« Quatre ans plus tard, le bilan est alarmant. À peu de choses près, le constat reste en effet identique » (à propos des dysfonctionnements des fichiers de police, dénoncés par la CNIL).
(paru sur lacroix.com, le 14 juin 2013)
Ce que j'en pense
Commençons, avant toute chose, par rappeler avec Grevisse que le substantif chose a beau être du genre féminin, les locutions pronominales indéfinies autre chose, grand-chose, quelque chose et peu de chose, « dans lesquelles chose a perdu sa valeur et son genre de nom », exigent l'accord au masculin singulier (à valeur de neutre) : une belle chose mais quelque chose de beau (et non de belle, comme on a pu l'écrire jusqu'au XVIIIe siècle). Pour autant, il est des cas où autre chose, quelque chose, peu de chose constituent non pas des locutions figées, mais des groupes nominaux, au sein desquels chose retrouve son autonomie et son genre féminin : De quelle autre chose souhaitez-vous parler ? Quelque (grande) chose qu'il ait faite, il ne faut pas lui faire confiance. Aussi l'Office québécois de la langue française recommande-t-il, à la suite de Louis-Nicolas Bescherelle (Grammaire nationale, 1836), de faire la part des choses : quand peu de chose signifie « quelque chose de peu d'importance », chose est pris dans un sens général et indéfini et s'écrit au singulier, mais quand le sens est « un petit nombre de choses », chose conserve sa valeur de nom et s'accorde au féminin pluriel (1). Comparez : « Ne me remerciez pas, c'est peu de chose », « Nous sommes bien peu de chose » et « Des temps [...] reculés et dont on sait peu de choses » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) (2), « Il est peu de choses que l'on désire plus ardemment que [...] » (sixième édition du Dictionnaire de l'Académie).
Partant, on est fondé à préconiser le singulier dans la locution à peu de chose près, laquelle signifie proprement « à quelque chose d'insignifiant près, à une petite différence près », d'où « presque, environ, peu s'en faut ». C'est du moins l'avis de Thomas Corneille, de Jean-François Féraud, de Louis-Nicolas Bescherelle, d’Émile Littré et de Joseph Hanse (3). Les choses se compliquent avec les dictionnaires usuels : si mon Petit Larousse illustré 2005 ne consigne que la graphie au singulier, le Grand Larousse prône le pluriel là où le Larousse électronique laisse le choix (« À peu de chose[s] près, approximativement, environ ») ; même confusion côté Robert, où Alain Rey ne mentionne que le tour au singulier dans le Dictionnaire historique, quand mon Petit Robert illustré 2013 propose les deux graphies au choix à l'entrée « près »... mais seulement celle au singulier à l'entrée « peu ». Allez y comprendre quelque chose ! On pourrait encore citer le TLFi, qui s'emmêle les fiches en écrivant « à peu de choses près » aux entrées « près » et « presque » et « à peu de chose près » aux entrées « chose » et « peu » ; le Wiktionnaire, qui enregistre la locution au singulier comme entrée principale... mais la donne au pluriel comme définition de « peu ou prou » ; et même l'Académie, excusez du peu, qui laisse échapper un « à peu de choses près » (à l'entrée « pratiquement ») contre six exemples au singulier. Quant à l'Office québécois de la langue française, il ne jure, contre toute attente, que par le pluriel. Mais que fait la police ?
Les auteurs, eux, font comme bon leur semble (avec toutefois plus d'attestations pour le singulier) : (singulier) « C'est que le fils du Grand Turc ressemble à ce Cléonte, à peu de chose près » (Molière) (4), « On aura à peu de chose près autant de [...] » (Montesquieu), « Tout fut rendu à cet égard, à peu de chose près, au duc du Maine » (Saint-Simon), « Nos quatre-vingt-six départements répondent, à peu de chose près, aux quatre-vingt-six districts des capitulaires » (Jules Michelet), « [Un lit et des chaises] complétaient, à peu de chose près, le mobilier » (Balzac), « À cette époque, la langue romane des trois grandes contrées du nord, du centre et du midi, était, à peu de chose près, la même » (George Sand), « Le docteur pouvait savoir à peu de chose près, à quelle époque un homme disparu achèverait ses transmigrations » (Guy de Maupassant), « Nous nous retrouverons à peu de chose près d’accord sur le premier texte » (Émile Henriot), « À peu de chose près, dis-je, les moyens d'information dont vous disposez n'ont pas changé depuis Napoléon » (André Malraux), « Le moment où il [...] en a fait, à peu de chose près, [...] son chef-d’œuvre » (Marguerite Yourcenar), « C'était, à peu de chose près, la vie d'un petit reporter de province » (Georges Simenon), « Toutes les vies se valent, à peu de chose près » (Simone de Beauvoir), « [Elle] demeurait en face, à peu de chose près, du cinéma Fidélio » (Léo Malet), « Je dois dire qu'à peu de chose près, il se conduit parfaitement » (Marguerite Duras), « Le monde à l'échelle du chien est à peu de chose près le même que le monde à l'échelle de l'homme » (Jean Dutourd), « Nabokov et Borges disent, à peu de chose près, la même chose » (Frédéric Beigbeder), « À peu de chose près, ce fut sa politique pendant toute l'année que nous devions passer ensemble » (Amélie Nothomb), « Mes traits de génie sont les mêmes traits – à peu de chose près – pour tous » (Yann Moix) ; (pluriel) « À peu de choses près, c'était encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne garçon retrouvait sur son parcours » (Jules Verne), « L'empereur Julien avait, à bien peu de choses près, la même morale que saint Grégoire de Naziance » (Anatole France), « Il avait restitué, pour rien, tout le fruit, à peu de choses près, de ses audacieux larcins » (Gaston Leroux), « Ce sont, à peu de choses près, les termes dont je crois m'être servi à cette époque » (Georges Duhamel), « Et à peu de choses près, c’est la même éducation qu’ils avaient reçue » (René Girard), « Au même titre que le pont du Diable, à peu de choses près son contemporain, cette voie de montagne est [...] » (Renaud Camus).
L'hésitation, vous l'aurez deviné, provient du fait que chose, dans peu de chose, peut s'écrire avec ou sans s final en fonction du sens, comme nous l'avons vu plus haut. Mais autre chose est d'affirmer que le choix entre le singulier et le pluriel est également possible dans à peu de chose près, selon que l'on insiste sur l'écart insignifiant (vision globale) ou sur les éléments qui le composent (vision détaillée)... Dans le doute, mieux vaut encore s'en tenir à la graphie au singulier.
(1) Grevisse, que l'on a connu plus exhaustif dans l'observation de l'usage, ne fait pas la distinction et ne relève que la graphie au singulier.
(2) Gageons toutefois que l'entrée « bonnet » dudit ouvrage laissera plus d'un lecteur tout chose : n'y lit-on pas qu'avoir la tête près du bonnet signifie « se fâcher aisément pour peu de choses » ? (Tout porte à croire qu'il s'agit là d'une regrettable coquille, le singulier ayant repris ses droits à l'entrée « près ».)
(3) « On peut dire de mesme, à peu près, puisque c'est comme si on disoit, à peu de chose près » (Corneille, note sur les Remarques de Vaugelas, 1697), « On dit : à peu de chose près, à cela près » (Féraud, Dictionnaire grammatical de la langue française, 1768), « À peu de chose près, locution adverbiale. Ces deux talents se ressemblent à peu de chose près » (Bescherelle, Dictionnaire national, 1847), « À peu de chose près, presque, peu s'en faut. On lui a rendu tout son bien, à peu de chose près » (Littré, Dictionnaire de la langue française, 1872), « C'est peu de chose, à peu de chose près » (Hanse, Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, 1987).
(4) On trouve toutefois le pluriel dans certaines éditions.
Ce qu'il conviendrait de dire
À peu de chose près, le constat reste identique.