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Honni soit qui (pas) mal y pense

« C'est pourtant pas mal joué, mais les situations sont tellement téléphonées qu'on se prend à anticiper les dialogues » (à propos de la série américaine Code Black, diffusée sur M6).
(lu dans Télé 7 Jours, le 11 janvier 2018)

 
 

  FlècheCe que j'en pense


La langue parlée, on ne le sait que trop, se moque pas mal des services de la particule ne dans les tours négatifs : je sais pas, j'ai rien entendu, j'ai jamais dit ça... Grevisse qualifie ce phénomène de « tendance à l'effacement du ne » : « Ne étant nécessairement atone, parfois élidé, et donc faible du point de vue phonétique, les auxiliaires [pasplusrienjamais, etc.] sont devenus les éléments les plus importants de la négation, au point d'être capables de l'exprimer à eux seuls. » À l'oral, passe encore ; mais à l'écrit (fût-ce dans un magazine télé) !

La chose est d'autant plus dommageable que, dépourvue de ne, la phrase prend ici un tout autre sens : [Tel film] est pas mal joué, comprenez est assez souvent joué (au lieu de est plutôt bien joué). Grand est en effet le risque de confusion entre la combinaison non-lexicalisée ne... pas mal, où ne... pas nie le mot mal employé « avec sa valeur première » (1) comme adjectif ou comme adverbe (ne... pas mal prend alors le sens qualitatif de « assez bien, plutôt bien ») et la locution pas mal qui, dans une phrase affirmative, marque un degré se situant entre « assez » et « beaucoup ». Comparez : Il n'a pas mal travaillé (sens qualitatif, contraire à Il a mal travaillé) et Il a pas mal travaillé (sens quantitatif, contraire à Il a assez peu travaillé).

À l'origine, ces deux emplois de pas mal exigeaient la négation ne, comme le prouvent les exemples suivants : « Pour une jeune fille, elle n'en sait pas mal [= elle en sait assez long] ! » (Molière [2]), « Elle ne serait pas mal, si elle voulait [= elle serait assez bien, plutôt jolie] » (Mirbeau). Selon Grevisse, il s'agit là du « tour d'abord seul régulier où pas a sa valeur ordinaire de particule auxiliaire de la négation ». Mais voilà : pas mal adverbe de degré (permettant d'indiquer la quantité ou l'intensité) s'est mis à s'employer sans ne dans la langue courante du XIXe siècle. Rien que de très logique pour Léon Clédat qui fait observer que, à la différence de l'emploi qualitatif − où pas mal énonce sous forme de litote le contraire de pas bien −, l'emploi quantitatif ne saurait se déduire de la combinaison de pas et de mal : « Les deux mots, dans ce sens, sont arrivés à former une locution inséparable, et ne a l'inconvénient de les dissocier dans la pensée en attirant à soi le pas, qui le complète. Quand nous disons : "il n'a pas peu de mérite", nous nions qu'il ait peu de mérite ; dire : "il n'a pas mal de mérite" serait nier qu'il ait mal de mérite, or mal n'a pas, à lui seul, de valeur quantitative » (Revue de philologie française et de littérature, 1926). À moins, objecte Jacqueline Bacha dans Le déterminant adverbial pas mal de (2001), de donner à mal le sens de « peu » qu'il a dans son emploi comme préfixe (« Maladroit ne signifie pas "non adroit", mais plutôt "peu adroit" »).

Toujours est-il qu'avec pas mal adverbe de degré et pas mal de déterminant (3) « ne, autrefois imposé et certes encore permis, est aujourd'hui généralement omis » (dixit Hanse) − obligatoirement omis « quand pas mal est précédé d'une préposition » (dixit Grevisse). Comparez : (avec ne) « Tu n'es pas mal impertinent » (Michel Baron, 1686), « J'ai eu un petit minois qui ne m'a pas mal coûté de folies » (Marivaux, vers 1740), « Il n'y a pas mal de monde » (Louis Chambaud, 1770), « Un grand échalas, [...] dont le nez ne ressemblait pas mal à un éteignoir » (Restif de La Bretonne, 1784), « Il n'est pas mal enthousiaste, et pas mal injuste envers son ancienne bienfaitrice » (Ibid.), « Mais il n'en sait pas mal déjà » (Jean-François de La Harpe, 1799), « Il ne se moque pas mal de moi » (Jean-François Rolland, 1813), « On ne s'est pas mal moqué de moi » (Joseph de Maistre, 1815), « Ah ! bien oui, l'héritage !... je ne m'en moque pas mal ! » (Jean-François Bayard et Philippe Dumanoir, 1837), « Il n'y avait pas mal de curieux à ce spectacle » (Littré, vers 1870), « Il n'y avait pas mal de fautes dans ce devoir » (Auguste Brachet, 1889), « Je ne mets pas mal d'eau dans mon vin » (Hugo, 1890), « Il n'est pas mal effronté » (Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, 1900), « Ils conduisent comme des brutes, ces gens-là... et ils ne se foutent pas mal des clients qui leur confient leur existence ! » (Henri Duvernois, 1921), « Avec sa barbe grise, ses cheveux annelés, il ne ressemblait pas mal à saint Pierre, tel qu’on le figure dans les vieux tableaux » (Abel Bonnard, 1933), « Le petit meuble ne contenait pas mal de provisions » (Philippe Hériat, 1957), « Mais les gamins ne lisent pas mal, si j’en crois mes souvenirs d’aujourd’hui » (Maurice Genevoix, 1958) ; (sans ne) « Le ciel est sombre pas mal » (Rodolphe Töpffer, 1836), « Je m'en fous pas mal ! » (Gustave Flaubert, 1842), « Je me fiche pas mal de votre dent ! » (Eugène Labiche, 1856), « Courte réponse qui contenait pas mal de dédain » (Eugène Fromentin, 1863), « Ils devaient mettre de côté pas mal d'argent » (Émile Zola, 1878), « Son Herbert avait toujours été pas mal reître » (Alphonse Daudet, 1888), « Quand on est déjà pas mal avancé dans la vie » (Pierre Loti, 1890), « Nous avons avalé pas mal de poussière » (Anatole France, 1904), « On s'en moquait pas mal » (Abel Hermant, 1906), « J'ai aujourd'hui pas mal de confidences à te faire » (Jean Giraudoux, 1922), « Ma toilette avait dispersé pas mal d'objets autour de moi » (Jules Romains, 1922), « Nous avons à penser à pas mal d'autres choses » (Pierre Benoit, 1928), « Puisqu'il la mettait à la porte c'est qu'il se foutait pas mal d'elle » (Louis Guilloux, 1935), « Ce n'est peut-être pas tout à fait un miracle, mais ça y ressemble déjà pas mal » (Georges Bernanos, 1947), « J'ai eu pas mal de sobriquets dans ma jeunesse » (Robert Sabatier, 1958), « Depuis, nous avons pas mal voyagé » (Simone de Beauvoir, 1967), « Un passé qui [...] commence à être pas mal lointain » (Raymond Queneau, 1973), « J'ai mis pas mal d'eau dans mon vin » (Joseph Hanse, 1983), « Il est pas mal froussard. Il a pas mal voyagé » (Petit Robert, 1986), « Il connaît pas mal de monde. J'ai relevé pas mal d'erreurs dans cette traduction » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Aussi, en octobre, Albert reçut-il avec pas mal de scepticisme les rumeurs annonçant un armistice » (Pierre Lemaitre, 2013) (4).

Les emplois quantitatifs de pas mal sans ne sont encore présentés comme familiers par l'Académie (neuvième édition de son Dictionnaire), Thomas et Girodet. Goosse, pour sa part, n'y trouve plus rien à redire : « Cette réserve est dépassée : beaucoup [des exemples précédemment cités] ne viennent pas de conversations (5). » Déjà, en 1952, René Georgin se montrait nuancé : « C'est sans doute un tour familier puisqu'on a laissé tomber la négation ne, mais bien entré aujourd'hui dans la langue » (Difficultés et finesses de notre langue) ; il enfonce le clou en 1964 : « Il est certain que pas doit normalement être accompagné de ne qui reste la partie essentielle de toute locution négative et qu'on devrait théoriquement dire : Il n'y avait pas mal de monde. Mais c'est un fait qu'aujourd'hui pas mal de est devenu une expression adverbiale de quantité qui se suffit et s'emploie sans ne. La construction : Je n'ai rencontré pas mal de monde surprendrait et semblerait étrange » (Consultations de grammaire, de vocabulaire et de style). Goosse n'a pas de mal à confirmer les propos de son aîné : « Pas mal construit avec ne est devenu désuet. » On retiendra surtout que, quand pas mal s'emploierait désormais couramment, à l'oral comme à l'écrit, sans la négation au sens quantitatif de « assez, relativement beaucoup », celle-ci reste régulièrement exigée quand pas mal prend le sens qualitatif de « assez bien » : « Ce tableau ne fera pas mal sur le mur. Vous ne feriez pas mal de les avertir. Cela ne t'irait pas mal du tout. Il ne s'en est pas mal tiré » (Robert). Et ce ne sera déjà pas mal !

(1) La précision est de Goosse : « Ne accompagne régulièrement pas mal quand mal a sa valeur première [c'est-à-dire quand il signifie le contraire de bien] : Luce ne travaille pas mal. Je ne me sens pas mal. Cette fille n'est pas mal. » Le dernier exemple trouve sa justification dans cette observation de Littré (quoiqu'elle ne soit étayée d'aucune autorité) : « Dans le langage familier, être mal se dit pour exprimer que le visage est laid, que la tournure est laide. Cette jeune fille est mal. Cette jeune fille n'est pas mal. »

(2) Cet extrait de L'École des maris (1661) est présenté par le Dictionnaire historique de la langue française, le Grand Larousse et le TLFi comme la première attestation de la locution pas mal. Tout porte à croire que celle-ci est plus ancienne : « I a quelques restes de vieille muraille qui ne ressemblent pas mal de matière et façon a celes du vieil Bourdeaus » (L'Antiquité de Bourdeaus, 1574).

(3) Marc Wilmet et Jacqueline Bacha font observer que le déterminant pas mal de est, quant à lui, purement quantitatif : il a pour équivalent un assez grand nombre de, bon nombre de, une assez grande quantité de, plusieurs.

(4) On relève des hésitations chez certains auteurs :  « − Ah ! bah !... je ne m'en moque pas mal. − C'est ça... je m'en moque pas mal ! » (Julien de Mallian et Philippe Dumanoir, 1831) ; « La petite société de P. ne compte pas mal de propriétaires ruraux », mais « M. Bongrand s'arrangea pour faire gagner pas mal d'argent au père Bournillon » (Henri de Régnier, 1925) ; « Vous ne vous moquez pas mal qu'il soit heureux ou malheureux », mais « Je ressemble pas mal à ces équilibristes en haut d'une pile de chaises », « Il reste encore pas mal de chemin à faire dans l'inconnu » (Jean Cocteau, 1938, 1955 et 1960).

(5) Il est intéressant de noter que, contrairement à ce que laisse entendre René Georgin, ce n'est pas tant l'absence de ne qui a pu donner à la locution son caractère familier que l'emploi de pas mal pour exprimer la quantité ou l'intensité (cf. par exemple la citation de Bayard et Dumanoir).

Remarque 1 : Selon Kristoffer Nyrop, « quand il s'agit d'un temps simple, la langue littéraire demande ne ; on écrit il n'a pas mal d'ennuis ; mais on dit toujours il a pas mal d'ennuis » (Grammaire historique de la langue française, 1930). Même son de cloche chez Léon Clédat : « Nous disons couramment : "Il a fait pas mal de bruit”, qu'il serait assurément ridicule de corriger en : "il n'a pas fait mal de bruit." Il est plus facile d'introduire ne quand le verbe n'est pas à un temps composé, et on s'applique à écrire : "Il n'a pas mal d'ennuis", mais on ne dit jamais ainsi » (Revue de philologie française et de littérature, 1903). Quand ne, depuis lors, se serait mis plus souvent qu'à son tour aux abonnés absents jusque dans la langue écrite, le ridicule serait bien plutôt, à en croire Grevisse, de se tromper sur la position de notre locution : « Dans les propositions négatives, si le verbe est à un temps composé, pas mal se place entre l'auxiliaire et le participe [cf. supra, citation de Marivaux] » (Le Français correct). Force est de reconnaître que cette construction est extrêmement rare.

Remarque 2 Pas mal peut aussi s'employer sans verbe, pour marquer l'approbation : « Pas mal pour un barbare ! » (Voltaire), « Pas mal, vraiment » (Littré), « Pas mal ! Continuez » (Hanse) et pour servir de réponse (notamment à la question « Comment ça va ? ») : « Ça va ? Pas mal, et toi ? » (Dictionnaire historique de la langue française).

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Ce n'est pourtant pas mal joué.

 

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M
Bonjour M. Marc, article génial qui en peu de mots et beaucoup de relecture me permet de mieux comprendre définitivement la fameuse expression/tournure : si ce n’est/ait (...) je part en vacance. Merci-Bye.
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