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Mauvaises herbes

« Dans la seconde toile, un berger affalé sur le coude, presque allongé sur la pierre qui émerge au milieu du sol herboré. »
(Christine Montalbetti, dans son livre L'Origine de l'homme, aux éditions P.O.L)

 

 

 

FlècheCe que j'en pense

Une lectrice de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes : « Un de mes amis, dont le métier est de rédiger des articles, m'a raconté une histoire dont le cadre était "une plaine herborée". Mon correcteur d'orthographe a tiqué... Pourquoi ? »

Mais parce qu'il s'agit d'un authentique barbarisme, vraisemblablement taillé sur le modèle de arboré. Rappelons que, si la graphie de ce dernier est conforme à l'étymologie − le verbe arborer n'est-il pas emprunté de l'italien arborare, terme de marine lui-même issu du latin arbor (« arbre ») ? − , il ne saurait en être de même pour herboré, herbe venant du latin herba... et non de herbor (1) ! Le recours à cet hybride se justifie d'autant moins que le français offre déjà le choix entre deux adjectifs autrement irréprochables : herbeux (« où l'herbe croît ») et herbu (« où l'herbe foisonne »), conformément à la valeur respective des deux suffixes (2). De quoi permettre aux coupeurs de brins d'herbe en quatre de distinguer une étendue herbeuse (où il y a de l'herbe, sans plus de précision) d'une prairie herbue (couverte d'une herbe abondante).

Mais le cas, somme toute anecdotique, de herboré pourrait bien n'être que l'arbre qui cache la forêt, car c'est surtout sur le sens du mot arboré qu'il convient de ne pas se... planter. Du côté du Dictionnaire de l'Académie, l'affaire paraît entendue : l'intéressé n'y est enregistré que comme participe passé du verbe arborer, lequel peut s'appliquer à un drapeau, un pavillon (au sens de « dresser droit comme un arbre ») et, au figuré, à un insigne, une décoration, une opinion (au sens de « porter, afficher avec ostentation »)... mais pas à un endroit ! « Un parc "arboré" est du pur charabia », lit-on sous la plume péremptoire de Jean Dutourd (Le Figaro, 1997).

Pourquoi diable les hommes en vert refusent-ils à arboré l'emploi adjectival au sens de « planté d'arbres » (3), que l'on voit pourtant fleurir dans les annonces immobilières (Villa de style provençal avec parc arboré)... jusques et y compris dans les bonnes feuilles de nos dictionnaires usuels : « 1. Géographie. Parsemé d'arbres isolés ou en bouquet. Savane arborée. 2. Planté d'arbres. Terrasse arborée » (Robert en ligne) ? Hanse avance une explication : arboré, au sens de « planté d'arbres par la main de l'homme », serait un belgicisme − qualifié de « charmant » par Dupré − qui semble avoir été formé de longue date (au XVIIe siècle, selon Jean Lechanteur) sur le latin arbor avant de pénétrer en France dans les années 1960 ; quant au terme de géographie que l'on trouve surtout dans savane arborée (où l'intervention de l'homme n'est assurément pas requise), il pourrait s'agir d'une création savante nettement plus récente (elle est attestée en 1925 chez le botaniste Auguste Chevalier, en 1950 chez l'écrivain Maurice Bedel et en 1960 dans le Grand Larousse encyclopédique), que d'aucuns, faisant feu de tout bois, considèrent désormais comme « parfaitement installé(e) et admis(e) » (4) − quoique toujours ignorée de nos académiciens en herbe ou déjà bien enracinés !

À y regarder de près, l'affaire se révèle plus complexe que ce que l'on veut nous faire croire.
D'abord, parce que arboré est attesté depuis belle lurette dans le langage des botanistes et médecins français... mais avec le sens de « qui s'attache aux arbres ; qui a la forme ou l'aspect d'un arbre » (selon Godefroy) (5) : « L'hierre arboree » (Barthélemy Aneau, 1555), « Le houx [...] est une plante arboree » (Antoine du Pinet, 1572), « On treuve force mauves arborees » (Id.), « Lierre arboree » (Laurent Joubert, 1579). Pour qualifier un endroit planté d'arbres, l'usage hésitait entre d'autres formes adjectives :

(Arboreux, arbreux) « Boys et forestz et arboreuses stades » (traduction anonyme des Œuvres de Virgile, 1532), « Montaignes arboreuses » (Le Jardin de santé, 1539), « Un arbreux bocage » (Jean-Antoine de Baïf, 1573), « Les sommets des arbreuses forests » (Amadis Jamyn, avant 1593) (6).

(Arborié) « Ung gardin arborié » (Archives départementales du Pas-de-Calais, vers 1550) (7).

(Arbré, formé plus tardivement) « Terre labourable, arbrée et vignée » (Publication d'hypothèques légales à Parme, 1811), « Qui est en arbre, qui a la forme d'un arbre ; qui est garni d'arbres, dans lequel il y a des arbres : un jardin bien arbré » (Jean-Baptiste Richard de Radonvilliers, 1845).

On trouve toutefois chez l'explorateur et géographe français André Thevet un emploi isolé et substantivé de arboré qui vient semer le trouble : « Ceste region se nommoit jadis Arboree, à cause des forests qui y estoient » (Cosmographie de Levant, 1554) − le sens y est celui de « où il y a beaucoup d'arbres », sans que paraisse être impliquée l'intervention humaine...
Ensuite, parce qu'il n'est pas impossible que l'acception « belge » soit un simple latinisme : « Il est vrai que arboratus locus était fort usité dans les transactions immobilières du moyen âge », note Raoul de Thomasson dans ses Curiosités de la langue française (1938).

Et que penser encore de l'adjectif arborisé, que les académiciens réservent à ce « qui présente des dessins en forme de feuillage » (Agate arborisée), quand la branche suisse de nos amis francophones n'hésite pas à parler du « quartier résidentiel le plus arborisé de Genève » (dans Dictionnaire des mots nouveaux, Gilbert, 1971) − entendez : le mieux doté en arbres ? Difficile, convenons-en, de s'y retrouver dans ce maquis sémantique.

Les locuteurs soucieux de ne pas semer des latinismes ou des régionalismes à tout vent pourront toujours recourir, selon le contexte, à l'adjectif boisé (qui suggère toutefois une plus grande quantité d'arbres) ou aux périphrases « parsemé d'arbres », « planté d'arbres ». Les autres se satisferont de la position mesurée de Hanse : « Personnellement, là où boisé ne convient pas, je crois qu'il faut adopter savane arborée, maquis arboré et qu'il n'y a pas lieu de condamner propriété arborée, quartier arboré » (Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, édition de 1987) (8). Les vieilles branches académiciennes apprécieront...

(1) Contrairement à ce que l'on pourrait croire, herboriste n'est pas dérivé d'un hypothétique latin herbor, mais de erbola, mot des parlers d'oc, lui-même dérivé du latin herbula, diminutif de herba, « herbe ». Au XVe siècle, on parlait ainsi d'herboliste (mais également d'arboliste, par hésitation entre les formes -ar et -er), en attendant que le r finisse par se substituer au l sous l'influence de... arbre !

(2) Selon Dupré, le suffixe -eux indique la présence, le suffixe -u, l'abondance.

(3) Signalons toutefois deux contrevenants : « Au milieu d'un jardin arboré » (Erik Orsenna, 2012), « Une avant-cour arborée » (Marc Lambron, 2017).

(4) Jean Lechanteur, Remarques sur arboré, 1973.

(5) Et encore chez Prudence Boissière : « Arboré, qui ressemble à un arbre : tige arborée » (Dictionnaire analogique, 1862).

(6) Et encore chez Louis-Nicolas Bescherelle : « Arbreux, couvert d'arbres, abondant en arbres. Terrain arbreux. Sol arbreux. Pays arbreux. Terres arbreuses » (Dictionnaire national, 1845).

(7) Exemple avec l'infinitif au sens de « planter (ou de prendre soin ?) des végétaux » : « Planter, arborier et nourrir haye » (Somme rural, édition de 1603).

(8) Il convient de préciser que, sur ce point, la position du grammairien belge a nettement évolué. Comparez avec : « On arbore, au sens propre, un mât, un drapeau ; au sens figuré, avec une idée d'ostentation, des lunettes, des bijoux, une décoration, des opinions, etc. Mais on n'arbore pas un jardin ou une colline (belgicisme). Il faut donc dire une colline plantée d'arbres » (Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicologiques, 1949).

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


La pierre qui émerge au milieu du sol herbeux.

 

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