« Au lendemain de la plus grande tuerie de masse aux Etats-Unis, "Sin City" se recueille. »
(Romain Duchesne, sur liberation.fr, le 3 octobre 2017)
(photo Wikipédia sous licence GFDL par David_Vasquez)
Ce que j'en pense
Il n'y a pas de mots pour décrire l'horreur de cette nuit à Las Vegas. Il se pourrait bien qu'il y en ait des masses, en revanche, pour qualifier le comportement de nos journalistes sur le plan de la langue. Car enfin, pourquoi faut-il que ces derniers, quand ils daignent nous épargner les expressions anglo-américaines dans leur version originale, se contentent de les traduire servilement en français, sans se donner la peine de vérifier la pertinence de leur production dans un dictionnaire ? Ils y auraient appris que le mot tuerie (1), qui a d'abord désigné un abattoir (« lieu où l'on tue des animaux pour la boucherie »), a pris dès le milieu du XVe siècle le sens courant de « action de tuer en masse » (selon le Dictionnaire de l'ancienne langue française de Godefroy), « action de tuer en masse, sauvagement » (selon le Dictionnaire historique de la langue française), « massacre de plusieurs personnes » (selon le TLFi) : « Le temps de l'inconvénient et tuerie qui fut en la viconté de Faloise en laquelle furent mors douze cens de noz subgiez » (Chronique du Mont-Saint-Michel, 1435). Cette acception est toujours d'actualité, si l'on en croit la plupart des ouvrages de référence actuels : « action de tuer en masse ; scène de carnage, de violence meurtrière » (TLFi), « action de tuer en masse, sauvagement » (Petit Robert), « action de tuer en masse ; carnage, massacre » (Petit Larousse illustré), « fait de tuer d'une manière violente un grand nombre de personnes » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove). Aussi d'aucuns se croient-ils fondés à trouver des allures de pléonasme à l'expression tuerie de masse, calque de l'anglais mass murder (2).
Seulement voilà : si l'idée de grand nombre est à ce point attachée au substantif tuerie, pourquoi lui adjoint-on si souvent et depuis si longtemps les services de l'adjectif grand ? Jugez-en plutôt : « La tuerie eust esté moult grande » (Olivier de La Marche, vers 1470), « Et y aura grant tuerie » (Le Mystère du siège d'Orléans, vers 1480-1500), « Faire grande tuerie » (Robert Estienne, 1539, puis Jean Nicot, 1606), « On n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie » (Mme de Sévigné, 1672), « Grande est la gloire, ainsi que la tuerie » (La Fontaine, 1674), « Abatis, se dit aussi d'une grande tuerie de bêtes » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « Ce Glaive de la grande tuerie » (Esprit Fléchier, 1691), « La tuerie fut grande dans la déroute » (Dictionnaire de l'Académie, 1694-1935), « Les grandes tueries de vigognes » (Buffon, 1782), « Là fut fait à cette attaque grande tuerie d'Anglois et de marchands de Paris » (Joseph-François Michaud, 1839), « On avait fait si grande tuerie des huguenots que le nombre en était fort diminué » (Alexandre Dumas, 1845), « Grande tuerie de scorpions » (George Sand, 1855), « À la grande tuerie ils se sont tous rués » (Leconte de Lisle, 1878), « [Napoléon] sut magnifiquement machiner son peuple pour les grandes tueries » (Clemenceau, 1900), « Vous retrouver dans une grande tuerie comme cela » (Proust, avant 1922), « Elle dont le mari n'était pas revenu de la grande tuerie » (Marc Blancpain, 1970), « La grande tuerie du 24 août 1572 » (Max Gallo, 2005), « On ne veut rien savoir des grandes tueries staliniennes » (Philippe Sollers, 2014). Rien que de très défendable, argueront ceux qui, à l'instar du TLFi, considèrent que grand est ici pris au sens de « qui, par son importance, dépasse la mesure ordinaire » et a donc moins à voir avec le nombre qu'avec l'intensité : un grand malheur, un grand danger, un grand carnage, une grande tuerie. Voire. Car enfin, il n'est que de consulter l'article « massacre » du Littré ou du Dictionnaire de l'Académie pour s'aviser que la situation reste confuse pour d'autres : « Grande tuerie de bêtes. Les chasseurs ont fait un grand massacre de lièvres et de chevreuils. » Une grande grande tuerie : avouez que cela fait beaucoup pour du gibier...
Passe pour grande tuerie, mais tuerie de masse ? Renseignements pris, le tour est attesté dans notre lexique, sous la forme tuerie en masse (3), depuis... 1856 : « Est-il vrai que [le pape Pie V] eût contribué à faire adopter en principe l'idée d'une tuerie en masse, proposée par le duc d'Albe ? » (Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français). On le trouve en 1872 sous la plume de Victor Hugo : « La tuerie en masse est encore possible. » Je m'interroge : se pourrait-il que, contrairement à ce que se tuent à écrire les spécialistes cités plus haut, tuerie ne dise rien ou si peu du nombre de victimes ? Tel est précisément l'avis de Dupré qui, contre toute attente, affirme qu'« une tuerie concerne un nombre limité de personnes assassinées par un "tueur" ; un massacre donne l'idée d'un grand nombre de victimes sans défense : le massacre des Innocents. À ces idées de meurtre, carnage et boucherie ajoutent [...] l'évocation de chairs sanglantes et de bestialité ». Autrement dit, tuerie en masse, pas plus que grande tuerie, ne saurait être considéré comme pléonastique, quand bien même massacre, dans l'affaire qui nous occupe, aurait la préférence (si j'ose m'exprimer ainsi...) de Dupré. Littré n'est pas loin d'être du même avis : selon lui, « tuerie indique seulement que l'on tue sans idée accessoire. Dans carnage, il y a, suivant l'étymologie, l'idée que beaucoup de chair est mise en pièces : c'est donc la mise à mort de beaucoup d'individus ; mais carnage n'indique pas si c'est dans un combat ou dans un massacre ; c'est pourquoi on ne dit pas le carnage de la Saint-Barthélémy. Le massacre implique que les massacrés n'opposent pas de résistance ou n'en opposent qu'une insuffisante : les Vêpres siciliennes sont un massacre. Boucherie (qui est ici pris au sens figuré, tandis que les autres le sont au sens propre) donne, soit à l'idée de massacre, soit à celle de carnage, la nuance que les personnes tuées le sont d'une façon comparable à la manière dont les bouchers tuent les animaux ».
Vous l'aurez compris : la langue, dans cette affaire, ne fait qu'ajouter la confusion à l'émotion.
(1) Notez le e muet intérieur, hérité de tuer.
(2) On rencontre également la variante fusillade de masse, calque de l'anglais mass shooting, au sujet duquel Olivier Hassid et Julien Marcel écrivent dans leur livre Tueurs de masse (2012) : « Si les Anglo-saxons disposent du terme "mass shooting" pour évoquer un tireur isolé qui tire dans la foule, en revanche, il n'existe pas de terme précis dans la langue française pour évoquer ce genre de massacre. Les universitaires et les journalistes utilisent plus souvent le terme de fusillade. Or, ce terme est très imprécis car une fusillade est généralement associée à l'implication de bandes, à des règlements de comptes, etc. Nous privilégierons la notion de tuerie de masse, même si cette acception est encore peu utilisée. »
(3) Puisqu'on écrit tuer en masse (pour « en très grand nombre » et « de façon indifférenciée »), la logique plaide, en effet, en faveur de tueur en masse, tuerie en masse. Dans ces derniers emplois, toutefois, la locution en masse est concurrencée depuis la seconde moitié du XXe siècle par de masse (« qui concerne le plus grand nombre, qui s'adresse au plus grand nombre »), probablement par fausse analogie avec les tours culture, loisirs, média, tourisme de masse : « La répression du crime de masse » (Jean-Pierre Maunoir, 1956), « Des tueries de masse en Macédoine » (Bulletin d'analyses de la littérature scientifique bulgare, 1984), « Les tueries de masse perpétrées en URSS » (Génocide pour mémoire de Georges Bensoussan, 1989).
Ce qu'il conviendrait de dire
Au lendemain de la plus grande tuerie (ou tuerie en masse ?) aux États-Unis.