« La bûche, le dessert incontournable des fêtes de fin d'année. »
(paru sur lci.fr, le 24 décembre 2018)
Ce que j'en pense
On en apprend de belles, sur le site Internet de l'Académie ! Figurez-vous que les remarques normatives insérées dans certains articles de son... incontournable Dictionnaire visent notamment, nous dit-on, « à indiquer le bon usage par une recommandation d'emploi qui met en lumière les constructions, les nuances diverses que permet la langue. [Par exemple :] INCONTOURNABLE adj. (…) Qu’on ne peut tourner, qu’on ne saurait ignorer, négliger. Une difficulté incontournable. L’emploi de ce mot est déconseillé dans la plupart des cas ; on utilisera de préférence Inévitable, Indispensable. » Avouez que l'on a connu argumentation moins évasive et plus... lumineuse. Car enfin, serait-ce trop demander à l'illustre assemblée que de nous éclairer sur l'usage précis dudit adjectif ?
Dans le doute, tournons-nous vers le Dictionnaire historique de la langue française, qui doit en connaître un rayon sur l'intéressé : « Incontournable, y lit-on, non attesté au sens prévisible de “que l'on ne peut pas contourner”, s'est imposé (vers 1980) dans le langage journalistique et le jargon à la mode avec le sens figuré d'“inévitable, obligatoire”. » Les bras m'en tombent : mais de quel « sens prévisible » parle-t-on ? Alain Rey et ses équipes (qui, soit dit en passant, ignorent superbement l'antonyme contournable) sont pourtant bien placés pour savoir que le verbe contourner a accumulé les acceptions depuis le XIIIe siècle : « être situé (en parlant d'une terre) », « (se) tourner vers », « changer, modifier, déformer », « faire des contorsions », « détourner (une somme d'argent) », « donner tel tour à sa conduite », « entourer (de ses bras, d'un mur) », « faire le tour de », « tracer, façonner les contours d'une figure, d'un vase », etc. Pis, à l'imprécision ledit ouvrage ajoute la contrevérité historique : incontournable est bel et bien attesté, fût-ce rarement et tardivement, au sens concret de « dont on ne peut pas faire le tour » (si tel était le « sens prévisible » sous-entendu) ; nous y reviendrons. Enfin, l'objet d'une mode qui dure depuis plus de quarante ans peut-il sérieusement être ravalé au rang de jargon ?
N'en déplaise aux grincheux, l'emploi figuré de incontournable est désormais accueilli avec bienveillance par la plupart des spécialistes de la langue. Jugez-en plutôt : « Il reste à constater un fait incontournable » (Nina Catach, 1984), « Faire intégrer cette donnée incontournable à l'équipe » (Claude Duneton, 1991), « L'emploi de cet adjectif [bon] suivi de l'adverbe bien réduit à "bin" donne naissance à cet incontournable "bon bin" » (Jacques Capelovici, 1992), « L'accord du participe passé en demeure l'incontournable pont aux ânes » (Marc Wilmet, 1999), « On ne peut que s'inquiéter pour notre langue dans un domaine [les mathématiques] où elle était encore "incontournable" il y a quinze ans à peine » (rapport de l'association de défense de la langue française Le Droit de comprendre, 1999), « L'emprunt à l'anglais must est parfois employé en français pour désigner quelque chose d'obligatoire ou d'incontournable » (Office québécois de la langue française, 2002), « Selon ce principe incontournable » (Henriette Walter, 2009), « La formation des cadres supérieurs est devenue un aspect incontournable de la politique de développement » (Bernard Cerquiglini, 2010), « Un incontournable repas de famille » (Jean Pruvost, 2013), « Il faut citer l'incontournable – comme on dit aujourd'hui – Gaston Lagaffe » (Jean-Pierre Colignon, 2015), « C'est la grammaire incontournable des utilisateurs les plus exigeants de la langue française » (quatrième de couverture de la seizième édition du Bon Usage, 2016). Le bougre se niche même dans les écrits (jargonnesques ?) d'Alain Rey : « Plusieurs auditrices et quelques auditeurs se préoccupent du vocabulaire d'Internet, qui devient de plus en plus incontournable, comme on dit » (2010), « [Le DJ], figure incontournable de la culture populaire » (2017) et jusque sous des plumes académiciennes : « Un moyen incontournable d'intégration » (Hélène Carrère d'Encausse, 1983), « Le rendez-vous incontournable d'une matinée salzbourgeoise » (Pierre-Jean Remy, 2007), « Reste ce fait incontournable » (Alain Finkielkraut, 2016), « [L'anglais malapropism] est devenu outre-Manche familier et incontournable » (Michael Edwards, 2018) (1). Allez faire la fine bouche, avec pareilles cautions...
Après tout, le mot n'est-il pas correctement formé sur contournable, attesté chez Montaigne à la fin du XVIe siècle (2) : « [La raison] est un util soupple, contournable et accommodable a toute figure », « Une ame contournable en soy mesme », « Les reproches que nous faisons les uns aux autres [...] sont ordinerement contournables vers nous » ? Rien à voir, m'objectera-t-on de prime abord, avec l'acception moderne du composé incontournable, que le préfixe in- soit analysé comme privatif (faisable → infaisable) ou comme locatif (incorporable) : l'adjectif contournable s'entendait alors (selon Cotgrave, Bescherelle, Lachâtre et Huguet) au sens de « flexible, malléable, qui se tourne aisément ; qui peut faire retour sur soi », hérité du verbe pris dans son acception de « tourner, changer, modifier ». Qu'à cela ne tienne : contourner a plus d'un sens dans sa hotte, et celui de « suivre le contour de, faire le tour de » fera bien l'affaire. Godefroy croit le déceler dans un texte de 1311 : « Doux jornaus qui contournent sus la terre Estevenate », mais on en trouve plus sûrement la trace à partir de la fin du XVIe siècle : « On diroit proprement, ayant si legerement contourné toute la sale [de bal], qu'elle vient de glisser sur une ferme glace » (Gabriel de Minut, 1587), « Il y a quelque chemin qui contourne autour de la Place » (Antoine de Ville, 1628), « Autant de place en la forest [...] qu'un asne en pourroit contourner marchant toute la nuict » (Georges-Étienne Rousselet, 1631), « [Les Barbares] contournerent la montagne de Sainte Venturi » (Jean Scholastique Pitton, 1666) (3). Et de fait, n'en déplaise à Alain Rey, des emplois de contournable, puis de incontournable liés à ce sens concret virent le jour au tournant du XXe siècle : « Le mont Bamba ne me paraît pas contournable » (Léon Jacob, 1888), « C'est un obstacle facilement contournable [à propos d'une montagne dans une île] » (Félix Regnault, 1892), « Des blocs de dunes, [...] isolés, réduits, accidentels, contournables, tout aussi aisément que ces blocs de granit » (La Revue mondiale, 1908), « La grande crevasse [était] facilement contournable » (Paul-Louis Mercanton ?, 1922) ; « Buter du front contre le mur incontournable » (Émile Henriot, 1923), « Un front de départ continu et appuyé à des obstacles incontournables » (Louis Chauvineau, 1939).
L'histoire aurait pu en rester là si l'acception figurée de contourner dont procède le contournable de Montaigne n'avait été ravivée au XVIIIe siècle. Comparez : « Contourner le jugement des evenements souvent contre raison, à nostre avantage », « Contourner et tordre la narration à ce biais », « Contournant ses paroles à gauche » (Montaigne, 1580) et « Il ne s'agit que d'exaggérer, d'altérer ou de contourner certains faits » (Jacob Vernet, 1747), « Contourner le sens de ce trait d'Histoire » (François-Nicolas d'Alt de Tieffenthal, 1750), « S'il est [un avocat] qui s'applique à éluder la loi, s'il use de ses talens pour contourner la vérité » (Puget de Saint-Pierre, 1773). C'est, me semble-t-il, à ce sens ancien (« tourner, changer, modifier, infléchir », d'où « déformer, altérer ») que l'on doit rattacher la première attestation connue de l'adjectif incontournable dans un emploi figuré : « Ma royauté est un fait incontournable et je ne sais au nom de quel principe on pourrait la nier » (lettre d'Antoine de Tounens au journal Le Charivari − qui s'était gaussé de sa couronne de pacotille −, datée du 31 août 1872 et citée dans la revue Histoires littéraires). Le « fait incontournable » de De Tounens est un fait brut, inaltérable, inflexible, digne héritier (avec la vérité ou la parole incontournable) de l'« outil contournable » de Montaigne !
Mais une autre acception figurée de incontournable se profilait déjà, à partir cette fois du sens « éviter (en usant de moyens détournés) » nouvellement acquis par contourner à la faveur d'une extension somme toute logique, pour peu que l'on s'avise que de contourner la vérité à contourner la loi il n'y avait qu'un pas, lequel fut d'autant plus allègrement franchi que le sens concret « faire le tour (d'un obstacle matériel) » sous-tend la notion d'évitement (4) : « Il faut réformer l'abus sur la loi, et non l'excuser en la contournant » (Gabriel-Nicolas Maultrot, 1787), « On contourna la difficulté » (Alexandre Parent du Châtelet, 1834), « Vainement vous avez contourné la question » (Le Cocher, 1846). Toujours est-il que c'est élevé au rang de substantif que incontournable s'imposa aux philosophes français du milieu du XXe siècle pour traduire l'allemand das Unumgängliche qui, dans la réflexion heideggerienne sur la science, désigne à la fois « ce qui est inévitable parce qu'on ne peut s'en détourner et ce dont on ne peut pas faire le tour au sens où l'on dit faire le tour d'une question » (d'après le Dictionnaire Martin Heidegger) : « Il s'agit d'un temps essentiellement fini, condition originaire de l'incontournable » (Jean Beaufret, 1945), « Il est du moins permis de dire, à propos de la science littéraire, que la présence d'un incontournable y est plus sensible que dans tout [sic] autre science particulière » (François Fédier, 1959). Attrait pour le vocabulaire philosophico-psychanalytique oblige, le mot passa comme adjectif et comme nom dans la langue courante, où il connut une fortune envahissante, à partir des années 1970, pour qualifier une chose ou une personne qui s'impose à tous, que l'on ne saurait éviter, ignorer, négliger (5) : une difficulté incontournable (= à laquelle il faut faire face, que l'on ne peut ignorer, négliger), une réforme incontournable (= indispensable, dont on ne peut faire l'économie), un livre incontournable (= qu'il faut avoir lu), un auteur incontournable (= qui fait autorité, qui est une référence) (6) et, substantivement, les incontournables de l'été (= ce qu'il faut absolument faire, voir, lire ou posséder pour être à la mode).
Alors oui, concède la linguiste Henriette Walter dans Le Français dans tous les sens (1988), « on peut concevoir que ce vocabulaire, faussement ou vraiment intellectuel, puisse porter sur les nerfs ou faire sourire par son caractère répétitif ou prétentieux, mais, sur le plan du fonctionnement de la langue, il n'a rien pour choquer les amateurs de français ». Aujourd'hui que l'attrait de la nouveauté s'est émoussé, que le métissage philosophique n'est plus perçu, ne peut-on reconnaître quelque utilité à cet incontournable annoncé de longue date par Montaigne ? D'aucuns en doutent encore : « Mot long, sonore, à la mode, et en général dépourvu de toute signification » (André Cherpillod, 1992), « Barbarisme inconnu des dictionnaires jusqu'au début des années 80, [qui] s'emploie dans des contextes si divers qu'on ne voit pas quel équivalent précis lui donner dans la langue "normale" » (Patrice Bollon, 2002). Quant à l'Académie, elle admet l'emploi de contourner au sens étendu et figuré de « éluder, éviter en recourant à des moyens détournés » (Contourner une difficulté. Contourner la loi, le règlement, la consigne), mais s'étonne ensuite que le dérivé incontournable vienne concurrencer inévitable et indispensable − comprenne qui pourra. Les trois adjectifs, au demeurant, ne me semblent pas strictement synonymes. Le fait incontournable (qu'il s'agisse de celui de De Tounens ou de celui d'aujourd'hui) n'est pas tant inévitable (« qui se produit nécessairement ») ni indispensable (« dont on ne peut se passer ») que propre à s'imposer à tous.
Ne tournons pas plus longtemps autour du pot : malgré les embûches dressées sur son chemin, incontournable a encore de beaux Noëls devant lui...
(1) Le contraste avec certains de leurs aînés est saisissant : « Le style intellectuel affaiblit malheureusement la diatribe [...] ; l'opinion est, bien entendu, "concernée" et la question est "incontournable" » (Jean Dutourd, 1985), « La France désormais était une réalité, non pas "incontournable" comme on dit aujourd'hui par un tic pervers » (Maurice Druon, 1987), « Ces volontés d'autant plus "incontournables", pour parler chic, que ce sont de bonnes volontés » (Bertrand Poirot-Delpech, 1987).
(2) Le mot contournable, qui semble avoir été inventé par Montaigne, eut bien du mal à survivre à son géniteur. C'est tout juste si on le trouve chez Pierre Charron, grand imitateur de l'auteur des Essais : « [L'esprit] est un outil vagabond, muable, divers, contournable » (1601), chez Jean-Pierre Camus : « Nostre perverse et corrompue nature ployable et contournable plustost à mal qu'à bien », « Un esprit souple, ployable et contournable à divers sens » (1609) et chez Charles de Saint-Évremond : « Tout ainsi que l'esprit est vague et contournable » (1650). Enregistré dans le Dictionnaire de Cotgrave (« Plyable ; which may be turned anyway », 1611), il se verra refuser l'accès à celui de l'Académie (1694), qui le tenait déjà pour un archaïsme. De nos jours, il est absent des dictionnaires usuels « car moins fréquent dans l’usage que son antonyme » (selon le site Orthonet).
(3) Et encore : « Saturne employe un an, treize jours, et quelques heures a contourner son epicycle » (Étienne Petiot, 1674), « En contournant une partie de l'obstacle » (Bernard Forest de Bélidor, 1753), « L'ennemi continuant de me contourner, vint se remettre à tribord » (Archives de la Marine, 1761), « Je suivis un sentier qui contourne la montagne » (Jean-Benjamin de La Borde, 1786), « Les chevaliers se jetèrent dans les montagnes, contournèrent de crête en crête le golfe » (Lamartine, 1854).
(4) Que l'on songe à une phrase comme : « Il leur [= les conducteurs de marchandises] est défendu de prendre aucuns [sic] chemins obliques tendant à contourner et éviter les bureaux [des douanes] » (Projet de loi, 1790).
(5) De la définition du concept heideggerien, la langue courante ne semble avoir retenu que la première partie : « ce qui est inévitable parce qu'on ne peut s'en détourner », autrement dit ce à quoi on ne cesse de revenir, ce dont on ne peut se passer.
(6) Il est intéressant de noter que contourner quelqu'un s'est dit autrefois, dans la langue familière, pour « chercher à deviner une personne, à pénétrer son secret ». L'adjectif incontournable aurait donc pu s'employer à propos de quelqu'un d'impénétrable, qui cache soigneusement ses opinions, ses sentiments, ses desseins.
Ce qu'il conviendrait de dire
La même chose (ou le dessert indispensable ?).