« Ce week-end, [l'ancien ministre Les Républicains Thierry Mariani] a mis les pieds dans le plat en réclamant des négociations, voire un accord électoral avec l'extrême-droite. Un débat qui revient régulièrement depuis trente ans à droite mais qui, jusqu'ici, avait toujours débouché sur des sanctions frappant ceux qui osaient franchir ce "Rubicond moral et politique", selon les termes d'un député LR. »
(Geoffroy Clavel, sur huffingtonpost.fr, le 13 mars 2018)
Ce que j'en pense
Fallait-il que notre journaliste soit rouge de honte − ou passablement éméché − pour confondre de la sorte le nom du fameux cours d'eau italien avec son homophone transalpin ? Rappelons ici que rubicond (avec un r minuscule et un d final) est un adjectif − emprunté du latin rubicundus (« rouge, rougeaud »), lui-même dérivé de ruber (« rouge ») −, qui a d'abord qualifié une urine colorée de sang, puis, dans l'usage courant, un visage ou, par métonymie, une personne qui a le teint rouge (pour ne pas dire couleur rubis, con !) : « La face rubiconde que Breughel donne à ses paysans » (Marcel Proust), « Les cochers rubiconds vident leur verre devant le comptoir du marchand de vin » (Anatole France). Quant à Rubicon (notez la majuscule), il s'agit du nom propre, emprunté du latin Rubico, d'une petite rivière qui séparait l'Italie romaine de la province de la Gaule cisalpine et qui tire sa célébrité de ce jour de l'an 49 avant Jésus-Christ où Jules César − qui avait pourtant l'embarras du choix des chemins pour marcher sur la capitale (ne mènent-ils pas tous à Rome ?) − entreprit de la franchir avec ses troupes, au mépris du sénatus-consulte qui interdisait à tout général de passer cette frontière naturelle à la tête d'une armée, et, ce faisant, déclencha la guerre civile. De cet épisode de transgression est née la locution figurée franchir (passer, traverser) le Rubicon (1), attestée dès 1561 chez Étienne Pasquier (2) au sens de « prendre une décision irréversible et lourde de conséquences » : « Je représentai au régent que mollir serait sa perte, que le Rubicon était passé » (Saint-Simon), « Ce n'est pourtant pas franchir le Rubicon, remarquez-vous, que d'appliquer expressément un article constitutionnel » (Edgar Faure), « Ainsi, sans le savoir, vous m’avez décidé à franchir ce Rubicon des écrivains qu’est le passage à la fiction » (Jean-Christophe Rufin), « Il faut franchir le Rubicon, messieurs. Je sais que ce pas est difficile à faire pour des gens un peu trop politiciens comme vous, et pas assez hommes d'action » (Éric-Emmanuel Schmitt).
Force est toutefois de reconnaître, à la décharge des « franchisseurs » de ligne... rouge (ou jaune ou blanche, selon les sources), que la confusion ne date pas d'hier. Pour preuve ces quelques exemples pêchés en eau trouble : « Il jugea comme un autre Cæsar, qu'il devoit franchir le Rubicond, qu'il estoit obligé de déclarer la guerre aux uns et aux autres » (Léonard de Marandé, 1654), « Il a franchi le Rubicond » (Claude de La Cluse, 1680), « Il franchit toutes les barrières, tous les rubiconds de la morale sociale » (Dominique Joseph Garat, 1794). Il n'empêche, mieux vaudrait ne pas dépasser les bornes : ce n'est pas parce que César, s'apprêtant à franchir ladite rivière, aurait lancé la célèbre formule « Les dés sont jetés » (3) qu'il faut s'empresser d'en ajouter un (d...) à la fin de Rubicon.
(1) Quoique plus rare, la graphie avec minuscule (et marque du pluriel, le cas échéant) témoigne de la tendance du scripteur à assimiler ledit nom propre à un nom commun : « Les rubicons [= coups de force ?] et les coups d'État n'ont jamais été pour m'épouvanter » (Léonce de Larmandie), « On s'épuise à franchir les rubicons » (Pol Vandromme). Comparez : « Ne suis-je pas de ceux qui, fascinés par d’autres contextes, eussent franchi tous les Rubicon de la morale universelle ? » (Alexandre Jardin, qui use du nom propre) et « Une fois de plus, Lamennais adjure Hugo de franchir le rubicon de la conversion » (Alain Decaux, qui y voit un nom commun). Bâtarde est, en revanche, la forme adoptée par Louis-Augustin Rogeard : « Il sait, d'un vigoureux élan, franchir toutes les barrières et tous les Rubicons. »
(2) « Mais puis qu'il luy estoit advenu de franchir le Rubicon, il ne devoit désemparer, ny la ville de Paris, ny la présence de son Roy » (lettre à Monsieur de Fonssomme). Citons encore ce vers d'Étienne Jodelle s'adressant au jeune roi Charles IX (vers 1562) : « Car je sen que desja la rage turbulente / De ce siecle, bien tost à passer te presente / Maint nouveau Rubicon. »
(3) « Iacta alea est », si l'on en croit Suétone (notez l'inversion des mots, dans la formule consacrée, qui « correspond à la logique grammaticale française sujet-verbe », dixit Wikipédia). D'après Plutarque, César aurait bien plutôt cité dans le texte un proverbe grec alors bien connu, άνερρίφθω κύβος (« que le dé soit jeté »), dont iacta alea est ne serait que la traduction latine approximative. Toujours est-il, nous assure Lamartine de sa plume lyrique, que le « mot [est] prononcé depuis par tous les hommes qui, ne trouvant plus de fond dans leurs pensées et contraints de choisir entre deux périls suprêmes, prennent leur résolution dans leur caractère, ne pouvant la prendre ailleurs, et se jettent à la nage sur le Rubicon du hasard pour périr ou pour se sauver par le sort ».
Ce qu'il conviendrait de dire
Oser franchir ce « Rubicon moral et politique ».