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La langue française sous perf anglaise ?

La langue française sous perf anglaise ?

« La Coupe du monde de rugby continue de performer en audiences. »

(paru sur lequipe.fr, le 2 octobre 2023.)

 

 

FlècheCe que j'en pense

 
« Le verbe performer n'existe pas en français », lit-on çà et là sur la Toile ; la preuve en est, nous dit-on, qu'il « est inconnu des dictionnaires », à commencer par celui de l'arbitre de la langue, le Dictionnaire de l'Académie. C'est oublier un peu vite que l'intéressé figure − sous une ancienne graphie, il est vrai − dans Lesclarcissement de la langue françoyse (1530) de John Palsgrave : « Parformer, or parfournyr, or achever, or acomplyr, or acquitter », dans les Recherches italiennes et françoises (1640) d'Antoine Oudin : « Performare, parformer » et, sous la forme moderne, dans le Complément du Dictionnaire de l'Académie (1839) de Louis Barré : « Performer. Former ; achever, accomplir » ainsi que dans le Dictionnaire national (1846) de Louis-Nicolas Bescherelle : « Performer (latin per, par, et formare, former). Donner la dernière forme, la dernière façon. Achever, parfaire, accomplir. » Sans doute se trouvera-t-il des esprits per...spicaces pour saisir la balle au bond et faire remarquer, d'une part, que ces définitions diffèrent du sens courant que nous lui connaissons aujourd'hui et, d'autre part, que celles du XIXe siècle sont accompagnées d'une marque d'usage : « Vieux langage » (Barré), « Il est inusité » (Bescherelle) ; mais enfin, le fait est que le verbe performer n'est pas inconnu au bataillon des lexicographes.

À y bien regarder, on peut en suivre la trace depuis au moins le XIIIe siècle (1), notamment dans des textes juridiques en anglo-normand :

« Por parformer mout bien ma rime » (Robert de Ho, vers 1200), « Tans estoit parformes, et parcreüs et grans » (Les Enfances Godefroi, manuscrit picard de la fin du XIIIe siècle), « Taunt que dreit seit fet e parfourm » (Foedera, conventiones, litterae, et acta publica, 1291), « Parfourmer la bataille » (Assise de Northampton, 1329), « Parfourmer la grace qu'elle y ad promys » (Statuts d'Edouard III, 1341), « Ce seroit plus grans deduis D'un qui seroit de ma main duis Que de .III. autres parfourmez » (Guillaume de Machaut, avant 1349), « Le roy troveroit tresor assez de performer sa guerre et ses enemis conquerre » (Croniques de London, vers 1350), « Parforner les woes qe home ad fet » (La grand et la parfit overaigne de geomancie, milieu du XIVe siècle), « Parfourmer toutes les choses aval escriptz» (Ligue entre Edouard III et Jean de Bretagne, 1372), « A queles covenaunces bien et loialment perfourmer en totes chose » (Building in England Down to 1540, 1383), « Parfourmer la volunte du dit Piers » (English Constitutional Documents, 1393), « J'appelle en soustenail et ayde a parformer et continuer le procès de ma dicte oeuvre » (Christine de Pizan, Le Livre des trois vertus, 1405 ; on trouve parfornir dans certaines éditions), « Si parfourmera le seurplus » (Arnoul Gréban, 1452), « Parfourmer l'appointement devant dit » (Jean Talbot, 1454), « [Choses] parfourmees et accomplies » (Henry VII, 1506), « Si il ne performait le condicion » (Thomas Littleton, Tenures, 1545), « Performer exactement et fidelement toutes les conventions » (Marie Stuart, 1584), « Lever la somme de douze mil escutz sol pour parformer à ce dessus » (manuscrit de la collection Balluze, 1585), « L'ancien [ouvrier] demourra pour parformer le nouveau » (Statuts des boucquetiers de Poitiers, 1608), « Continuer et parformer ce qu'il a commencé » (Johann Joachim von Rusdorf, 1623), « Pour parformer leur flotte commune » (Traité entre Charles Ier et les Pays-Bas, 1625), « Performer le contract » (acte notarié belge, 1649).

Et si le mot semble bien être sorti de l'usage au cours du XVIIe siècle, c'est, n'en déplaise à Barré et à Bescherelle, pour mieux y revenir quelque cent cinquante ans plus tard − d'abord dans des emplois transitifs compatibles avec son sens originel, puis avec des acceptions nouvelles (et surtout intransitives) empruntées à l'anglais, comme « accomplir une prestation sportive ou artistique » :

(Emplois transitifs et pronominaux) « Unable to perform, non capable de performer, d'accomplir » (Pierre-Joseph-François Luneau de Boisjermain, Cours de langue angloise, 1784), « C'est par un valet [qu'ils] font performer cette opération [il est question de défloration !] » (Olivier de La Blairie, 1820), « Combien de lotions légales a-t-il à performer ? » (Sur les origines russes, 1827), « Un second accouplement parformant l'œuvre du premier » (Édouard Ponsard, 1851 ; notez le recours à l'ancienne graphie), « Ces journées de travail performées » (L'Abolition du servage en Russie, 1859), « Des prêtres qui performent des momeries creuses » (journal L'Univers, 1874), « Chacun célèbre d'avance les prouesses qu'il va performer » (Victor de Compiègne et Alfred Marche, 1874), « [C'est] un grand éloge que nous faisons de la manière dont la Sémiramide est performée » (Eugène Chapus, 1874), « Ils performent d'autres détestables sacrifices » (Désiré Charnay, 1882), « Cette vis est munie d'un cercle [...], dont le tour complet performe un millimètre » (Bulletin de la Société anatomique de Paris, 1886), « Une surprise d'être qui se performe » (Edmond Haraucourt, 1887), « La danse du sabre [...] se performe sur le plancher de terre battue d'un bouge infect » (Georges Montbard, 1892), « La cérémonie majestueusement performée par le jeune moine » (George Eller, 1893), « La sphère doit [...] performer une révolution » (Charles-V. Zenger, 1894), « [C'est] un spectacle délicieux que de voir se performer le ventre rondelet du président Fallières » (Léon Prieur, 1899), « L'enseignement de M. Bufnoir semble avoir été moins fait pour dégrossir des débutants [...] que pour performer une élite » (François Gény, 1900), « Ce match fut performé le samedi [...]. La distance fut performée en [8 heures] » (Le Sport universel illustré, 1902), « Nous voyons [...] une compagnie de zouaves performer un saute-mouton vertigineux » (Claude Berton, La Presse, 1904), « Se performer [pour "se perfectionner" ?] dans la pratique de ce sport » (journal Le Réveil de l'Aisne, 1908), « [Les] opérations ordinaires performées autour du four » (Gabriel Cornette de Venancourt, 1910), « Performer [la lutte] avec calme, avec joie » (Paul Dagnien, Le Libéral, 1911), « Certains rites étaient alors performés » (Louis Rollin, 1929), « La chasse se performait à cheval » (George Montandon, 1934), « Les mesures de haute précision imaginées et performées par quelques physiciens exceptionnels » (Georges Matisse, 1938).

(Emplois intransitifs) « [Tel cheval] avait bien performé à Deauville » (journal Le XIXe siècle, 1875), « Un célèbre gymnaste américain performait avant-hier soir » (Le Figaro, 1891), « C'est donc devant 70 personnes que le bataillon d'élite [= des comédiens du Français] a performé » (Georges Petilleau, 1893), « Nos [cavaliers] ont performé devant le public d'Auteuil » (Le Télégramme, 1897), « En attendant que pour lui [= l'ennemi] le moment soit venu de performer devant Sa Majesté » (Luc-Marie-Félix Collin de Laminière, 1905), « Les courses d'hiver [il est question de cyclisme] voient donc parmi leurs concurrents tous ceux qui "performent" sur les pistes d'été » (La Vie au grand air, 1906), « Des [prestidigitateurs] qui n'ont jamais eu à performer qu'à peu de distance du public » (Camille Gaultier, 1914), « Les hommes, hors de toute forme, ne peuvent que "se claquer" en essayant de performer sans la préparation indispensable » (Gustave Milet, Paris-Soir, 1924).

Reconnaissez que, pour un mot qui n'existe pas, performer a de la présence en français...

Le substantif associé performance (primitivement « accomplissement, exécution ») a connu un parcours similaire et un succès encore plus éclatant : attestations (d'abord maigres et tardives) en anglo-normand juridique, éclipse de près de cent cinquante ans et retour en grâce (pardon, come-back) au tournant du XIXe siècle, essentiellement avec le sens anglais de « façon (bonne ou mauvaise) dont un homme, un animal ou un appareil a rempli son rôle dans des circonstances données », d'où, d'un côté, « manière de montrer ses capacités en public, jeu, interprétation ; spectacle, représentation » et, de l'autre, « résultat obtenu dans une épreuve sportive (d'abord au pluriel, à propos d'un cheval de course) ; résultat le meilleur, rendement maximal » et, au figuré, « exploit, réussite, succès » (2).

« Le perfourmance de toutes choses » (texte daté de 1469, sous le règne d'Edouard IV, et publié en 1556), « L'effect et parformance qu'elle puisse estre asseuree que [...] » (Marie Stuart, 1572), « La perfourmance dudict traité » (Archives de la famille d'Esneval, 1583), « Il m'est d'ailleurs très égal qu'on joue des pièces de moi, ou qu'on n'en joue pas ; je n'attends nulle gloire de ces performances » (Voltaire, Correspondance, 1760), « Ils y viennent toujours faire des performances [en italique dans le texte] » (Jacques-Louis de Bougrenet de la Tocnaye, Promenade d'un Français dans l'Irlande, 1797), « Les performances et pédigrées de célèbres chevaux de course » (Journal des haras, 1841), « [Les] performances chorégraphiques du duc de Wellington » (Le Corsaire, 1851), « Ces cinq performances [musicales] ne faisaient qu'un festival exécuté en plusieurs fois » (Joseph d'Ortigue, 1854), « Les écuyers finissent leurs performances en exécutant le saut des haies » (La Vie parisienne, 1866), « Les gamins de Paris savent maintenant les noms des jockeys, et le mot performance a passé du vocabulaire de M. Eugène Chapus dans la langue des faubourgs » (La Presse illustrée, 1866), « Le théâtre s'ouvrait, et la performance commençait » (Hugo, 1869), « C'est une très jolie performance, digne des applaudissements qu'elle [Miss Becker] a obtenus » (John Faure, 1869), « Les performances hippopotamesques qui t'avaient fait surnommer le phoque à deux dos » (Ludovic Pichon, 1871), « Nombre d'amateurs [de lutte] étaient curieux de bien étudier sa performance » (Léon Cladel, 1879), « Le sexe fort se distingue par la faiblesse croissante de ses performances musicales » (Auguste Vitu, 1880), « Les récentes performances de la Comédie-Française » (Id., 1882), « [Des sculptures] ayant trait aux exploits de la triade indienne, et surtout, aux performances de Çiva » (Jean de Pontevès de Sabran, 1886), « La performance des locomotives américaines » (Bulletin technologique des Arts et Métiers, 1892), « Quelques notables performances de cycliste amateur » (Abel Hermant, 1895).

Aussi ne peut-on qu'être étonné de la différence de traitement que l'Académie réserve aux membres de la famille lexicale :

« Le terme de Performance, qui existait déjà en ancien français, a été réemprunté de l'anglais au cours du XIXe siècle pour s'appliquer au domaine du sport. Ayant ensuite conquis divers domaines de la langue, il s'emploie à propos de technique, de linguistique et même, aujourd'hui, d'art. On évitera cependant d'utiliser, par de nouveaux emprunts, le verbe Performer et le substantif Performeur (aussi écrit à l'anglaise Performer). On dira Accomplir une performance, on parlera de l'Auteur de la performance » (rubrique Dire, ne pas dire, 2012).

Performance serait donc − aujourd'hui (3) − un anglicisme plus acceptable que performer, qui, seul (ou presque), continue d'être la cible des critiques :

« Les synonymes [de performer] sont nombreux : accomplir, achever, arriver à, atteindre le but, avoir de bons résultats, avoir du succès, avoir un bon rendement, briller, cartonner, mener à bien, réussir, se surpasser, etc. Son emploi est-il vraiment utile ? Pour ma part, je suis loin d'être convaincu » (Paul Roux, Lexique des difficultés du français dans les médias, 2004).
« Le verbe performer est un anglicisme à éviter » (Le Bescherelle pratique, 2006).
« L'horrible verbe performer » (Bruno Dewaele, 2015).
« Performer, néo-barbarisme hideux et calque de l'anglais to perform » (site barbarisme.com).
« On emploie à tort performer (to perform) dans le sens de réussir, briller, se distinguer » (site québécois Alloprof).
« L'emploi du verbe performer, calqué sur l'anglais, s'est étendu ces derniers temps au domaine du travail, de la vie personnelle et de la compétition en général [...]. Le verbe reste toutefois utilisé principalement par des gens qui n'ont jamais "performé" en français » (Samuel Piquet, Dictionnaire des mots haïssables, 2023).

Anglicisme hideux, performer ? Il est vrai que l'adjectif performatif − qui, lui, a ses entrées dans le Dictionnaire de l'Académie − est nettement plus sexy...
Anglicisme inutile ? Il faut être aveugle, ou de bien mauvaise foi, pour ne pas s'aviser que la remarque vaut tout autant pour performance (résultat, succès, réussite, exploit, prouesse ; rendement, caractéristique technique, possibilité optimale ; interprétation, jeu, exécution, manifestation, représentation, spectacle, évènement artistique) et pour performant (efficace, compétitif, productif, optimal, fructueux, compétent, consciencieux(4).

Mais voilà que des voix commencent à s'élever (notamment au Canada) contre ce deux poids, deux mesures :

« Puisque performance est déjà entré dans l'usage, il n'y aura pas de difficulté à y introduire performatif [et donc performer ?]. On ne fait d'ailleurs que ramener en français une famille lexicale que l'anglais a prise à l'ancien français » (Émile Benveniste, 1966).

« Le verbe performer est un emprunt hybride de l'anglais to perform, lui-même emprunté à l'ancien français parformer. Performer, qui s'emploie en parlant de personnes, d'objets, d'appareils, etc., est d'usage répandu au Québec et très fréquent en français européen. Même s'il est encore critiqué dans certains ouvrages correctifs, cet emprunt est acceptable en français. Le champ sémantique de performer est celui d'une famille ancienne, productive, aux dérivés corrects : le substantif performance [...] et l'adjectif performant [sont] largement admis. De plus, cet emprunt s'intègre facilement sur les plans orthographique et phonétique » (Office québécois de la langue française, 2013).

« J'ai personnellement un peu de difficulté à qualifier de méchant anglicisme le verbe performer, dont l'origine est... française » (Jacques Lafontaine, Le Journal de Montréal, 2018).

Performer vient même de faire son entrée dans l'édition 2023 du Petit Robert :

« Verbe intransitif. 1932 anglais to perform. Anglicisme.
1. Faire de bonnes performances en Bourse. Valeur qui performe.
2. Réaliser une performance artistique.
3. Être performant, efficace. ➙ réussir. Entreprise, équipe, élève qui performe. »

J'entends d'ici Pierre Albaladejo s'écrier que les mouches ont changé d'âne... Las ! la définition de Robert soulève plus de questions qu'elle n'en résout − et je ne parle pas seulement de la date de première attestation. D'abord, pourquoi réserver la mention « anglicisme » à performer et pas à performance ? Ensuite, si performer (aux sens 1 et 3) implique à ce point l'idée d'un résultat positif, pourquoi le trouve-t-on construit avec les adverbes bien et mal, au risque de verser dans la redondance ou la contradiction (5) : « Les étudiants "performent" moins bien dans ce type d'exercice » (Clive Perdue, 1981), « Savoir si le groupe [industriel] performe bien » (Noël Goutard, 1998), « Lesdites valeurs ayant bien performé sur le plan financier » (Patrick Turbot, 1998), « Si le fonds performe mal, c'est que l'indice a mal performé » (Jean-Michel Naulot, 2013), « [Il] savait que Johan [Cruyff] avait bien performé aux États-Unis et qu'il était encore en bonne forme » (Chérif Ghemmour, 2015), « Les gens qui performent bien sur quelques tâches tendent à bien performer sur toutes les autres » (Pierre-Marie Lledo, 2017), « On ne va pas recréer le biathlon parce que j'ai mal performé une saison » (Anaïs Bescond, 2019), « Toute la saison sur terre battue, [Djokovic] a moyennement performé » (Cédric Pioline, mai 2023) ? Ces exemples montrent assez que la valeur de performer est déterminée par l'adverbe qui l'accompagne et qu'en l'absence de ce dernier c'est la valeur laudative qui l'a emporté (comme dans l'exemple de L'Équipe). Enfin, pourquoi ne pas avoir consigné dans la foulée les emplois transitifs du verbe, certes plus rares dans l'usage courant contemporain mais aussi plus conformes au sens originel ? En voici quelques attestations, empruntées pour la plupart à la langue spécialisée (médecine, philosophie, linguistique...) :

« On a performé une salpingectomie » (revue Gynaecologia, 1951), « Il [= un médecin] performait cependant les opérations les plus délicates » (Simenon, 1979), « La promenade-rêverie est le discours qui performe la fiction comme texte » (Louis Marin, 1992), « Il ne s'agit plus de performer des techniques » (Lucien Sfez, 1993), « Elles faisaient partie d'un cirque où elles performaient des acrobaties hippiques » (Jacques Riboud, 1994), « Performer une promesse » (Jean-Luc Marion, 1997), « Les jongleurs performaient les chansons de geste en public » (L'Épopée romane au Moyen Âge, 2001), « Comment accomplir dans un même élan un acte de rupture décisif sans performer sa propre destruction ? » (Marcel Burger, 2002), « Les Fragmentations [d'Antonin Artaud] performent directement sur la feuille "l'émulsion créatrice" de ses poèmes » (Évelyne Grossman, 2006), « Rituels et jeux de hasard performés par les oracles antiques » (Camille Paloque-Bergès, 2009), « Performe[r] une action » (Pierre Larcher, 2014), « Au Palais de Tokyo [...], il performe ce Vierge-Guerrier/Guerrier-Vierge » (Bernard-Henri Lévy, 2017), « Les consignes doivent être exécutées, performées » (Jean-Luc Marion, 2018), « Une articulation, un phrasé, [...] toujours performés par une volonté de sens » (Jean-Christophe Bailly, 2018), « Le langage agit autant qu'il exprime, il parachève, il performe les actes les plus divins » (Barbara Cassin, 2019), « [Il] performerait le ne-pas-dire qu'il est fiancé » (Hélène Cixous, 2020).

Quant aux emplois intransitifs, aujourd'hui si fréquents dans les domaines du sport, de l'entreprise, de la finance, du développement personnel et des arts et spectacles (tendez l'oreille, fût-elle en chou-fleur), force est de constater qu'ils restent timides dans la langue plus littéraire :

« Je ne me vante pas, je dis ce que je tends à performer chaque jour » (Roland Oberson, 1954), « Nous performons demain à Berlin » (Amédée Ozenfant, 1968), « Un seul photographe est admis à performer quelques minutes » (Claude de Leusse, 1974), « [Parfois, les voleurs] s'enhardissent jusqu'à performer pendant que les propriétaires sont à table » (Adeline Mallet, 1980), « On ne voit que son regard plein d'appétit qui se prépare à performer » (Anne Louvel, 1983), « Sous prétexte de pousser une pointe ou de performer dans la fournaise » (Jacques Lanzmann, 1985), « Je performe sur l'oreiller » (Marie-Thérèse Cuny, 1987 ; à rapprocher de performance « exploit amoureux »), « Le chanteur animal se met à "performer" quand il cesse de chanter » (Charlélie Couture, 1990), « Rien à voir avec la militante du collectif russe Voïna qui performe dans un supermarché » (Pierre-Louis Fort et Violaine Houdart-Merot, 2017).

Entendons-nous bien. Loin de moi l'intention de sacrifier à la mode de l'époque, qui est aux anglicismes et à l'imprécision. Vous me connaissez assez pour savoir que jouer, se produire ou monter sur scène me viendront à l'esprit bien avant performer, du moins dans une conversation non technique. Mais enfin, puisque performance et performant il y a, je ne vois pas au nom de quoi l'on refuserait sa carte de séjour au pater familias...

(1) Selon le Dictionnaire historique, parformer serait lui-même l'altération (par attraction de forme ?) d'un ancien verbe parfournir (« fournir entièrement, achever, terminer, compléter »), emprunté du latin médiéval perfurnire.

(2) Selon le Dictionnaire des anglicismes (Josette Rey-Debove et Gilberte Gagnon, 1988), « le mot performance n'a jamais retrouvé en français le sens original de l'ancien mot parformance "accomplissement" ». On relève pourtant quelques contre-exemples dans des domaines spécialisés ou sous des plumes anglophones : « La performance achevée de son âme » (Henry Bolo, Les Mariages écrits au ciel, 1892 ; le sens est ici celui de « perfection »), « Fréquence de la performance d'une tâche (nombre de fois qu'une tâche est accomplie) » (Maurice de Montmollin, Les Systèmes hommes-machines, 1967), « La corruption implique la performance d'un acte politique immédiat et circonscrit en échange d'une sanction économique » (Jean-Gustave Padioleau, De la corruption dans les oligarchies pluralistes, 1975), « Les "infélicités" de la performance du mariage » (Soshana Felman, Le Scandale du corps parlant, 1980), « La performance d'un serment inaugural » (Sandra Bornand et Cécile Leguy, Compétence et performance, 2014).
Toujours selon le même ouvrage, le terme performance, devenu populaire, « s'est ensuite enrichi d'un sens typiquement français dans lequel il est en concurrence avec le mot exploit (sportif ou autre) ». Dupré renchérit : « L'emploi du mot [performance] s'étend peu à peu pour remplacer exploit. C'est une déviation par rapport au sens originel, car, en anglais, le mot n'est pas laudatif » (Encyclopédie du bon français, 1970). Pourtant, là encore, le doute est permis. Ne lit-on pas dans le Dictionnaire françois-anglois (1815) de Louis Chambaud : « Exploit [action de guerre signalée, prouesse ; fait éclatant, grande action] Exploit, achievement, feat, deed, performance » et dans Dr. Webster's Complete Dictionary of the English Language (1864) : « Performance. Synonym. Deed, exploit, feat » ? On pourrait encore citer le journaliste sportif Eugène Chapus, qui écrivait en 1867 : « Le turf [a pris le mot performance] à la langue anglaise, qui s'en servait dans le sens de : exécution d'un dessein, accomplissement d'une promesse. Ce mot veut dire aussi ouvrage, action, exploit » (Le Sport). Même constat avec le substantif performe(u)r : « M. Green est un célèbre performer (homme qui exécute de hauts faits) » (Charles Mathevon de Curnieu, Leçons de science hippique générale, 1857).

(3) Le mot a recueilli en son temps son lot de critiques : « À en juger par ses dernières performances (un mot du crû qui n'est pas joli) » (Armand Barthet, Le Figaro, 1857), « J'ai cru rêver en lisant [la phrase suivante] : "La performance de La Nuit de mai, d'Alfred de Musset, sera confiée [à tels interprètes]." Les vers de Musset [sont-ils] des chevaux dont on peut constater la performance ? » (Henri Rochefort, Le Figaro, 1867), « Il y a beaucoup d'anglicismes dans la langue courante des hommes du monde et des écrivains. [Signalons] performance, mot de théâtre appliqué au cheval, à son rôle, sa manière, ses aptitudes » (Édouard Le Héricher, Revue de l'Avranchin, 1888), « [Ceux qui s'intéressent au sport] se tiennent au courant des moindres "performances", et parlent une langue spéciale, toute hérissée de mots d'anglais » (Henry du Roure, La Croix de Tarn-et-Garonne, 1910), « "N'est-ce pas une belle performance ?" S'il s'agissait d'une voiture, d'un athlète, l'expression serait justifiée, mais puisque nous parlons d'une pièce, la correction exige "c'est une belle représentation" » (René de Chantal, linguiste québécois, Chroniques de français, 1956).
À l'inverse, Eugène Chapus (encore lui !) a compté parmi ses plus fervents... supporteurs : « Le mot performance est un des plus littéraires et des plus heureux dont la langue anglaise soit riche, un de ceux qui méritent le plus d'être adoptés par nous pour combler une de ces nombreuses et regrettables lacunes dont notre langue s'afflige » (Le Sport, 1867). Et le journaliste d'ajouter : « Nous disons bien jouer la comédie, comme nous disons, du reste, jouer aux cartes, mais nous n'avons pas de substantif pour exprimer le fait même de jouer. Il faut avoir recours pour y arriver à des périphrases. L'exécution d'une comédie, l'interprétation d'une comédie sont des mots ridicules, tant ils sont impropres. Ils ont d'ailleurs d'autres applications [...]. On dit : l'exécution d'un criminel, parce que exécution veut dire l'acte final d'une chose ; tandis que la performance éveille l'idée d'une action qui dure, qui se développe et qui se finit, comme cela a lieu pour une œuvre de théâtre. Le mot interprétation est encore plus insensé quand il s'agit d'un rôle ou d'une pièce. Interpréter une chose, ce n'est pas exprimer cette chose, ce n'est pas la rendre telle qu'elle est ; c'est tantôt la rendre à peu près ou tantôt même lui donner un sens qu'elle n'a pas. »

(4) Selon Jean-Paul Colin, « cet adjectif très à la mode double souvent sans grande utilité des mots comme efficace, fécond, productif, etc. » (Dictionnaire des difficultés du français, 1994). L'Académie elle-même reconnaît, dans une mise en garde contre l'emploi de performant à propos des personnes, que « le français dispose de nombreux adjectifs ou locutions adjectivales, [...] qui permettent de louer les qualités de tel ou tel employé » (rubrique Dire, ne pas dire, 2016). Plus révélateur encore de l'embarras de l'institution : ledit adjectif, auquel elle vient d'ouvrir les colonnes de la dernière édition de son Dictionnaire, est présenté comme un « anglicisme nuisible » dans la rubrique Questions de langue de son site Internet. Comprenne qui pourra !

(5) Ces écueils ne semblent pas rebuter le dictionnaire québécois Usito, qui n'hésite pas à illustrer l'acception « être performant, efficace, productif ; donner un rendement exceptionnel » par les exemples suivants : « Élèves qui performent bien en classe. Athlète qui performe mal sous pression. »


Remarque 1 : Attesté depuis le XIXe siècle, le nom performe(u)r a d'abord désigné un artiste : « Il n'est point de prince, de milord, de lady qui ne réunissent de performers (musiciens), dès qu'ils veulent donner une fête » (Antoine-Toussaint Desquiron de Saint-Agnan, 1817), « Les performers anglais [il est question d'acteurs de théâtre] se reposent jusqu'au lundi de Pâques » (journal Le Tam-tam, 1846), « Le droit anglo-saxon [...] met dans le même panier le ténor et l'acrobate, l'actrice et la femme à barbe. Tous sont désignés par le terme performer, intraduisible » (Edouard Thommen, 1938), puis, comme terme de turf, un cheval dont les performances sont connues : « [Deux chevaux] se trouvent en tête des performers publics » (journal Le Sport, 1865), avant de s'étendre aux autres sports : « [Cyclisme] Un performer allemand » (journal L'Œuvre, 1928), « [Cyclisme] Le Danois Andersen meilleur performeur » (France-Soir, 1947), « [Athlétisme] Au disque : premier performeur, 50 m. » (Le Figaro, 1950), etc.
Selon le Petit Robert, le mot s'emploie de nos jours pour « artiste auteur de performances » − « [en] insistant plus particulièrement sur la prouesse scénique que sur le domaine dans lequel celle-ci s'exerce (chanson, danse, comédie, etc.) », précise Julien Barret dans Les Nouveaux Mots du dico (2020) − et pour « sportif qui réalise une performance exceptionnelle ». C'est oublier que performeur a fait une percée dans le monde de l'entreprise, où il s'applique à tout collaborateur dont les résultats (bons ou mauvais) sont évalués à l'aune des objectifs fixés : (valeur laudative, en l'absence d'adjectif) « Doubler rapidement un CA vous met en appétit. Vous êtes un performer et vous l'avez prouvé » (Offre d'emploi parue dans L'Express, 1972), « Clarisse Berrebi, la performeuse » (Ils font l'économie, 2022) ; (valeur neutre, en emploi qualifié) « Qu'on soit un bon ou un mauvais performer [chez Hewlett-Packard] » (L'Usine nouvelle, 1996 ; comparez avec : « Un bon ou un mauvais performer est tout simplement un cheval dont les performances sont bonnes ou mauvaises », Ernest Parent, 1868), « Il convient de dissocier la "mauvaise performance" du "mauvais performeur" » (Yannick Freund, 2016), « Un performeur moyen ou une personne en difficulté dans l'accomplissement de ses tâches » (Jérémy Barray, 2022).

Remarque 2 : Le substantif féminin contre-performance désigne, en sports, une mauvaise performance, un mauvais résultat d'une personne qui réussit bien d'habitude, et, par analogie, un échec patent : « Une crainte parfois excessive de la contre-performance » (L'Auto, 1930), « Les contre-performances de l'État central » (Régis Debray, 1978).

 

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C
Merci pour cette riche étude !<br /> Un petit complément sur l'étymologie primitive. Comme Bescherelle ne l'avait pas vu, le mot n'est pas à rattacher à la famille de former (latin formo) mais à celle de fournir qui est germanique. L'OED (qui fait référence en la matière) retrace l'origine à la racine proto-germanique *fram qui s'est déclinée en latin tardif *fromire puis *fornire (par métathèse). Les Anglais ont plus exploité (famille de furnish) la racine que nous mais nous en avons fait par-fornir, "fournir complètement" d'où les plus anciennes attestations en français. <br /> Cela change évidemment peu les conclusions modernes qu'on peut en tirer…
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