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L'humour se décline à la chaîne

« Renaulution, Renew, ReKnow… Depuis l'arrivée de Luca de Meo à la tête du groupe, on aime bien, chez Renault, décliner tous les sujets en jouant avec le nom de l'entreprise. »
(Rémi Le Bailly, sur investir.lesechos.fr, le 22 février 2023.)

 

FlècheCe que j'en pense

 
« On ne s'acharnera jamais assez sur le verbe décliner dans le sens d'énumérer. » La condamnation lancée par Jean Dutourd en 1997 dans les colonnes du Figaro a de quoi surprendre, quand on sait que l'acception critiquée figure en bonne place dans le Dictionnaire du moyen français : « [Idée d'énonciation.] Énoncer, énumérer de manière complète et explicite. Et de les nommer seroit tres longue chose et de decliner leurs proesses (Antoine de La Sale, 1456) » comme dans la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie : « Spécialement. Énumérer. Décliner ses nom, prénoms, titres et qualités, pour se présenter, pour se faire connaître. »

Aussi bien, les désaccords entre spécialistes sur le (riche) sémantisme du verbe décliner et de son étymon latin declinare ne sont pas nouveaux. Que l'on songe à toute l'encre qu'ont fait couler l'énigmatique et dernier vers de la Chanson de Roland (début du XIIe siècle) : « Ci falt la geste que Turoldus declinet » (« achever, raconter, écrire ou chanter tout au long », selon Godefroy ; « dire, réciter ; raconter ; composer ? », selon le TLFi) et, dans une moindre mesure, ce texte daté de 1268 : « [Les pâtures] fuerunt designata et declinata per curiam Arelatis » (« définir les limites d'un territoire », selon Du Cange, qui ajoute : « [Mais lisez plutôt] declarata [ou] delineata » ; « Pas du tout, lui rétorque Georges Dumesnil : je lis [...] qu'on en énonça toute la liste, qu'on en promulgua l'état d'un bout à l'autre, à la Cour d'Arles ») ou encore cette autre citation attribuée à Antoine de La Sale (1456) : « Si tu tues les pecheurs de Dieu, le sang des hommes se declinera a moy » (« tendre, venir vers », selon le Dictionnaire du moyen français ; « s'éloigner, se détourner », selon Sainte-Palaye). Un consensus semble toutefois s'être dégagé pour reconnaître, avec le Dictionnaire historique de la langue française, que décliner a connu, dès les premiers textes, des emplois comme « verbe de parole, probablement avec le sens ancien de "dire, réciter, composer, raconter" puis, plus techniquement, "énoncer, exposer" [1], sens aujourd'hui restreint à des locutions comme décliner son identité, et, en grammaire, "énoncer les formes verbales des éléments d'un syntagme nominal selon leur fonction grammaticale (dans une langue à flexions) ».

Seulement voilà : force est de constater, au grand émoi de plus d'un observateur, que ledit « sens restreint »... l'est de moins en moins.

« En français, décliner signifie réciter les cas d'un mot grec, latin ou autre dans une déclinaison ; on dit également décliner son identité (la déclarer [2]) et décliner une invitation (la refuser). Enfin les malades et les empires déclinent quand ils s'acheminent vers la mort. Tout le reste n'est que jargon de prestige tendant à faire accroire aux bonnes gens qu'on est un personnage très instruit, qu'on a fait du latin et qu'on est capable de réciter les douze cas de "rosa, la rose" aussi bien qu'un gamin de sixième en 1930 » (Jean Dutourd, 1997).

« Seul existe l'ultra-libéralisme, que l'on peut d'ailleurs "décliner", pour user du terme absurde des publicitaires, à l'aide d'une farandole d'adjectifs » (Jean-François Revel, 1998).

« Le verbe décliner connaît, hélas ! une vogue regrettable, de pur snobisme, qui le fait utiliser abusivement pour toute situation, tout objet qui existe en différentes versions. On ne doit pas dire que tel article "se décline en plusieurs couleurs", mais qu'il est proposé, qu'on peut le trouver en plusieurs couleurs, etc. » (Jacques Pépin, Défense de la langue française n° 208, 2003).

« Décliner [fait partie de ces] mots fétiches, mis à toutes les sauces [par les médias et les publicitaires] » (Jean-Paul Colin, 2007).

« [Le] verbe décliner connaît une curieuse fortune dans la langue contemporaine : Le candidat décline son programme politique. Le gouvernement décline les réformes. Un produit se décline en plusieurs couleurs. Ce modèle se décline dans diverses versions. Le bon sens voudrait que l'on réserve décliner à la grammaire et que l'on revienne aux verbes proposer, présenter, offrir un choix de, etc. » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 2012).

« Le plan se décline en quatre points. Personnellement, je n'aime pas beaucoup cet usage abusif qu'on fait du verbe décliner » (Robert Chaudenson, 2013).

Oserai-je faire observer à ces esprits chagrins qu'ils font preuve, dans cette affaire, d'une bonne dose de mauvaise foi ? Car enfin, je ne sache pas qu'ils aient autant fait la fine bouche devant le tour décliner son nom (3), lequel − n'en déplaise à Dutourd − procède pourtant de la même métaphore grammaticale. Jugez-en plutôt :

« [Piqué au vif, il lui demandoit s'il] sçavoit seulement decliner son nom en latin par les regles de grammaire » (Eudes de Mézeray, 1651 ; la formule, employée à l'origine par plaisanterie ou par ironie, vise ici à souligner l'ignorance du contradicteur).

« Pourquoi dit-on aujourd'hui que, dans certaines circonstances sérieuses, il faut décliner son nom ou ses nom, prénoms et qualités ? C'est sans doute qu'on assimile le suspect à l'écolier. Le premier doit réciter une sorte de leçon comme le second récite une déclinaison » (Raoul de Thomasson, Naissance et vicissitudes de 300 mots et locutions, 1935).

« Décliner son nom. Décliner ses nom, prénoms et qualités. Le dire ou les énumérer − comme une chose qu'on sait depuis toujours, comme une leçon qu'on récite, comme l'écolier qui décline rosa » (Maurice Rat, Dictionnaire des locutions françaises, 1957).

« Un produit doit, comme on dit en grammaire, "se décliner". Cela signifie que plusieurs autres articles d'usage différent doivent s'ajouter, dans la même ligne design, à l'article de départ » (Paul Schmitt, Design et survie commerciale, 1974).

« L'usage contemporain, notamment commercial et politique, est sous nos yeux en train d'enrichir [le domaine d'application du verbe décliner]. Ainsi j'ai lu récemment : "[Des] magasins déclinent avec un égal bonheur le meilleur de l'antiquité", "[Des] produits se déclinent sous différentes formes, toutes délicieuses", "[Une] tragédie qui peut se décliner à la manière d'une fable". Dans ces emplois, notre verbe décrit des variations d'objets, analogues en somme à celles des noms latins quand ils sont déclinés » (Michel Arrivé, Verbes sages et verbes fous, 2005).

À y bien regarder, l'acception grammaticale de décliner résulterait elle-même d'une métaphore initiale, dont le grammairien Dumarsais nous précise la nature :

« Quand on dit de suite et dans un certain ordre toutes les terminaisons d'un nom, c'est ce qu'on appelle décliner : c'est [...] une métaphore ; on commence par la première terminaison d'un nom, ensuite on descend, on décline, on va jusqu'à la dernière » (Encyclopédie, 1751).

De quoi conforter la thèse de Dumesnil, selon laquelle tous les sens dérivés de décliner se ramènent à la signification première de « redescendre, choir à partir d'un point sommet » (comme dans : le soleil décline à partir de midi, l'homme décline de sa maturité à la vieillesse et à la mort(4) :

« Décliner une chose, ce serait donc la faire décliner de son point culminant tout le long d'une pente jusqu'à sa fin, jusqu'à son terme. Décliner ses nom et qualités, c'est en effet les énoncer de suite en partant du haut de leur série et en la poussant jusqu'à son terme, jusques au bas. Quand nous disons que nous déclinons un mot, reproduisant par tradition le terme declinare employé par les grammairiens du moyen âge, nous voulons dire que nous énonçons la série de formes d'un mot de la première à la dernière de ces formes, d'un bout à l'autre et de haut en bas » (Touroude, 1900).

Mais voilà que l'affaire prend un tour inattendu sous la plume de Gérald Cahen :

« Par une métaphore approximative, aujourd'hui, décliner signifie énumérer à la suite, ou dérouler une série [...]. Ce qui m'a frappé, ç'a été la montée en fréquence brusquement perceptible de la forme, qu'il ne s'agit pas de discuter. J'ai tout de suite eu le sentiment d'un calque de l'anglais – né dans quelque milieu technique très fermé, puis devenu vite à la mode −, mais je ne saurais le prouver » (Le Plaisir des mots, 1995).

Las ! les plus anciennes attestations que j'aie pu relever ne permettent pas davantage de trancher la question : « Des bravo, brava, bravi, déclinés en solécismes italiens » (journal Satan, 1844), « Toutes les utopies qui se déclinent en isme » (Edward Amun, correspondant à Washington du journal Le Constitutionnel, 1861), « Le style qui se décline en mille variétés » (Auguste Rodin, avant 1914).

Extension de sens abusive, jargon de prestige, anglicisme... Les critiques pleuvent, on le voit, mais ne portent pas. Pis ! l'emploi décrié, loin de décliner, a désormais pour lui la caution de nombreux académiciens (un comble !) :

« Ces diverses manières de décliner la grandeur d'âme héroïque » (Marc Fumaroli, 1980), « J'ai besoin de te décliner sur tous les modes et sur tous les tons » (Patrick Grainville, 2004), « Cet hymne se décline en vingt-quatre strophes » (Dominique Fernandez, 2005), « La culture [...] ne se décline plus au singulier » (Alain Finkielkraut, 2005), « Décliner alphabétiquement leur passion commune des chats » (Frédéric Vitoux, 2008), « Son plaisir, curieusement, se décline sur fond de néant » (Jean-Marie Rouart, 2019), « Ce sont les principes généraux qui doivent se décliner en fonction des réalités locales » (Erik Orsenna et Noël Corbin, 2019), « Il va mesmériser le chaudron vaudou en déclinant le triptyque français liberté-égalité-fraternité » (Marc Lambron, 2022)

et des dictionnaires usuels : 

« Énoncer, en les énumérant, les composantes de quelque chose : décliner un thème publicitaire, une campagne de presse.
Présenter un produit ou un ensemble de produits sous plusieurs formes, ou en exploiter les différents sous-produits » (Larousse en ligne).

« Commerce. Donner plusieurs formes à (un produit). Décliner un tissu en plusieurs couleurs. Par extension. Décliner une gamme de parfums » (Robert en ligne).

Vous l'aurez compris : on n'a pas fini de croiser la route du verbe décliner pour exposer une diversité d'états, de formes, d'éléments. De là à embrayer sur le sempiternel couplet du déclin de la langue...

(1) « Hanc non fo senz qu'el non·l declin » (Chanson de sainte Foy, XIe siècle), « En talant ai que vos decli L'us de [...] » (Marcabru, troubadour du XIIe siècle), « Et hic et hec c'adroit [s'a droit] desclin » (Gautier de Coinci, 1223), « Ci fine notre estoire Qui des ·vij· estaz se decline » (Geoffroi de Paris, 1243).

(2) La subtilité ne vous aura pas échappé : Dutourd donne à décliner, dans cet emploi, le sens de « déclarer », pas celui de « énumérer ».

(3) D'autres renseignements peuvent être énoncés : « Commençons par décliner les principes » (Marc Antoine Chappe, 1763), « J'ai donné mon jugement, je dois à présent en décliner les motifs » (Jacques Pierre Brissot, 1784), « Ayant grand soin de lui faire décliner au long toutes leurs qualités et titres quelconques » (Dorvigny, 1803), « Nous avons déjà décliné les raisons qui nous font rejeter ce moyen » (Jean Larroque, 1822), « Qu'ils essaient de décliner et expliquer les 7 puissances de la vue » (Charles Fourier, avant 1837), « En vain avait-il décliné son identité » (Alphonse Karr, 1838), « Le second [jour] s'emploie à décliner ses projets, son origine et son but aux anciens » (Henriette Loreau traduisant l'anglais de Richard Francis Burton, 1862), « Il rentra dans le rang et déclina les renseignements qu'on attendait de lui » (Pierre Daix, 1954), etc.

(4) Dumesnil va jusqu'à se demander si, dans décliner une offre, une invitation, un honneur, il ne faudrait pas entendre « laisser choir, faire tomber » plutôt que « détourner, écarter ». Thomasson, de son côté, distingue deux séries de sens pour décliner (suivant que la particule dé- marque la déviation ou le mouvement de haut en bas, la chute) ; le TLFi, trois (« s'écarter d'une direction donnée », d'où « pencher vers sa fin » ; « rejeter comme inacceptable, refuser poliment » ; « énoncer »).

 

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