." <br /> Encore toutes mes félicitations pour votre blog que j'adore et que je regrette de ne pas consulter plus souvent.<br /> Bien cordialement.<br /> <br />
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M
Bonjour M.Marc, oui (!) , mais: à force de briser des gas-tares sur des mots bizarres...!
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