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Il y a des allers-retours qui se perdent !

Il y a des allers-retours qui se perdent !

« Il faut cesser ces allers-retours et ces atermoiements aberrants de la part de la Commission européenne » (à propos du renouvellement de l'autorisation du glyphosate sur le marché européen).
(paru sur sciencesetavenir.fr, le 9 novembre 2017)

 

 

  FlècheCe que j'en pense


Vous fallait-il une nouvelle illustration des divergences entre les ouvrages de référence ? La voici !

À ma droite, ceux qui considèrent que, dans aller et retour (ou aller-retour), chaque mot peut prendre la marque du pluriel : « Deux allers et retours ou deux allers-retours. Des auteurs écrivent, à tort, des aller et retour » (Hanse), « Aller et retour, aller-retour prennent la marque du pluriel : des allers et retours, des allers-retours » (Larousse), « Des allers et retours » (Robert), « J'ai pris deux allers-retours pour Paris » (Bescherelle) ; à ma gauche, les tenants de l'invariabilité : « Aller et retour est invariable » (Thomas), « Aller et retour ou aller-retour. Ces expressions sont toujours invariables » (Girodet) ; au centre, Grevisse qui se laisse aller, comme souvent, à jouer le Suisse de service : « Les deux mots logiquement varient, mais les auteurs laissent souvent l'ensemble invariable au pluriel. » Voilà, convenons-en, qui mériterait quelques explications.

Commençons par observer qu'aller est ici un infinitif substantivé (1). Partant, la logique grammaticale plaide en faveur de la marque du pluriel aux deux noms communs qui composent notre locution : un aller, des allers, un retour, des retours, d'où des allers et retours, des allers-retours. Pour d'autres, au contraire, le statut d'infinitif colle à la peau d'aller comme une mauvaise herbe à sa motte de terre et joue en faveur de l'invariabilité partielle : des aller et retours, des aller-retours, depuis que se répand sur la Toile l'idée que « aller dans un usage variable est une construction relativement récente », que « les verbes employés substantivement ne s’accordent [généralement] pas », etc. Il n'est que de consulter les dictionnaires historiques pour constater que cet argument ne tient pas la route : « Car esploitiers est alers » (saint Bernard, avant 1153), « Quant li alers si vos agree » (Chrétien de Troyes, vers 1180), « Et ensi fu respoitiez [= différés] li alers de Andrenople » (Geoffroi de Villehardouin, vers 1210), « Chaussement te fault et solers [= souliers], / Pour les venues, pour les alers » (Eustache Deschamps, vers 1400). Aussi est-on fondé à se demander ce qui, dans notre affaire, peut bien justifier l'invariabilité aux yeux de certains grammairiens (qui a dit : sur le retour ?).

C'est l'Académie qui nous met sur la voie, à l'entrée « aller (nom masculin) » de la dernière édition de son Dictionnaire : « Billet d'aller et retour, billet d'aller-retour, [titre de transport] valable pour l'aller et pour le retour. Ellipt. Un aller, un aller simple, un aller et retour pour Lyon, ou un aller-retour. » Autrement dit, dans son emploi lié aux transports (train, autobus, avion...), la locution aller et retour (ou aller-retour) doit être regardée comme une ellipse de billet d'aller et retour. De là à déduire les graphies des (billets d')aller, des (billets de) retour, des (billets d')aller et retour, il n'y a qu'un pas que plus d'un usager franchira, je vous en fiche mon billet, sans velléité de retour. Seulement voilà, c'est à une tout autre conclusion qu'aboutissent les Immortels : « Deux allers simples » (à l'entrée « infinitif »), « Avez-vous acheté des allers et retours ? » (à l'entrée « aller »), « Véhicule chargé d'effectuer des allers et retours réguliers entre deux lieux » (à l'entrée « navette »). Comprenne qui pourra ! L'argument de l'ellipse paraît d'autant moins satisfaisant que, d'ordinaire, les partisans de l'invariabilité ne contestent pas le pluriel des allers (2). Il pourrait bien justifier, en revanche, l'invariabilité de notre locution quand celle-ci, prise au sens général de « trajet d’un endroit à un autre avec retour au lieu de départ », est apposée à un nom pluriel : des voyages aller et retour (ou aller-retour), des expéditions aller et retour, des courses aller et retour, des billets aller et retour... pour d'aller et retour (ou d'aller-retour). Las ! ce sont nos cousins québécois, cette fois, qui ne l'entendent pas de cette oreille : « Elle a pris deux allers-retours, ou deux allers et retours. Il a acheté deux billets d'aller-retour, mais faire deux voyages allers et retours » (Multidictionnaire de la langue française), « Luc a acheté deux billets allers-retours pour New York (ou : deux billets aller-retour). Le pluriel est cependant plus courant et nettement plus logique » (Office québécois de la langue française). Avouez que les spécialistes de la langue nous jouent là un vilain tour !

Aussi bien ne s'étonnera-t-on pas de retrouver ces mêmes contradictions chez nos écrivains : « Le petit garçon avait demandé deux aller-retour au cocher cadavérique » (Robert de Traz), « J'étais habituée à ces aller et retour » (Nathalie Sarraute),  « Elle fit deux ou trois aller et retour » (Françoise Giroud), « Il se leva, fit deux aller et retour » (Bernard Clavel), « On fermait les yeux sur ses fréquents aller-retour en Hollande » (Didier Daeninckx), mais « Allers et retours d'inspecteurs et de liaisons » (Charles de Gaulle), « Les dénis de réalité, les allers et retours » (Jean d'Ormesson), « Allers et retours » (Paul de Roux), « Il [Prosper Mérimée] multiplie les allers et retours entre Paris et la Côte d’Azur » (Jean-Loup Dabadie), « Une suite d'allers et retours entre deux points » (Philippe Garnier), « Après des mois d'allers et retours » (Frédéric Mitterrand), « Il y eut trop d'allers et retours » (Patrick Poivre d'Arvor), « Il [Henri Troyat] ne croit ni aux allers-retours, ni à la dialectique tendue du métissage » (Jean-Christophe Rufin) ; « Mes aller et retours » (Emmanuel Carrère) ; « Les mouvements aller-retour d'un tournevis à cliquet » (Jean-Pierre Chabrol), mais « Les courbes suivantes font de même pour les mouvements Allers, Retours, Allers et Retours » (Pierre Chaunu) (3).

En l'absence de consensus, je serais tenté de m'en tenir aux irréprochables − quoiqu'un tantinet vieillis − billets (trajets, mouvements...) d'aller et retour (ou d'aller-retour). Mais là encore, patatras ! Alain Rey vient me désherber l'herbe sous le pied en écrivant dans 200 drôles de mots qui ont changé nos vies depuis 50 ans (2017) : « De curieux mouvements d'allers et retours. » Question de point de vue, me rétorquera-t-on, selon que l'on considère chaque mouvement d'aller et retour ou la totalité des allers et des retours. Mon sang ne fait qu'un tour. Et si je passais mon chemin ?

(1) Rares sont les emplois verbaux du composé aller et retour (avec le sens de « aller et retourner ») : « Il arrête pas d'aller et retour », « Je voudrais bien un laissez-passer, juste le temps d'aller et retour » (Céline).

(2) Ainsi de Girodet, qui préconise d'écrire deux aller et retour (ou deux aller-retour), deux billets aller et retour (ou deux billets aller-retour), mais deux allers simples. On trouve toutefois quelques attestations d'aller dans ce sens sans la marque du pluriel : « J'ai jeté les billets de train (deux aller simples !) dans la poubelle » (Jean-Marc Roberts), « Trois aller simples pour... » (Henri Orteu).

(3) Quant à la phrase de Jacques Rivière, citée dans le TLFi : « Il faut que tu prennes deux allers (à moins que − cas excessivement improbable − la validité des aller-retour soit en ce moment prolongée à cause de fêtes quelconques...) » (Correspondance avec Alain-Fournier, 1907), elle figure avec la graphie... allers-retours dans l'édition de 1928 parue chez Gallimard !

Remarque 1 : L'infinitif aller est employé comme substantif masculin depuis le XIIe siècle, au sens de « action d'aller, fait de se déplacer, de se mouvoir », d'où « départ, voyage, trajet, passage » ; en tant que tel, il peut prendre la marque du pluriel (cf. les exemples cités plus haut). Rapidement, il est entré en corrélation avec venir (également pris comme nom) : « Icis venirs, icis alers » (Le Roman de la Rose, XIIIe siècle), « Je ne vous puis mies tout dire, ne recorder [...] les alers ne les venirs dou prinche » (Chroniques de Jean Froissart, avant 1400), puis avec retour : « Et cousta le voyaige de Castille au conte de Foix, le aler et le retour, [...] LX. mille frans » (Chroniques de Jean Froissart), « Le voyage, tant de l'aller que du retour, seroit en alaigresse et santé perfaict » (Rabelais, 1532), « Le Soleil [...] fait son aller et son retour » (Jean Alfonse, avant 1544), et l'ensemble se rencontre logiquement au pluriel : « Le Vaisseau a parcouru, du Nord au Sud, et du Sud au Nord, dans les allers et les retours, 389 degrés de Latitude » (Voyage autour du monde, 1799). Les attestations d'aller et retour sans article devant retour (et formant donc un tout étroitement uni) sont rares avant le XIXe siècle : « Il luy falloit pour le moins sept journées de camp, l'aller et retour compris » (Mémoires de Martin du Bellay, avant 1559), « Avec le tems qu'ils ont séjourné et leur aller et retour » (États généraux de 1614). Et c'est avec le développement du chemin de fer que billet d'aller, billet de retour, billet d'aller et (de) retour firent leur apparition, entre 1840 et 1860, suivis de un aller, un aller et retour au tournant du XXe siècle.

Remarque 2 : Sauf erreur de ma part, et contrairement à ce que l'on peut lire çà et là sur la Toile, aller-retour ne fait pas partie de la liste des noms composés concernés par les Rectifications de 1990. Preuve s'il en était besoin que le Conseil supérieur de la langue française n'a pas considéré ici aller comme un infinitif mais bien comme un substantif. (Pour rappel, dans le cadre de l'orthographe rectifiée, les noms composés d'un verbe [conjugué] et d'un nom suivront la règle des mots simples, et prendront la marque du pluriel sur le seul second élément quand ils sont au pluriel : un pèse-lettre, des pèse-lettres.)

Remarque 3 : Aller et retour s'emploie aussi au sens figuré et familier de « paire de gifles » : « Elle lui a administré un de ces allers et retours ! » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

Remarque 4 : On a beau avoir écrit autrefois les allers et les venirs, la graphie consacrée par l'usage pour désigner des déplacements nombreux et en tous sens est (des) allées et venues.

   

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Il faut cesser ces allers-retours (selon les dictionnaires usuels, Hanse et l'Académie) ou ces aller-retour (selon Girodet et Thomas) ou ces mouvements d'aller-retour (la marque du pluriel à aller-retour me paraît superflue dans ce dernier cas).

 

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D
Il me semble que la difficulté vient de la différence de statut apparent des deux termes: "retour" est un nom au premier coup d'oeil, "aller" nécessite un examen plus attentif car c'est aussi une forme verbale, le biais de priorité fait aussi qu'on accepterait sans doute plus facilement "des retours et des allers".<br /> Néanmoins "aller" justement repéré comme adjectif substantivé dans vos premiers paragraphes ne devrait pas être traité différemment des autres exemples, hors vos recherches historiques, devrait-on renoncer aux  pluriels des êtres, devoirs, pouvoirs, repentirs ou rires sous prétexte que leur singulier est aussi un infinitif?<br /> Donc je considère "aller" dans "aller et retour" comme "allée" dans "allée et venue": ce sont des noms, et comme personne ne conteste "des allées et venues", je préfère "des allers et retours" même si je comprends la graphie "des aller-retour" qui ne saurait être considérée comme fautive vu les tolérances sur les noms composés.
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