Je ne vais pas y aller par quatre chemins : il est des fois où les ouvrages de référence ont le chic pour semer le trouble dans l'esprit du lecteur. Témoin la façon dont l'Académie traite l'expression familière ne faire ni une ni deux dans la dernière édition de son Dictionnaire : « Elliptiquement. Ne faire ni une ni deux, se décider sur-le-champ, agir immédiatement », lit-on à l'article « deux ». Mais de quel terme est-on censé avoir fait l'économie dans cette affaire ? Pas un mot. De deux choses l'une : ou bien les Immortels prennent un malin plaisir à jouer aux devinettes, ou bien le nom féminin sous-entendu tombe à ce point sous le sens que ce serait une insulte à la logique d'en dévoiler l'identité. Le rouge me monte au front ; il me faut en avoir le cœur net. Ni une ni deux, je me rue sur le Littré, lequel, quand il me mettrait de fait sur la voie, ne soulève pas moins de questions. Jugez-en plutôt : « N'en faire ni un ni deux [...]. On dit aussi, au féminin, n'en faire ni une ni deux, en sous-entendant le mot fois. » Ne (n'en ?) faire ni une fois ni deux fois ? Ou, au masculin, ni un ni deux ? Voilà, convenons-en, qui mérite un mot ou deux d'explication.
À l'origine était l'expression n'en pas faire à deux fois, attestée depuis le XVIe siècle au sens de « finir tout d'un coup » (Antoine Oudin, 1640), « faire la chose tout d'un train » (Joseph Joubert, 1710) : « Veu que je n'en devois faire a deux fois » (Claude Gruget, 1526), « [Il] le vuyda sans en faire à deux fois » (Nicolas Herberay des Essarts, vers 1550), « Pour n'en faire à deux fois » (Simon Goulart, 1589). Dans son sillage sont apparues la forme positive en faire à deux fois (synonyme du futur « s'y prendre à deux fois ») : « Si elle en faisoit à deux fois » (Farce nouvelle de frère Guillebert, début du XVIe siècle), « Il en avoit fait à deux fois » (Étienne Pasquier, 1587) et la variante elliptique en faire (ou n'en pas faire) à deux : « Ce n'est pas une âme, ce n'est pas un corps qu'on dresse, c'est un homme ; il n'en faut pas faire à deux » (Montaigne, 1580), « Le Bourgeois n'en fait pas à deux » (François Salvat de Montfort, 1708), « Il n'en fit pas à deux » (Pierre Hourcastremé, 1773). À ceux que la présence du pronom en intrigue, il est généralement répondu, et plutôt deux fois qu'une, que le bougre a ici « une valeur imprécise » comme c'est le cas dans un grand nombre d'expressions rebelles à l'analyse (s'en faire, s'en prendre à quelqu'un, s'en tenir à quelque chose, en finir, etc.). Voire. Car en l'espèce, et à en croire le Dictionnaire du moyen français, faire de quelque chose (parfois de quelqu'un) se dit depuis au moins le XVe siècle au sens de « s'occuper de quelque chose, se décider sur quelque chose » : « Il advisast comment l'on pourroit faire du chastel » (Actes de la chancellerie d'Henri VI, 1427), « Saiche [...] que ne feray de son mandement [= que je ne suivrai pas son ordre] » (Raoul Lefèvre, 1464), d'où : « Il est vray qu’on fit à deux fois de ce concile » (François de Clary, 1592), « Il ne faut pas faire d'une chose à deux fois, c'est-à-dire à plusieurs reprises » (Dictionnaire de Furetière, 1690). Vous l'aurez compris, en est ici mis pour « de cela (ou de lui) » − comparez : « Les uns disoient qu'il n'en falloit pas faire à deux fois » et « On disoit qu'il ne falloit pas faire à deux fois de tous les damnez d'Heretiques » (Élie Benoît, 1695) −, quand bien même certains auteurs auraient maintenu, par erreur ou par redondance assumée, ledit pronom à côté du complément prépositionnel : « Pour n'en pas faire à deux fois de ce qu'il avoit de désobligeant à lui dire » (Maximilien de Béthune, avant 1641), « Comme je n'ai pas voulu en faire à deux fois de cette histoire » (Gatien de Courtilz de Sandras, 1688), « Du mien [= de mon cœur], vous n'en avez pas fait à deux fois, vous me l'avez expédié d'un coup d’œil » (Marivaux, 1734).
Mais voilà qu'au XVIIIe siècle entre en scène la construction avec ni... ni, d'abord dans sa version masculine : « Je n'en avons fait ni un ni deux » (Laurent Bordelon imitant le parler d'un paysan, 1722), « Et puis tout d'un coup, sans en faire ni un ni deux, le velà tombé tout droit à mes pieds » (Claude-François Lambert, 1740), puis avec une à la place de un : « Le Sr. Pasquier n'en fait ni une ni deux, demande sa voiture et vole comme un trait chez le lieutenant » (Guillaume Imbert, 1780), « Le voilà, qui n'en fait ni une, ni deux, et qui m'applique un coup de canne » (Louis Abel Beffroy de Reigny, 1786). D'aucuns, considérant à la suite de Littré que le mot fois est sous-entendu dans la version féminine, veulent croire qu'il ne s'agit là que d'une variante intensive (ou plaisante) du tour primitif : car enfin, quand on ne fait pas de quelque chose à deux fois, c'est qu'on n'en fait ni à une fois ni à deux fois ! Pour preuve de cette filiation citons l'exemple, fût-il isolé et un poil tardif, que Ferdinand Brunot donne dans son Histoire de la langue française (1939) : « [Il] n'en fit ni à une, ni à deux » (Jacques-René Hébert, 1791). Mais comment expliquer l'antériorité de la graphie au masculin ?... D'autres, s'affranchissant du tour primitif, font observer que, si l'on dit un, deux, trois... en comptant, c'est bien plutôt une, deux que l'on entend quand il est question de marquer les premiers temps d'un mouvement, d'un commandement : « Les deux manières de compter : un, deux ! et une, deux ! pourraient être des survivances d'emplois anciens [on trouvait autrefois dire d'un et d'autre à côté de parler d'unes et d'autres]. La même dualité d’expression se retrouve dans ne faire ni un ni deux et ne faire ni une ni deux [...]. Le masculin peut s'expliquer sans ellipse par le simple emploi du nom de nombre. Littré explique [le féminin] par l'ellipse du mot fois, ce qui nous parait peu probable », écrit Kristoffer Nyrop en 1925. Sauf que le linguiste danois semble oublier un détail : le pronom en, présent dans les premières attestations et encore sous la plume de Balzac (1). Mon sentiment est que n'en faire ni un(e) ni deux est bien issu de n'en pas faire à deux fois, mais a été déformé − à partir de 1750 ? (2) − en ne faire ni un(e) ni deux : l'ancien tour faire de quelque chose n'étant plus compris, l'expression a été d'autant plus facilement réinterprétée en « ne pas prendre le temps de compter un(e), deux » (3) − comme cela se fait quand on hésite à se lancer dans une entreprise hasardeuse ou quand on prend son élan − que l'idée principale reste la même : se décider sur-le-champ, agir sans hésiter.
Toujours est-il que l'usage s'est établi d'écrire ne faire ni une ni deux : « Ma foi, je ne fis ni une ni deux : je laissai mes souliers à la porte, et j'entrai comme chez moi » (Alexandre Dumas, 1836), « Chassagnol ne fait ni une ni deux : il offre sa main » (frères Goncourt, 1867), « Mais le paysan ne fit ni une ni deux, et saisit un gros bâton » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1869), « Tout à coup, elle ouvre les bras, ne fait ni une ni deux, court à moi et s'écrie [...] » (Jules Verne, 1889), « Il ne fit ni une ni deux » (Aristide Bruant, 1892), « Je n'ai fait ni une ni deux » (Huysmans, 1902), « Je n'ai fait ni une ni deux, j'ai sauté dans l'auto » (Henri de Régnier, 1914), « À voir toutes ces choses militaires, notre observateur n'eût fait ni une ni deux » (Henry de Montherlant, 1934), « Je savais que Zio Giuseppe ne ferait ni une ni deux qu'il me tuerait » (Louis Aragon, 1936), « Je n'ai fait ni une ni deux » (Henri Troyat, 1965), « Il ne fait ni une ni deux : il tire son couteau et coupe la corde » (Jean Dutourd, 1967), « Je n'ai fait ni une ni deux, j'ai pris la photo » (Romain Gary, 1974), « Il n'a fait ni une ni deux. Il a sauté » (Henri Queffélec, 1980), « Vous ne faites ni une ni deux » (Katherine Pancol, 1990), « Il ne fait ni une ni deux et passe au service de son ennemi » (Jean d'Ormesson, 1997) ou, plus succinctement, ni une ni deux : « Moi, d'abord je lâche, ni une ni deux » (comtesse de Ségur, 1865), « Ni une ni deux je me dis : ça y est ! » (Céline, 1957). Vous voilà prévenu. Et Dieu sait qu'un homme averti en vaut deux...
(1) Chez Balzac, l'hésitation porte sur un(e), pas sur en : « Oh ! oh ! je n'en ai fait ni un ni deux ! je me suis rafistolé, requinqué » (Le Père Goriot, 1835), « Ah ! il n'en a fait ni une ni deux ! Du premier coup, il a deviné nos pensées » (César Birotteau, 1837), « Crevel, comme il le disait dans son langage, n'en avait fait ni eune ni deusse, quand il s'était agi de décorer son appartement » (La Cousine Bette, 1846), « Je n'en ferais ni un ni deux, je vendrais sept ou huit méchants tableaux » (Le Cousin Pons, 1847).
(2) C'est, semble-t-il, à partir de cette date que les graphies avec en commencèrent à être concurrencées par celles sans en (lesquelles finirent par s'imposer) : « Je ne fis ni un ni deux » (Éléazar de Mauvillon, 1753), « Et les avocats [...] de ne faire ni un ni deux, de vite retourner chez eux une requête fabriquer » (Ange Goudar, 1780), « Un confesseur, sans faire ni une ni deux, insistera à propos » (Séraphin d'Ostende, 1789), « Ne fesant ni un ni deux, il va droit à l'appartement » (traduction d'un livre de Johann Gottfried Gruber, 1803), « Ils ne font ni une ni deux » (Jean Chatton, 1820). De là la mise en garde de Jean Humbert dans son Nouveau Glossaire genevois (1852) : « En, préposition, est retranché a tort dans l'expression suivante : Il ne fit ni un ni deux et lui appliqua un soufflet. Dites : Il n'en fit ni un ni deux. » L'Académie elle-même s'y est prise à plusieurs fois pour orthographier ladite locution dans son Dictionnaire ; comparez : « N'en faire ni un ni deux » (sixième édition, 1835), « N'en faire ni une ni deux » (septième édition, 1878) et « Ne faire ni une ni deux » (depuis la huitième édition, 1932). Quant à Littré, force est de constater, une fois n'est pas coutume, qu'il n'a fait qu'ajouter à la confusion en écrivant : « Ne faire ni un ni deux » (à l'article « faire » de son Dictionnaire) et « Familièrement. N'en faire ni un ni deux, n'en pas faire à deux fois, se décider sur-le-champ. Il ne fit ni un ni deux et croqua la poire [mais où est donc passé le pronom en dans cet exemple ?] » (à l'article « deux »).
(3) Témoin ces exemples : « Il n'a dit ni une ni deux... il s'est jeté après toi comme un perdu » (Xavier de Montépin, 1884), « Mais dès que je m'aperçois qu'il boude, je ne compte ni une ni deux, je saute à son cou » (Jules Renard, 1909).
Remarque : Les spécialistes de la langue ont du mal à s'accorder sur la nature de un(e) dans notre locution : adjectif numéral ordinal, selon le Grand Larousse et le Dictionnaire historique de la langue française ; adjectif numéral cardinal, selon le Larousse en ligne ; adjectif numéral cardinal employé comme nom, selon l'Académie, le Robert et le TLFi. Comprenne qui pourra...