« Entre 250 000 et 300 000 personnes sont en risque de perdre leur pass vaccinal au 15 février. »
(Bruno Mortier, sur ouest-france.fr, le 3 février 2022.)
Ce que j'en pense
Voilà une information qui risque fort de déplaire à nos académiciens. Non pas qu'elle les concerne au premier chef − on se doute que les sages du quai Conti n'ont pas été les derniers à recevoir une dose de rappel, eu égard à leur grand âge qui les place d'office parmi les personnes à risque −, mais il est des formules qui sont de nature à leur faire perdre leur sang-froid. Je veux parler du tour en risque de, évoqué en termes peu amènes dans la fameuse rubrique Dire, ne pas dire de leur site Internet :
« Le verbe risquer se construit directement, avec comme complément un nom, [...] ou indirectement, avec la préposition de et un infinitif comme complément, il risque de tomber, il risque d'échouer. La locution en danger de se rencontre dans l'expression en danger de mort ou avec un infinitif, [être en danger de mourir]. Il convient de ne pas mêler ces deux formes pour en faire le tour incorrect en risque de, que l'on se gardera bien d'employer.
On dit : Il risque de tout perdre. Il est en danger de se noyer. On ne dit pas : Il est en risque de tout perdre. Il est en risque de se noyer. »
Incorrect, en risque de ? Voilà qui ne manque pas de piquant ! Car enfin, l'auteur dudit avertissement a-t-il seulement pris le temps de consulter les anciennes éditions du propre Dictionnaire de l'Académie ? Il aurait eu toutes les chances d'y croiser l'intéressé, à l'article « démanger » : « Il fait des actions qui le mettent en risque d'estre pendu » (1694) ou à l'article « non-vue » : « Nous fumes en risque de périr par non-vue » (1762-1878 ; exemple repris par Bescherelle et par Littré). La lecture de Voltaire lui aurait été tout aussi salutaire : « L'Allemagne était en risque de perdre la gloire de n'avoir jamais été subjuguée » (Essai sur les mœurs, 1756), « [Il] passa la rivière à la nage en risque de se noïer » (Histoire de Charles XII, édition de 1750)...
Les esprits tatillons ne manqueront pas d'objecter qu'il s'agit là d'exemples anciens. Sans doute. Mais que ne s'est-on contenté, à la rigueur, de présenter ledit tour comme un archaïsme plutôt que comme une incorrection ? (1)
Renseignements pris, en risque de est non seulement attesté sans interruption depuis le milieu du XVIe siècle, mais il a reçu la caution de plus d'un excellent auteur (dont quelques académiciens) : « Qui vin ne boit apres salade est en rizique d'estre malade » (Gabriel Meurier, grammairien et lexicographe, 1568), « Celuy qui fait si peu de conte des pechez veniels se met en risque et peril de tomber peu à peu és mortels » (Jean Benedicti, 1584), « Se mettre en risque et danger de cheoir d'un lieu hault » (César Oudin, grammairien et lexicographe, 1607), « Au bord d'un puis un enfant endormy En risque d'y tomber » (Mathurin Régnier, avant 1613), « Quand on a la poitrine attaquée, [...] on se met en risque de ne pouvoir plus se rétablir » (Mme de Sévigné, 1680), « Quand vous en jureriez sur les autels, vous ne seriez point en risque de faire une fausseté » (Pierre Bayle, 1685), « Il bat tous les paysans, jusqu'à se mettre en risque de les tuer » (Fénelon, 1702), « La lanterne du cocher qui était en risque de choir » (François Millot, 1759), « On n'est pas en risque de s'ennuyer un instant avec lui » (Sainte-Beuve, 1849), « [Il] galopait sur les falaises, en grand risque de se casser les membres » (Arthur de Gobineau, 1872), « Me trouvant dans la rue [...], j'étais en grand risque d'y mourir de faim » (Anatole France, 1892), « Il s'ensuit que de quoi vit l'amitié, aussi elle meurt, ou est en grand risque de mourir » (Émile Faguet, 1909), « Sans ces témoins, notre histoire serait en risque de ne plus se comprendre » (Gabriel Hanotaux, 1913), « Cet esprit de révolte, toujours en risque de soulever les passions contre l'ordre » (Alain, 1927), « Tout cela est en grand risque de disparaître » (Gide, 1947), « À tout moment en risque de tricher » (Jean Paulhan, 1966), « [La liberté] est en risque de mourir » (Barjavel, 1981), « Elle [= la langue française] est en risque de se retrouver au XXIe siècle une langue secondaire » (Pierre Bourgeade, 1988), « En risque de chuter de mon escarpement » (Michel Serres, 2009) (2).
De toute évidence, le tour a été formé sur le modèle, plus ancien, de en danger de (passé de « au pouvoir, à la merci de (quelqu'un) » à « en craignant la menace de (quelque chose) ») : « En risque de, en danger de » (Edmond Huguet, 1925). Aussi ne s'étonnera-t-on pas de le voir construit, dans le même sens, avec un substantif comme complément : « [L'esprit] Se met en risque de folie » (Office du Sainct Ange Gardien, 1645), « La création est en risque de chute et de ruine » (Henri Favre, 1892), « En grand risque de déraison » (André Berry, 1946), « Un passé perpétuellement en risque d'oubli » (Michel Butor, 1993), « Parce que vous seriez en risque de mort » (Michel Serres, 2004), « [Des règles] qui semblent posées pour nous compliquer l'existence en nous plaçant toujours en faute ou en risque de faute » (Marie-Josèphe Berchoud, Écrire et parler le bon français, 2004), « Des humains, donc, en risque de damnation » (Alain Rey, 2013) (3), voire sans complément introduit par de : « Estre en danger, courir danger, estre en risque, courir risque » (Nathanël Duez, 1664), « Car votre vie estoit en risque » (Marivaux, 1716), « Être en danger, être en péril, être en risque » (Nicolas Beauzée, 1788), « Sa fortune n'est plus seulement en risque, elle est en péril » (Littré, 1863).
L'exemple de Littré est intéressant à double titre. D'abord, il laisse entrevoir, si besoin était, que l'on a également dit (être) en péril de : « Tout sera en péril d'être alteré au gré des rois » (Fénelon, avant 1715), « Être en péril de la vie, de sa vie. Ce malade est en péril de mort. Il est en péril d'être ruiné » (Dictionnaire de l'Académie, 1798-1878), « René, qui se croit en péril de mourir » (Sainte-Beuve, 1850), « Ma pauvre Hermangarde était en péril de mourir » (Barbey d'Aurevilly, 1851), « Il est en péril de succomber à la paralysie de l'intelligence » (Littré, 1861), « Comme si la cité se trouvait en péril d'être prise d'assaut » (Zola, 1896), « Serait-il vrai que ce genre d’éloquence est en péril de disparaître ? » (Henry Roujon, 1912), « Les écologistes ne se soucient jamais de la langue, si polluée pourtant, et en péril de disparaître » (Jean Dutourd, 1994). Ensuite, il nous renseigne sur le sens, et plus particulièrement sur la gradation descendante qui existe entre les mots péril, danger et risque : « Péril signifie l'espèce de danger la plus pressante, la plus extrême, la plus imminente, la plus terrible, et presque toujours celle où il y va de la vie » (Lafaye) ; « Danger paraît être le terme général [pour désigner toute sorte de malheurs, petits ou grands, dont on est menacé] » (Lafaye) ; « Risque emporte l'idée de hasard » (Lambert Sauveur) − tout en restant jusqu'à un certain point prévisible, selon Lafaye − et « indique d'une façon plus éloignée la possibilité de l'événement » (Gabriel Girard), « où l'on a lieu de craindre un mal comme d'espérer un bien » (D'Alembert) (4). Pour autant, et là est tout le nœud de l'affaire, peut-on substituer sans risque un terme à l'autre selon la gravité de la situation ? Féraud en doute : « Dit-on adverbialement au danger de comme on dit au risque de ? Je ne le crois pas » (Dictionnaire critique de la langue française, 1787) (5). Force est pourtant de constater que tel fut d'abord le cas, quand risque n'était pas encore d'usage courant : « Nous le voulons, puys qu'il vous plaist Au danger d'estre regauldis [moqués] » (Mestier et marchandise, farce datée de 1440), « Ou [= au] dangier de perdre la vie » (Le Mistere de saint Adrien, vers 1485), « Une beste [...] à qui quelques fois ne fault qu'un brin de paille pour de frayeur l'ombrager, au danger de tomber son maistre » (Charles Estienne, 1553), « Je m'efforce les faire grans au danger d'estre damné » (Henri Estienne, 1566), « Il receut un coup sur la teste [...] au danger d'estre tué ou pour le moins grièvement navré s'il n'eut esté armé » (Verslag van het Magistraet aen den Grave van Egmond, 1566), « [...] aymant mieux se mettre à leur misericorde et volunté, au danger de se tuer ou de se saulver » (Mémoires de Claude Haton, avant 1582), « Qui se precipite à son escient au danger d'estre occis » (Jean Benedicti, 1584). Et encore aux siècles suivants : « Tous les jours on s'y trompe, au danger de faire naufrage » (abbé Prévost, 1756), « [Ils] nous jettent dans de cruelles perplexités sur ce que nous avons à faire, au danger de nous détourner quelquefois des sentiers de la justice » (Louis de Bonnaire, 1758), « [Il] grimpa jusqu'au Capitole au danger de se casser mille fois le col » (Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, 1764), « Lord Byron, au danger de sa vie, gravit la colonne » (Amédée Pichot, 1819), « Le cantonnier, qui, au danger d'être écrasé, se place résolument au milieu du chemin » (journal L'Indépendant des Basses-Pyrénées, 1880), « Au danger de paraître intuitif et prétentieux, c'est un résultat que nous pressentions » (Guy Lagorce, 1992). Est-il besoin de préciser, au risque de froisser Féraud, qu'il en va de même pour péril : « Au péril de tout perdre, il met tout à mon choix » (Racine, 1650), « Plus d'une fois, au péril de ne pas vaincre lui même, on l'a vu solliciter l'affoiblissement de ses forces, pour faciliter des conquêtes à des armées qu'il ne commandoit pas » (abbé Houtteville, 1734), « Ils furent laissés en un lieu désert, au péril d'être dévorés par les bêtes sauvages » (Léon Pagès, 1869), « S'il veut inviter d'autres à le suivre, au péril de se voir incompris par tous les inaptes » (Henry Corbin, 1977), « C'est sa récompense, mais il ne l'obtient qu'au péril de ne l'avoir jamais désirée » (Alain Badiou, 2012) ? Sans doute les ouvrages de référence eux-mêmes ne sont-ils pas étrangers à ce phénomène, tant il est vrai que certaines de leurs définitions entretiennent la confusion entre nos trois substantifs : « Au risque de, en courant le danger de » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Au risque de, en s'exposant au danger de » (Larousse), « Au péril de, aux périls de, aux dépens de, au risque de » (Littré), « Au péril de, en faisant courir des risques à » (Robert), « Au péril de ma tranquillité, de ma liberté, de ma vie, en prenant le risque de la perdre » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).
Risquons une conclusion. L'usage s'est établi, dans la langue courante, d'employer en risque de ou en danger de + substantif selon la gravité ou l'imminence de la menace (Un enfant en risque d'échec scolaire. Un otage en danger de mort), à côté de au risque de + infinitif (Il s'est obstiné au risque de tout perdre) et de au péril de + substantif précédé d'un adjectif possessif (Défendre quelqu'un au péril de sa vie). De là à considérer comme incorrectes les constructions en risque de, en péril de + infinitif, pourtant attestées de longue date sous les meilleures plumes, il y a un fossé que je vous laisse franchir... à vos risques et périls !
(1) Il est intéressant de noter que en danger de + infinitif ne trouve guère plus grâce aux yeux du TLFi : « Expression vieillie ou figée. Être (se trouver) en danger de + infinitif. Risquer de. » Peu importe le nom (danger, risque, péril, menace...), c'est la construction avec un infinitif qui tend à sortir de l'usage.
(2) On peut encore citer les ouvrages didactiques suivants : « Sans cette précaution, elle [la charge de poudre] seroit en risque de crever ou de s'éventer » (Thomas Corneille, Dictionnaire des arts et des sciences, 1694), « Le malade est en risque de perdre le bras » (Diderot, Encyclopédie, 1751), « I am like to lose, Je suis en risque de perdre » (Jean-Baptiste Lefebvre de Villebrune, Dictionnaire des particules angloises, 1774) « Leur signification est si différente, qu'on n'est pas en risque de les confondre » (Pierre Restaut, Traité de l'orthographe françoise, 1775), « De grosses pièces peu en risque de se tourmenter » (Élie Bertrand, Encyclopédie méthodique, 1783), « Dangereux. Qui est périlleux, qui met en risque de souffrir quelque perte ou quelque dommage » (Maurice Lachâtre, Nouveau Dictionnaire universel, 1869), « Foutu de (ne pas être à l'heure), en grand risque de » (Grand Larousse encyclopédique, 1960).
(3) On distinguera ces exemples de ceux où le nom complément, précédé d'un déterminant, indique non plus le risque encouru mais ce qui est exposé à un risque : « Le marchand [...] se met en risque du corps et de l'ame à sillonner tant de mers » (Jean Blancone, 1604), « [Il] fut renversé par terre à coups de pique en grand risque de sa vie » (Eudes de Mézeray, 1651), « Ils étaient évidemment en risque de leur salut » (Voltaire, 1759).
(4) Et aussi en menace de : « Il ny a pas la cinquième partie de ceux qui y dussent et soloient être et encore est en menace de moins y en avoir » (Charte d'affranchissement des habitants de Branches, 1379), « [...] et ne se doutant qu'elle [= l'intelligence d'Alphonse Daudet] était en menace de s'éclipser » (Henry Céard, 1899), « Les systèmes morphologiques sont constamment détériorés, ou en menace de l'être, par les changements phonétiques » (Marcel Cohen, 1955).
(5) De même, Féraud croit qu'« on dit en danger, et non pas en péril de mort, quand il s'agit de maladies », contre l'avis de l'Académie : « Un malade en péril de mort » (Dictionnaire, 1798-1935).
Remarque : Pour l'étymologie du mot risque, voir ce billet.
Ce qu'il conviendrait de dire
La même chose (?) ou risquent, sont sur le point de perdre...