« Premier ministre : le Nouveau Front populaire propose la haut-fonctionnaire Lucie Castets. »
(paru sur le site du Figaro TV, le 23 juillet 2024.)
Ce que j'en pense
L'annonce surprise, mardi après-midi, du nom de la candidate du Nouveau Front populaire pour Matignon a pris de court toutes les rédactions de France et de Navarre, et pas seulement parce que Lucie Castets est inconnue du grand public. Quelle forme féminine donner à l'appellation traditionnellement employée pour désigner un agent de la haute fonction publique ? s'est-on demandé dans l'urgence − l'intéressée ayant fréquenté les hautes sphères de l'ENA. Il n'est que de consulter la Toile pour observer les hésitations orthographiques des journalistes, parfois au sein d'un même article : « La haute fonctionnaire » (L'Express, Le Figaro, Le Point, Libération), « La haute-fonctionnaire » (Libération), « La Haute-fonctionnaire » (AFP), « Cette haut fonctionnaire » (Le Monde), « Cette haut-fonctionnaire » (Franceinfo), « Castets est un haut fonctionnaire municipal de Paris » (site d'actualités Bota Sot). En matière de féminisation, on le voit, il n'est pas rare qu'on tombe... de haut !
Prenons les difficultés les unes après les autres. Le trait d'union, tout d'abord. Grande est, il est vrai, la tentation d'en mettre un, au féminin comme au masculin, par analogie avec haut-commissaire. Il convient pourtant de ne pas y céder, nous met en garde Thomas. C'est que haut-commissaire est un titre qui correspond à une fonction bien définie, et non un terme général comme haut fonctionnaire, moyen fonctionnaire, petit fonctionnaire, dont le premier élément renseigne sur le degré d'élévation dans la hiérarchie. De là la distinction graphique :
« Haut-commissaire, haut fonctionnaire auquel le gouvernement confie une mission particulièrement importante » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).
« Haut-commissaire. Titre donné à certains hauts fonctionnaires ou à un membre du gouvernement ayant reçu une mission particulière. Avec un trait d'union, à la différence de haut fonctionnaire » (Larousse en ligne).
« Un haut fonctionnaire (mais un haut-commissaire) » (Girodet).
« Haut-commissaire. Ne pas omettre le trait d'union » (Jean-Paul Colin).
Las ! plusieurs voix discordantes viennent troubler ce concert : celle du TLFi, qui laisse échapper (par inadvertance ?) un haut-fonctionnaire dans son article « commissaire » (mais qui s'en tient à la graphie sans trait d'union partout ailleurs) ; celle de Robert Le Bidois, qui écrit « le haut commissaire au tourisme » (Les Mots trompeurs, 1970) ; celle du Dictionnaire historique de la langue française, qui hésite entre haut commissaire et haut-commissaire ; celle de Michèle Lenoble-Pinson, qui écrit haut-commissaire, mais haut (-) fonctionnaire avec trait d'union facultatif (Le Français correct, édition 2009) ; et même − haut-resco, pardon horresco referens ! − celle de l'Académie, qui, sur son site Internet, refuse invariablement à haut-commissaire le trait d'union qu'elle exige pourtant dans son Dictionnaire (1). Il s'en faut heureusement de beaucoup (on est loin du seuil de 279 opposants...) que lesdites voix réussissent à renverser l'usage majoritaire.
La ou les majuscules, ensuite. « Il n'y aucune raison [d'en] mettre » ni à haut, ni à fonctionnaire, ni à commissaire, nous dit en substance Jean-Pierre Colignon sur son blog(ue). « La minuscule est de rigueur aux titres de postes », confirment les Clefs du français pratique... mais pas la Commission générale de terminologie et de néologie, qui gratifie Haut-commissaire d'une majuscule sur le modèle de Premier ministre (Rapport sur la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre, 1998).
Venons-en enfin à la question qui brûle toutes les lèvres : haut, dans ces emplois, est-il adjectif ou adverbe ? La réponse des spécialistes de la langue est, cette fois, unanime :
« Emploi adjectival. Qui occupe une position supérieure, un rang éminent et qui est investi de responsabilités, d'honneurs. Synonymes grand, puissant, important, éminent. Haut personnage, haut fonctionnaire, haut magistrat ; haute administration, haute banque, haute noblesse, haute bourgeoisie ; hautes sphères » (TLFi, à l'article « haut »).
« Haut entre comme élément initial dans la construction de mots composés avec une valeur adjectivale (haut-commissaire) » (Id.).
« Adjectif. Se dit d'une personne, d'un groupe qui occupe une place éminente dans une hiérarchie. Un haut personnage. Un haut magistrat. Une réunion de hauts fonctionnaires. Un haut responsable. Haut-commissaire » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, à l'article « haut »).
Partant, la logique voudrait que ledit adjectif s'accordât avec le nom qualifié. Re-las ! si la cause de l'accord en nombre paraît entendue : « Hauts fonctionnaires » (Petit Robert), « Des hauts-commissaires (avec un s aux deux éléments) » (Larousse en ligne), « Des hauts-commissaires, des hauts fonctionnaires » (Paul Roux, Lexique des difficultés du français dans les médias), celle de l'accord en genre l'est nettement moins. Jugez-en plutôt :
« Une haute fonctionnaire » (Bernard Cerquiglini, Femme, j'écris ton nom, 1998 ; Christine Da Silva-Genest, Le Grevisse de l'orthophoniste, 2018).
« Sont généralement épicènes les noms suivants : haut-commissaire, haut (-) fonctionnaire » (Michèle Lenoble-Pinson, 2009).
« Le, la haut-commissaire au Plan » (Robert en ligne).
« Au féminin, on peut employer : la haute-commissaire ou la haut-commissaire » (Clefs du français pratique).
« Le féminin de haut-commissaire est haute-commissaire [...]. Rien n'empêche le féminin puisqu'il s'agit bien d'un adjectif » (Office québécois de la langue française).
« Une haute-commissaire, des hautes-commissaires » (dictionnaire en ligne Usito). (2)
Autrement dit, les uns appliquent à la lettre les recommandations syntaxiques du Conseil supérieur de la langue française de Belgique (1993) : recours systématique aux déterminants féminins et accord automatique des adjectifs et des participes avec le substantif ; les autres font le choix de traiter ces appellations comme des noms épicènes (comprenez : qui peuvent être précédés d'un déterminant masculin ou féminin sans changer de forme) et écrivent une haut fonctionnaire, une haut-commissaire comme un haut fonctionnaire, un haut-commissaire. Quant aux gardiens de la neutralité liée aux fonctions, aux titres et aux grades − dont les rangs sont de plus en plus clairsemés, en ces temps de féminisation galopante −, ils s'en tiennent au masculin, en tant que genre non marqué : un haut-commissaire, un haut fonctionnaire (quel que soit le sexe de la personne ; cf. l'exemple de Bota Sot) ou une femme haut-commissaire, une femme haut fonctionnaire.
Les bonnes âmes soucieuses d'assurer une meilleure « visibilité linguistique » à la gent féminine ne manqueront pas de pousser les hauts cris contre toute velléité de laisser haut invariable dans ces emplois. Elles devraient être d'autant plus facilement entendues que le terrain, n'en déplaise à leurs adversaires, a été préparé de longue date : « Par l'intermédiaire d'une haute fonctionnaire » (journal Les Coulisses, 1841), « C'était là de ces choses inouïes dans la pensée de la haute fonctionnaire » (Charlotte de Sor, 1844), « Voilà qui me donne une excellente opinion de ces hautes fonctionnaires » (Charles Buet, 1878), « Citronet est abordé par une haute fonctionnaire, la belle Trombolinette » (Camille Le Senne, 1889), « La haute fonctionnaire mit sa subordonnée au courant des faits » (Arthur Bernède, 1912) ; « Vous désirez devenir mairesse, conseillère générale, ministresse, haute-commissaire » (Michel Provins, 1919), « Le plus haut salaire payé à une femme [...] est attribué à la Haute Commissaire du service civil des femmes » (Georges Lechartier, 1927) (3).
Mais brisons là : c'est bientôt l'heure des J... hauts !
(1) Signalons également cette remarque de Léger Noël, qui prouve assez que l'hésitation ne date pas d'hier : « Quand on voit le Journal des Débats écrire avec traits d'union [...] haut-fonctionnaire, haut-commissaire, haute-justice, etc. ; quand on voit l'abus du trait d'union multiplier ses racines, au point qu'il menace de tout envahir, il est temps à coup sûr de s'armer du fer et du feu » (Nouvelle Grammaire française, 1861).
(2) Et aussi : « La haute-fonctionnaire, les hautes-fonctionnaires » (Guide de féminisation de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2022) ; « Une Haute-commissaire » (Rapport de la Commission générale de terminologie et de néologie, 1998), « Haut-commissaire, haute-commissaire » (Louise-Laurence Larivière, Guide de féminisation des noms communs de personnes, 2005), « Madame la haute-commissaire » (La Féminisation des titres de fonction, dans Le Guide du rédacteur).
(3) De même : « La dernière classe des corps de métiers eut plus de puissance que la haute-bourgeoise » (Toussaint Guiraudet, 1799), « [Dès] que les hautes bourgeoises eurent été placées à une distance respectueuse [des dames d'honneur] » (Alexandre Duval, 1805), « Les hautes bourgeoises, vivant noblement, étoient ordinairement appelées Mademoiselle » (Paulin Paris, 1860), « Les hautes bourgeoises de Munich » (Jean Giraudoux, 1922).
Remarque 1 : Le nom commissaire, longtemps donné comme masculin, est désormais présenté comme épicène par la plupart des dictionnaires usuels : un commissaire, une commissaire, comme un fonctionnaire, une fonctionnaire. Le Bescherelle pratique l'accompagne de la marque d'usage suivante : « L'emploi au féminin se rencontre à l'oral. »
Remarque 2 : Dans son Rapport sur la féminisation des noms de métiers et de fonctions (2019), l'Académie observe que la résistance à ladite féminisation « augmente indéniablement au fur et à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie professionnelle ». Et elle ajoute : « L'imposition de normes rigides en matière de féminisation méconnaît le souhait exprimé par certaines femmes de conserver les appellations masculines pour désigner la profession qu'elles exercent. »
Remarque 3 : On écrira, avec haut adverbe, des haut gradés (= des militaires hautement gradés), des personnes haut placées.
Remarque 4 : Cet article, initialement publié en 2015, a été refondu pour l'occasion.
Ce qu'il conviendrait de dire
La haute fonctionnaire Lucie Castets (forme féminine la plus courante).