« L'affaire Grégory fait de nouveau la une, avec la mise en examen d'un grand-oncle et d'une grande-tante de Grégory ainsi que de Murielle Bolle. »
(Martin Feneau, sur europe1.fr, le 12 juillet 2017)
Ce que j'en pense
La graphie de grand-mère a fait couler l'encre à grands flots. Voilà que l'on se penche désormais sur celle, moins familière, de grand-tante, à la faveur du énième rebondissement de l'affaire Grégory. Il n'est probablement pas de rédaction, ces dernières semaines, où l'on n'ait eu grand-faim de trouver les réponses aux questions suivantes : avec ou sans e à grand, avec ou sans trait d'union, avec ou sans apostrophe ? Et quid du pluriel ? Le cas des mots où l'adjectif grand entre en composition avec un nom féminin est d'autant plus épineux que les spécialistes de la langue eux-mêmes n'ont pas peu contribué à semer le trouble. Le TLFi, par exemple, n'a-t-il pas laissé échapper deux « grande-tante » aux entrées « grand » et « petit-neveu », alors que n'est consignée à l'entrée « grand-tante » que la graphie sans e à grand ? Il n'est, hélas ! pas le seul grand ponte à s'être pris les pieds dans la grand-roue de la foire orthographique. Jugez-en plutôt.
Selon Littré, « grand, venant du latin grandis qui a la même terminaison pour le masculin et le féminin, n’avait non plus qu'une seule terminaison pour les deux genres dans l’ancien français. » Le Dictionnaire historique de la langue française, que l'on a connu plus disert, ne dit pas grand-chose d'autre : « En ancien français, grand n'avait qu'une terminaison pour les deux genres. » C'est oublier un peu vite, me semble-t-il, que, si les formes du latin grandis étaient effectivement communes au masculin et au féminin (on parle d'adjectif épicène) (1), celles de l'adjectif grand ne l'étaient à l'origine qu'au cas régime ; au cas sujet, lit-on dans les ouvrages qui s'intéressent à la déclinaison des adjectifs en ancien français, le masculin faisait granz (ou grans) au singulier et grant au pluriel, quand le féminin faisait grant (parfois granz) au singulier et granz (ou grans) au pluriel : « On disait donc : uns granz chevalz, mais une grant femme, grant route » (Grammaire élémentaire de l'ancien français, Joseph Anglade, 1931), ce qui, cela n'aura pas échappé à grand monde, ne correspond pas à la même terminaison. Mais on va encore dire que je chipote...
Plus surprenante est la remarque que l'Académie a consignée à l'entrée « grand » de la neuvième édition de son Dictionnaire : « Devant un nom féminin commençant par une consonne, Grand restait invariable en ancien français. » Si j'osais, je dirais que j'en crois mes yeux à grand-peine...
Primo, notre adjectif n'a jamais été à proprement parler « invariable » en ancien français, dans la mesure où il variait au moins en nombre (c'était, du reste, déjà le cas en latin). Qui plus est, nous venons de voir qu'il a commencé son existence en variant aussi en genre. Ce n'est qu'avec la progressive disparition des cas sujets (2), nous assure le Grant Larousse, pardon le Grand Larousse, que l'identité formelle des deux genres sera rétablie, conformément à l'étymologie. Mais déjà, un féminin grande avait fait son apparition − dans la Vie de saint Alexis (1040) et dans la Chanson de Roland (1080) (3) −, par analogie avec le modèle dominant des adjectifs ayant un féminin en e. « Sur cette forme, de plus en plus fréquente, sera refait un masculin grand, dont le d final s'étendra même à l'ancien féminin dans les emplois où il survit », poursuit le dictionnaire à la Semeuse. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de trouver, en moyen français (disons du XIVe au XVIe siècle), les formes variables grant-grande, grant-grante, puis grand-grande à côté de celles identiques aux deux genres (grant, puis grand), parfois au sein du même ouvrage : la traduction (vers 1314) de la Chirurgie d'Henri de Mondeville présente ainsi deux formes de féminin, « selon que l'adjectif fait locution avec le nom qui suit (grant plaie) ou prend, après le nom, sa pleine autonomie (une contusion grande) » (Grand Larousse). Nyrop fait le même constat dans sa Grammaire historique : « Dès les plus anciens temps, la flexion de grand est intimement liée à sa place dans la phrase. Dans la 34e nouvelle de son Heptaméron, Marguerite de Navarre écrit : "Ilz estimoient grand vertu se vaincre eulz-mesmes", et un peu plus loin : "Les anciens estimoient ceste vertu grande". » (4)
Secundo, il n'est que de consulter les textes anciens (à commencer par ceux déjà cités) pour s'aviser que l'initiale du nom qualifié par grand ne paraît pas avoir eu grande influence sur la variabilité de ce dernier (en genre comme en nombre, du reste) (5). On notera, par ailleurs, que la forme invariable en genre est également attestée en fonction d'épithète postposée et d'attribut, soit après le nom féminin qualifié : « Il les reçut à joie grant » (Le Roman de Troie, vers 1160-1170), « La joie est grant » (Le Roman du Mont-Saint-Michel, vers 1160), « Sa vertu grant » (Chanson des Saxons, Jean Bodel, fin du XIIe siècle), « Une feste grant et merveilleuse » (Le Roman d'Alexandre en prose, XIIIe siècle), « Une feste grant et pleniere » (Le Roman du Hem, XIIIe siècle), etc.
Mais poursuivons notre enquête historique. À en croire le Dictionnaire de la langue française du seizième siècle d'Edmond Huguet, « grand s'emploie encore souvent au féminin sans e final » : « Une grand robbe de poulpre » (Rabelais), « Toutes mes grans richesses excellentes » (Marot), « De grans ailes dorées » (Ronsard), « La plus grand part de ce que nous sçavons » (Montaigne). Pour le Grand Larousse, au contraire, ces formes invariables n'étaient déjà plus « qu'archaïsmes des vers ou de la langue parlée ». La vérité se situe sans doute à mi-chemin entre ces deux opinions, tant l'usage était encore hésitant. Surtout, avec la généralisation, au XVIe siècle, du e analogique pour les adjectifs qui en étaient primitivement dépourvus, les cas où grand s'était maintenu comme féminin étaient de moins en moins compris, à tel point qu'un certain Montflory se crut fondé, en 1533, à recourir à l'apostrophe pour ce qui était alors senti comme une élision (plus proprement, un retranchement ou « apocope ») du e final (6). Le Grand Larousse conclut : « Cette illusion, partagée par les grammairiens pendant trois siècles (7), explique qu'on ait écrit les mots comme grand'mère, grand'chose avec une apostrophe jusqu'en 1932, date à laquelle le dictionnaire de l'Académie substitua à ce signe le trait d'union. »
Mais voilà que l'Académie, délibérant en grand-hâte, fit preuve d'une coupable inconséquence : dans sa Grammaire (1932), elle conseilla de rendre à grand la variabilité en nombre dont l'apostrophe l'avait indûment privé (« grands-mères, grands-routes »), mais la lui refusa devant un nom féminin dans la huitième édition de son Dictionnaire, publiée à la même période (« des arrière-grand-mères, des arrière-grands-pères », « des grand-messes »). Avouez qu'il y avait de quoi rester sur sa faim ! La vénérable institution a depuis clarifié sa position : « Dans ces noms féminins composés, Grand, ne s'accordant pas en genre, ne s'accorde pas non plus en nombre. » Passons sur le caractère infondé de cette prétendue règle et retenons que, pour les sages du quai Conti, grand-mère comme grand-tante ne prennent la marque du pluriel qu'au second terme − de là la « ridicule anomalie », dénoncée en son temps par Littré, qui consiste à écrire des grand-mères mais des grands-pères. N'allez pas croire pour autant que la (grand-) messe soit dite : l'indécision règne encore en maîtresse. D'une part, nombreux sont les spécialistes qui préconisent d'écrire des grands-mères, des grands-tantes dans la mesure où l'apostrophe a été judicieusement supprimée (Littré, Georgin, Grevisse, Hanse, Robert) (8) ou qui laissent le choix entre les deux graphies (Larousse, Bescherelle). D'autre part, l'Académie elle-même, dans la neuvième édition de son Dictionnaire, se montre moins catégorique sur la nécessité du trait d'union : « Dans certaines locutions, l'emploi du trait d'union n'est pas systématique. On pourra écrire grand-faim ou grand faim, grand-peur ou grand peur, grand-route ou grand route, grand-rue ou grand rue, etc., sans que la langue littéraire ou archaïsante s'interdise dans ces cas l'emploi de l'apostrophe », lit-on à l'entrée « grand ». Aux entrées « grand-mère » et « grand-tante », elle ajoute : « On peut écrire aussi Grand'mère [Grand'tante]. » Pas sûr que le grand public lui dise un grand merci...
Ironie de l'histoire : à côté des graphies grant mere (Le Roman de la Rose, vers 1270) puis grand mère (1299), parfois en un seul mot, sont bel et bien attestées dès le XVIe siècle les formes grandemere (que les tenants des Rectifications de 1990 ne renieraient pas) et grande tante (chez Rabelais et Robert Estienne), bientôt délaissées au profit de grand'mère, grand'tante, puis grand-mère, grand-tante. Qui a dit qu'il ne faut pas être grand clerc pour maîtriser notre orthographe ?
(1) C'est également le cas de fort (du latin fortis), gentil (gentilis), mortel (mortalis), royal (regalis), vert (viridis), etc.
(2) À partir de la seconde moitié du XIVe siècle ?
(3) C'est toutefois sans e que ledit féminin est attesté pour la première fois : « Grand honestet » (Séquence de sainte Eulalie, vers 881).
(4) Autrement dit, tout porte à croire que les formes variables en genre se sont d'abord imposées en fonction d'attributs et d'épithètes postposées.
(5) Pour preuve, ces exemples tirés des Chroniques de Jean Froissart (1339-1342) : grant emprise, grant entente, grant espérance, grant ocision à côté de grande affection, grande entrance, grande escarmuce ; grant destruction, grant folie, grant force, grant joie, grant paine, grant partie, grant pitié, grant puissanche, grant volenté à côté de grande couronne, grande court, grande dilligence, grande lieue, grande vailance, grande volenté, etc. À quoi songeaient donc les académiciens quand ils firent cette remarque ? La chose est d'autant plus incompréhensible que leurs aînés écrivaient déjà, dans la première édition (1694) de leur Dictionnaire : « Lors que le mot de Grande est mis devant un substantif qui commence par une consonne, on supprime souvent l'E dans la prononciation, et mesme on le supprime quelquefois en escrivant. A grand'peine. faire grand'chere. c'est grand'pitié. la grand'Chambre. la grand'Messe et il herite de sa grand'mere » (à l'entrée « grand »), alors que la graphie (nager en) grand'eau figurait à l'entrée « eau »...
(6) Rappelons qu'en français (moderne ?) l’apostrophe note l’élision d’une voyelle placée en fin de mot devant un autre mot commençant également par une voyelle ou par un h muet − ce qui n'est le cas, comme cela ne vous aura pas échappé, ni de mère ni de tante !
(7) À l'exception notable de Littré, qui dénonça ces graphies dans son Dictionnaire : « [Gilles] Ménage dit qu'on n’a point trouvé d'autre raison pour l'élision de l'e dans ces cas que l'usage qui l'a établie. Mais [...] il n'y a point d'e élidé et, partant, point d'apostrophe à mettre. Il serait meilleur de supprimer cette apostrophe que de présenter à l'esprit la fausse idée d'une suppression qui serait une anomalie sans raison ; mais un homme seul n'a pas autorité suffisante pour cela. »
(8) « Depuis qu'on a, avec raison, remplacé l'apostrophe fantaisiste de grand'mère, grand'rue par un trait d'union, il n'y a plus de motif pour ne pas donner à grand, à défaut de la marque du féminin, celle du pluriel. On doit écrire des grands-mères comme des grands-pères » (Problèmes quotidiens du langage, René Georgin, 1966).
« On peut certes écrire des grand-mères, mais je conseille nettement des grands-mères » (Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, Joseph Hanse, 1987).
« Le pluriel grands est assez fréquent et doit être encouragé, l'invariabilité en genre n'impliquant pas l'invariabilité en nombre » (Le Bon Usage, Maurice Grevisse et André Goosse, 2011).
Remarque 1 : Rappelons à toutes fins utiles que la grand-tante est la sœur du grand-père ou de la grand-mère.
Remarque 2 : On aura compris que, de leurs côtés, grand-parent, grand-père, grand-oncle ne posent pas de problème, dans la mesure où l'adjectif grand entre en composition avec un nom masculin : les deux éléments prennent régulièrement un s au pluriel.
Remarque 3 : D'aucuns considèrent que la présence du trait d'union dans grand-mère, grand-tante, grand-route... signale l'archaïsme de ces composés. Elle renforce surtout leur caractère lexicalisé : une grand-mère (grand-tante) n’est pas une mère (tante) de grande taille, mais une aïeule ; une grand-route n'est pas tant une route de grande dimension qu'une artère principale, donc fréquentée. Il n'en demeure pas moins que l'on écrit, en deux mots, un grand homme (qui n'est pas forcément un homme grand) et, en un seul mot, un bonhomme, un gentilhomme. L'usage, en la matière, est grandement capricieux.
Remarque 4 : On trouve aussi trace de cet ancien usage de grand dans des toponymes, comme Gran(d)ville, Grandfontaine, Grand-Couronne, Grand Vallée, La Grand-Combe, etc.
Ce qu'il conviendrait de dire
Un grand-oncle et une grand-tante de Grégory.