« Des projets [de compensation des émissions de gaz à effet de serre] qui ne sont pas pérennes dans le temps. »
(paru sur rtl.fr, le 18 février 2023.)
Ce que j'en pense
Le respect de la planète n'empêchant pas celui de la langue, gageons que plus d'un observateur attentif aura plissé le nez à la lecture de cette phrase pêchée en eau trouble. En cause, les relents de redondance autant que ceux de dioxyde de carbone :
« [Dans l'entreprise, pérenne est employé au sens de] "qui va durer longtemps". Tout bon cadre qui se respecte enfoncera le clou par la magnifique et redondante formule pérenne dans le temps » (Jean Blaise, Dictionnaire du jargon d'entreprise, 2010).
« "Il faut une solution qui soit pérenne dans le temps" [est une] injonction pléonastique » (Serge Fontinoy, 2019).
« Pérenne dans le temps : et une périssologie de plus ! » (Twitter, 2021).
Emprunt savant du latin perennis − lui-même composé de per (« à travers, pendant ») et de annus (« année »), proprement « qui dure toute l'année » et, par suite, « qui dure longtemps ; permanent, durable, éternel » −, pérenne possède, en effet, une valeur temporelle forte qui est attestée dès le moyen français, où il s'est appliqué :
En dehors des domaines de l'hydraulique et de la botanique, le mot était rare : « Feu perenne [= qui ne s'éteint pas] » (Jean Poldo d'Albenas, 1559), « Le monde n'est qu'une branloire perenne [= un balancier perpétuel] » (Montaigne, 1588), « Le sacrifice perenne et l'oblation des chrestiens » (Pierre Charron, 1593). Il faut dire que l'ancienne langue possédait déjà un adjectif de même sens, mais d'emploi plus étendu : pérennel, formé par suffixation en -el sur le même latin perennis (et ses nombreuses variantes médiévales, avec ou sans h intercalaire [1] : per[h]empnis, per[h]emnis, per[h]ennis...), d'après le modèle de solennel (2). En voici quelques exemples rassemblés après un tri forcément sélectif :
« Dieu le roi perempnel [ou parempnel] » (Girart de Roussillon, vers 1334), « Gloire perhempnelle » (Arnoul Gréban, vers 1450), « Gloire perhennelle » (Mystère de la Passion de Troyes, vers 1482), « Le torrent de perennelle et perpetuelle delectation » (Adrien Gémeau, 1514), « Adieu fonteine [...] Vous courés perpetuelle D'une fuite paranelle » (Ronsard, 1552), « Tarir ta source paranelle » (Jean-Antoine de Baïf, 1555), « Une volonté perennelle » (Jacques de Vintimille, 1555), « Le sourgeon perennel des fontaines » (Guy Lefèvre de La Boderie, 1571), « La perennelle lumiere du chandelier mystique » (Id., 1578), « Vos larmes perennelles » (Amadis Jamyn, 1575), « Ils fonderoient un proces perennel sur le pied d'une mouche » (Nicolas de Cholières, 1587), « Ce feu perennel, qui toute chose allume » (Joseph Du Chesne, 1587). (3)
En 1821, Charles Pougens signale les deux adjectifs comme sortis de l'usage, contrairement au substantif associé, pérennité (4) : « Les adjectifs pérenne, pérennel ne me paraissent pas susceptibles d'être réintégrés dans le langage moderne » (Archéologie française, ou Vocabulaire des mots anciens tombés en désuétude). La remarque est d'autant plus surprenante que pérenne connaît à cette époque une extension significative de ses emplois à d'autres réalités que l'eau ou les végétaux : « Un arc-en-ciel pérenne » (Jérôme Richard, 1771), « Les trois premières maladies sont pérennes » (François Raymond, 1781), « Des villes qui n'ont pas assez d'eau pour avoir des moulins pérennes » (Aimé-Henri Paulian, 1781), « Le conducteur [de la foudre] invisible, mais pérenne » (baron de Servières, 1782), « Les cornes des bœufs [...] sont pérennes [par opposition aux bois des cerfs, qui tombent chaque année] » (Pierre-Augustin Boissier de Sauvages, 1785), « L'attachement aveugle et pérenne qu'il lui avoit voué » (Claude-Charles de Peyssonnel, 1789), « Desservir [les marchés publics] d'une manière pérenne » (Maurice Gouget-Deslandres, 1790), « Une paix solide et pérenne » (Jacques-Joseph Chapel, 1795), « Arrangez les choses pour que votre Directoire ait un président assez pérenne » (Restif de La Bretonne, 1797), « Gloire pérenne » (Poésies de Madame de Surville, 1803), « Une institution pérenne » (Théophile Berlier, 1822), « Heur doux et pérenne » (Samuel-Henry Berthoud, 1831), « Des deux postérités matérielle et spirituelle de l'homme, la première est pérenne, la seconde éternelle » (Chateaubriand, avant 1841) (5), « [Des principes] immuables et pérennes » (Charles Anglada, 1845). Le médecin Pierre Thouvenel, en particulier, en fit grand usage : « échauffement perenne » (1781), « humectation pérenne » (1797), « influence pérenne » (1797), « causes locales, accidentelles ou pérennes » (1797), « [qualités] pérennes ou [...] passagères » (1798), « habitations pérennes » (1798), « décomposition lente et pérenne » (1806), « moyens sanatifs, à la fois pérennes et extensibles » (1806), « soustraction pérenne du carbone excrémenteux » (1806), etc.
Force est toutefois de reconnaître que ce regain de faveur fut de courte durée. Et si notre adjectif finit par faire son entrée dans le Dictionnaire de Boiste (édition de 1808), dans le Complément au Dictionnaire de l'Académie (1842, avec la mention « vieux langage »), dans le Dictionnaire de Bescherelle (1846), dans celui de Littré (1863) et dans le Grand Larousse du XIXe siècle (1866, avec la mention « peu usité »), ce fut par la porte de service et comme terme didactique, cantonné dans ses anciens emplois spécialisés. Il lui faudra attendre les années 1990, selon le Dictionnaire historique de la langue française, pour « qu'un [nouvel] effet de mode [...] vienne en faire un synonyme élégant de durable » − et plus encore, ajoute Bruno Dewaele, de « immuable, impérissable, inaltérable ».
Mais voilà que le sort s'acharne sur le malheureux : pérenne, en s'immisçant dans la langue juridico-administrative et dans les conversations chic, tend à ne plus être analysé comme un adjectif des deux genres, mais comme la forme féminine d'un masculin forgé de toutes pièces. Pour preuve, ces graphies fantaisistes qui polluent la Toile malgré les mises en garde répétées des spécialistes (6) : « [Les lys] sont invulnérables et péreins » (Huguette Legros, De la "dulce France" à "l'Alsace-Lorraine", 1999), « [Un outil] confidentiel, rapide, perein » (Laure Singla, Régulation des contentieux environnementaux et médiation au XXIe siècle, 2020), « La fibre optique est un investissement perrin », « Un engagement périn », « C'est faisable, c'est pérein », « Il a investi dans des trucs pas perrins », « Pour que le projet soit périn », « Ces trous d'eau [...] sont pérens », « C'est du plastique, donc ce n'est pas périn dans le temps »... Et ces prononciations en [in] dont un certain Nicolas Sarkozy semble coutumier : « Obtenir un financement pér[in] pour nos régimes de retraite [déjà !] » (débat télévisé contre Ségolène Royal, 2007), « Un mécanisme pér[in] de stabilisation financière » (conférence de presse, 2010), « Un dispositif pér[in] » (discours prononcé chez Airbus Industries, 2011). L'ennui, c'est que des formes tout aussi barbares commencent à se répandre, par contamination, au féminin : péreine (sur le modèle serein/sereine), péraine (sur le modèle sain/saine), lesquelles viennent s'ajouter aux sempiternelles erreurs portant sur l'accentuation et sur le doublement des consonnes : « Pour une durée de vie pérene » (site Internet de la société Carrefour), « Une offre plus solide, plus pérène dans le temps » (Midi libre), « De façon perrenne » (France Bleu), « Une relation perrène » (Le Républicain lorrain), « Une entreprise solide et perreine » (site Internet de la société Kühne), « Des solutions perraines » (site etudier.com).
Il ne reste plus qu'à prier pour que ces développements-là ne soient pas... durables.
(1) On trouve chez l'Allemand Heinrich Bebel une condamnation de ce h non étymologique : « [Scribe] perennis non perhennis, quia a per et annus derivatur » (Commentaria epistolarum conficiendarum, 1500).
(2) Selon le TLFi, l'adjectif solennel est « emprunté au latin classique sollemnis "qui revient tous les ans ; solennel, consacré", écrit à basse époque solemnis, sollempnis, sollennis, d'où les formes en ancien français ; la forme régulière solemne, solempne (XIVe-XVIe siècle) a été remplacée par celle en -el [attestée dès le milieu du XIIIe siècle, d'après Wartburg] sans doute sous l'influence d'autres adjectifs de la langue d'église comme annuel, éternel, spirituel ».
(3) Signalons également, à titre de curiosités, les variantes :
(4) Pérennité est attesté, sous diverses graphies, depuis la fin du XIIe siècle au sens de « éternité, permanence, continuité » : « Perhennitez durable » (Benoît de Sainte-Maure, vers 1175), « Vivant suis en perhemnité » (Arnoul Gréban, vers 1450), « Perannité de arrousement » (Rabelais, 1542), « Perennité [ou parennité] d'abrevement » (Id., 1552). Le verbe pérenniser, quant à lui, est plus tardif : « Soit qu'un depit parannise mes pleurs » (Ronsard, 1553), « Qui me fera perenner votre gloire » (Philibert Bugnyon, 1557), « Pour parenner sa renommée » (Olivier de Magny, 1559), « Perenniser la gloire [de nostre nom] » (Jean de La Taille, 1572).
(5) Cet emploi de pérenne opposé à éternel fut reproché à Chateaubriand : « L'écrivain a pris le latin perennis à contre-sens [...]. Le sens primitif est "qui dure un an", mais le sens dérivé, attesté par tous les classiques latins, est "qui dure longtemps, perpétuel, immortel" : monumentum aere perennius (Horace), "un monument plus durable que l'airain" ; perennis super astra ferar (Ovide), "immortel je serai transporté au-dessus des astres". C'est ce seul sens qu'on relève dans le dérivé latin perennitas et le français pérennité » (Albert Dauzat, 1950).
(6) « Pérenne n'est pas le féminin d'un adjectif fictif qui serait "péren", mais la forme de cet adjectif aussi bien au masculin qu'au féminin. Méfions-nous donc des mots qui font chic, mais que l'on ne maîtrise pas parfaitement » (site vocabulaire-medical.fr, 2017), « L'adjectif pérenne est à la fois masculin et féminin et n'a donc pas besoin [du barbarisme "pérein"] puisqu'il est épicène de nature » (Syncope et apocope), « En français, il existe des adjectifs, appelés épicènes, qui ont la même forme [...] au masculin et au féminin [...]. C'est à cette catégorie qu'appartient pérenne. On dira donc une œuvre pérenne, une source pérenne mais aussi un feuillage pérenne, un engagement pérenne et non un feuillage péren, un engagement péren » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 2021), « Les mots masculins qui se terminent par -enne sont très peu nombreux [renne, camion-benne]. Cette curiosité explique peut-être qu'on rencontre parfois des formes de masculin qui sont des erreurs : péren, pérein, périn et perrin ne sont pas des [graphies] correctes » (site Orthodidacte).
Ce qu'il conviendrait de dire
Des projets pérennes (= qui existeront encore dans plusieurs années).