« La France annonce avoir déployé un navire militaire au large du [Liban]. »
(paru sur bfmtv.com, le 1er octobre 2024.)
Ce que j'en pense
J'en étais resté, pour ce qui relève plus particulièrement du registre militaire, à déployer un drapeau, une carte d'état-major (= les dérouler), déployer des troupes, un bataillon, une armée (= disposer des soldats en ordre de bataille, leur faire occuper un plus grand espace de terrain devant l'ennemi) et, dans la foulée, déployer des chars, des navires, des missiles tactiques (= répartir du matériel opérationnel sur une vaste étendue, dans un souci d'efficacité). (*) Mais voilà que l'on en vient de nos jours à employer le verbe déployer à propos d'un seul engin, d'un seul bâtiment... voire d'un seul soldat :
« Déployé sur zone, le Courbet [= une frégate] assure la continuité de [telle mission] » (Cols bleus, 2006), « Il [= un militaire] est déployé en Irak » (Joël Dicker, 2012), « Les forces armées américaines et sud-coréennes envisagent de déployer un avion espion pendant le sommet nucléaire de Séoul » (Le Monde, 2012), « Lutte contre Daech : la France déploie le Charles de Gaulle » (Le Parisien, 2015), « Leur président n'aurait même pas à tirer un missile ou à déployer un soldat » (Vincent Ducrey et Emmanuel Vivier, 2016), « Les frais engendrés pour déployer un soldat français ou américain » (Pauline Liétar, 2017), « Les États-Unis ont annoncé lundi déployer un navire de guerre [au Moyen-Orient] » (dépêche AFP, 2023), « Le Royaume-Uni va déployer un navire de patrouille militaire en soutien au Guyana » (La Tribune, 2023), « La Russie déploie un "char suicide" en Ukraine » (i24News, 2023), « La Corée du Nord a condamné le projet de Washington de déployer un sous-marin lanceur d'engins près de la péninsule coréenne » (dépêche AFP, 2023).
Les hauts gradés de la langue ont beau insister sur l'idée de pluralité attendue dans ces exemples :
« (Le complément d'objet direct est un groupe de personnes et plus particulièrement de soldats) Déployer des fantassins ; déployer une division, un bataillon » (TLFi),
« [Le complément d'objet direct est] un ensemble formé de nombreux éléments : déployer une armée, déployer plusieurs régiments, déployer des missiles à longue portée » (Jean-Pierre Colignon),
« 1. Faire passer des troupes d'une formation de marche ou de transport à une formation de combat. 2. Installer au sol des missiles tactiques ou stratégiques en positon opérationnelle » (Larousse en ligne),
rien n'y fait : l'emploi de déployer avec un singulier non collectif ne cesse de se répandre comme synonyme de « envoyer ». Il se rencontre désormais hors de tout contexte militaire :
« La voiture de sécurité serait alors nécessairement déployée » (dépêche AFP, 2009), « Après avoir été percuté par la dépanneuse déployée pour évacuer la Sauber de Sutil » (Le Point, 2014), « La Chine [projette] de déployer un robot sur Mars » (France Info, 2018), « Tout service de Brest qui pourra déployer un médecin sur Carhaix disposera de deux postes médicaux » (Ouest-France, 2019), « Nous allons déployer un homme dans chacun des hôtels où logeront les délégués » (dépêche AFP, 2023), « Un agent déployé sur place » (Le Figaro, 2024), « Le canot de sauvetage de la SNSM s'est vu déployer à 25 milles nautiques au large de Sète » (La Dépêche, 2024), « Le minibus de prévention jeunesse sera déployé sur les lieux festifs » (mairie de Montaigu-Vendée, 2024).
Comment en est-on arrivé là, me demanderez-vous ? Inutile de déployer beaucoup d'efforts de réflexion pour deviner que l'anglais to deploy n'est pas étranger à cette extension de sens. Jugez-en plutôt :
« This particular weapon deployed in Cuba » (Committee on Armed Services, 1963), « The 17.200-ton warship was deployed to WestPac » (All Hands, 1966), « Sterlet [= un sous-marin anglais] was deployed to the Far East » (Dictionary of American Naval Fighting Ships, 1976), « My husband was deployed in Iraq » (NBC, 2012), « Deploy, to move soldiers or equipment to a place where they can be used when they are needed » (Cambridge Dictionary).
Mais il est d'autres acceptions ignorées des dictionnaires usuels et qui tendent à s'implanter sous nos latitudes :
(« diffuser largement ») « L'Ehpad vient de déployer un nouveau logiciel de suivi des soins » (Le Télégramme, 2018), « Il n'est pas si facile de déployer de l'aide extérieure dans un pays aussi instable que la Libye » (Europe 1, 2023), « Seul un cessez-le-feu durable permettra de déployer l'aide humanitaire » (L'Humanité, 2024) ;
(« mettre au point, mettre en œuvre », par influence probable de l'anglicisme développer un nouveau produit) « Les constructeurs font déjà la course pour savoir qui sera le premier à déployer un véhicule entièrement autonome » (Le HuffPost, 2016), « Google va déployer un nouveau système pour l'envoi de SMS » (Le Monde, 2019), « Hestia compte déployer un véhicule d'investissement de 10 millions d'euros » (Les Échos, 2022), « L'Australie va déployer un robot tueur pour éradiquer les chats sauvages » (Le Figaro, 2023).
On le voit : déployer est en train de devenir un verbe fourre-tout, dont la valeur originelle se perd peu à peu. D'aucuns se demanderont s'il faut en rire ou en pleurer. En rire, bien sûr. Mais pas à gorge déployée.
(*) Ces emplois sont attestés de longue date :
(avec le sens propre de « étendre, dérouler ») « Lors a desploiee l'anseigne » (Chrétien de Troyes, vers 1180), « Desploiez vostre banniere » (Charles d'Orléans, avant 1457), « Et de ce temps que le roy Charlemaigne Dessus les Turcs desploya son enseigne [= fit la guerre aux Turcs] » (André de La Vigne, 1495), « Desploier son enseigne et oriflant » (Rabelais, 1534) ;
(avec le sens... étendu de « faire occuper un plus grand espace »)
(en parlant de matériel) « Desployez vos bateaulx » (Jean de Bueil, 1466), « Desployer vos armes contre le Roy » (Henri IV, 1585) ; (en parlant de personnes) « Desployer ses gens de guerre » (1530), « Explicare acies, desployer ses bandes » (Robert Estienne, 1538), « Desployer l'armee au large » (Jean Hamelin, 1580), « Desployer sur les aisles l'infanterie de traict et la cavalerie » (Louis de Machault de Romaincourt, 1615), « En desploiant ses tiltres et ses forces armees » (Agrippa d'Aubigné, 1618), « Desployer ses bataillons » (Eudes de Mézeray, 1643), « Desployer tant de troupes » (Id.).
Remarque 1 : Selon Lacurne de Sainte-Palaye, « on disoit au figuré "une epée non desployée" pour une épée qui n'est pas hors du fourreau ». Le lexicographe du XVIIIe siècle s'est laissé abuser par une édition corrompue de L'Histoire de Gérard de Nevers, où l'on trouve « l'espée non desployée » au lieu de « le penon [= l'étendard] desploie ».
Remarque 2 : Déployer s'emploie figurément au sens de « manifester avec ampleur, avec éclat » (selon la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « donner toute son étendue, son ampleur à une qualité, une faculté, des moyens » (selon le TLFi), « développer, étaler, exposer au grand jour, mettre en spectacle, faire parade » (selon Pierre-Benjamin Lafaye) : déployer des efforts, du courage, un grand luxe, son savoir, ses charmes...
Remarque 3 : Attention au i après le y aux première et deuxième personnes du pluriel, à l'indicatif imparfait et au subjonctif présent : (que) nous déployions, (que) vous déployiez, ainsi qu'au e intercalaire de déploiement.
Ce qu'il conviendrait de dire
La France annonce avoir envoyé un navire militaire au large du Liban.