« Meghan Markle et le prince Harry seraient invités à célébrer les 70 ans de règne de la reine [...]. La reine a hâte de les y voir, d'après une source proche de la royauté. Mais faudrait-il encore qu'ils acceptent l'invitation... »
(Elisa Gerlinger, sur voici.fr, le 27 juin 2021.)
Ce que j'en pense
Pas sûr que le sujet de la chronique du jour passionne nos amis d'outre-Manche, autrement préoccupés par leur défaite contre l'Italie en finale de l'Euro de football. Toujours est-il que s'offre à moi l'occasion de vous parler de ce qu'il est convenu d'appeler l'inversion du sujet (rien à voir avec ceux de sa Gracieuse Majesté, cela va sans dire). En 1926, Lucien Foulet écrivait à ce... propos dans la revue Romania : « On sait qu'en ancien français tout déterminatif placé en tête de la phrase, que ce soit un substantif, un adjectif ou un adverbe, qu'il joue le rôle de régime direct, indirect ou circonstanciel, entraîne le rejet du sujet après le verbe. Il y a des exceptions, mais elles n'entament pas la règle. Ce qui rend cet ordre possible, c'est l'existence de la déclinaison qui permet de distinguer le sujet du régime. Une fois la déclinaison disparue, cet ordre [...] ne s'est pas maintenu. Pour être clair il a fallu désormais mettre le sujet avant le verbe et le régime après. Pourtant l'ordre ancien s'est conservé dans quelques cas, [notamment pour exprimer l'interrogation]. On le rencontre aussi après certains adverbes ou locutions adverbiales, aussi, peut-être, à plus forte raison. Et ici aucun motif d'utilité pratique n'en explique le maintien. C'est simplement un reste de l'emploi d'autrefois, un archaïsme [...] encore très solide dans la langue littéraire. »
Tellement solide que le linguiste Robert Le Bidois avouait, dans une de ses chroniques du Monde en date du 27 mars 1957, « [être] frappé de voir à quel point les écrivains d'aujourd'hui abusent du tour inverti [sans toujours se soucier] d'observer la règle du "jeu" ». C'est que si l'inversion du sujet (1) (ou la reprise du nom sujet par un pronom personnel postposé) est habituelle, et parfois même obligatoire, après ainsi, aussi, à peine, à plus forte raison, au moins, du moins, tout au plus, en vain, peut-être, sans doute, probablement, etc. − comparez : Il sera sans doute en retard → Sans doute sera-t-il en retard −, elle ne saurait être justifiée quand ledit adverbe est placé après le verbe ni être étendue artificiellement à toute espèce de mots invariables ou de locutions (2). Force est pourtant de constater que ces conditions sont loin d'être toujours remplies : « Mais l'abbé Lebel eut-il à peine la lettre dans ses mains, qu'il la rendit comme si elle le brûlait » (Alexandre Dumas), « Elle fit semblant de croire, ou crut-elle peut-être, au prétexte de leur rupture » (Flaubert), « Si tous ces parlers sont partie intégrante de la langue française, néanmoins se laissent-ils ranger en groupes » (Damourette et Pichon), « Davantage doit-il présenter à qui veut le transporter dans une langue étrangère des difficultés presque insurmontables » (Paul Valéry).
L'adverbe encore n'échappe pas à la confusion. Certes, la langue moderne a conservé l'inversion du sujet quand l'intéressé, placé en tête de la proposition, prend une valeur restrictive : « Encore y aurait-il lieu de fixer l'attention critique sur ces objets eux-mêmes » (André Breton), « On parle beaucoup du merveilleux. Encore faudrait-il s'entendre et savoir ce qu'il est » (Jean Cocteau), « Encore le don subit de la mémoire n'est-il pas toujours aussi simple » (Marcel Proust). Mais, observe à bon droit Étienne Le Gal, « on ne voit pas pourquoi cette inversion se ferait [quand encore est] rejeté d'office après elle. Il n'y a plus alors de raison pour qu'on place le pronom après le verbe. Pourtant, on entend souvent : faut-il encore, pour encore faut-il » (3). Il est vrai que les exemples irréguliers ne manquent pas : « Mais faut-il encore que votre grandeur ait la bonté d'en armer mes mains » (Mathieu-François Pidansat de Mairobert, 1771), « Mais avant de donner un laissez-passer au génie, faut-il encore qu'il ait fait ses preuves » (Balzac, 1839), « Je dormirai, je vous le promets ; mais pour cela faut-il encore que Votre Majesté me laisse dormir » (Alexandre Dumas, 1846), « Mais avant de s'exposer à faire un essai, faut-il encore qu'on voie à cet essai des chances de réussite ! » (Tocqueville, 1847), « Pour admirer quelqu'un, faut-il encore le connaître un peu mieux que vous me connaissez » (Ernest Daudet, avant 1921), « — Me jurez-vous, ce soir, qu'il sera votre amant ? — Faut-il encor que je lui plaise... » (Sacha Guitry, 1923), « L'auteur est un donneur de sang, oui, mais faut-il encore que le roman trouve l'artère par où s'infiltrer » (Elsa Triolet, 1964), « Si je veux avoir un descendant [...], faudra-t-il encore que je trouve à épouser quelqu'un » (Michel Foucault, 1979) (4). Pis ! ils fleurissent jusque sous la plume des académiciens : « Cette page est admirable, mais, pour être admirée d'un consentement unanime, faut-il encore qu'elle soit signée » (Anatole France, 1892), « − Veux-tu que je m'en charge ? − Faudrait-il encore que ce fût fait convenablement » (Henri Lavedan, 1898), « Faut-il encore que l'individu, pour tirer de l'illumination tout le bénéfice souhaitable, ait des vues sur plusieurs domaines » (Georges Duhamel, 1947), « Mais faut-il encore vouloir ! » (Léopold Sédar Senghor, 1973), « Pour piller faut-il encore trouver un peu de butin » (Jean Dutourd, 1977), « Pour démontrer aux collègues qu'on est un scientifique respectable, faut-il encore respecter les règles du genre » (Jean-François Deniau, 1992). Les grammairiens sont pourtant unanimes : pour que ces exemples expriment, comme le sens l'impose, une restriction, une réserve qui corrige ce que l'on vient de dire, c'est encore faut-il qui est requis ; faut-il encore ne peut introduire qu'une interrogation. Comparez : Il est prêt à vous aider, encore faut-il que vous le lui demandiez ! et Faut-il encore que vous lui demandiez de vous aider ?
Et c'est là que les choses se compliquent. D'abord, l'argument implicite selon lequel l'inversion du sujet devant l'adverbe déclencheur aurait « l'inconvénient de donner un tour interrogatif qui met le lecteur sur une fausse piste » (Robert Le Bidois) (5) me laisse pour le moins perplexe. Condamne-t-on l'exclamation Est-il bête ! au seul motif qu'elle prête à confusion avec l'interrogation Est-il bête ? ? Pour autant que je sache, la ponctuation (ou, à l'oral, l'intonation) et le contexte suffisent d'ordinaire à lever l'ambiguïté. Ensuite, il me semble que tous les faut-il encore ne se valent pas. Je n'en veux pour preuve que les deux exemples suivants : « En amour, il ne suffit pas d'avoir les mêmes désirs ; faut-il encore les exprimer au même moment ! » (Maurice Druon, 1959), « Ce n'est pas tout que d'être un bienfaiteur, faut-il encore se le faire pardonner » (Paul Morand, 1971). Encore y indique, non pas une restriction (« du moins, cependant »), mais une addition, un supplément (« en outre, aussi, de plus »). Aussi en vient-on à douter de l'opportunité de rétablir dans ce cas l'adverbe en tête de la proposition. Larousse s'en tient prudemment au modèle canonique : « Il ne suffit pas d'avoir de bonnes idées, il faut encore savoir les exposer », « Ce n'est pas tout d'être intelligent ; il faut encore apprendre le métier ». Mais l'Académie sème le trouble en remplaçant, à l'article « pratiquer » de la neuvième édition de son Dictionnaire, l'ancien exemple « Il ne suffit pas de savoir les règles de cet art, il faut aussi les pratiquer » par « Il ne suffit pas de connaître les règles de cet art, encore faut-il les pratiquer ». Allez vous étonner, après cela, que le quidam ne sache plus à quelle syntaxe se vouer !
Vous l'aurez compris : entre il faut encore, encore faut-il et faut-il encore, l'usage n'en a pas fini d'hésiter... et les observateurs de la langue, de se perdre en conjectures. Tout ce que l'on peut dire sans trop se tromper, c'est que la « tendance à l'inversion » observée par Le Bidois ne se dément pas. Devant l'adverbe déclencheur, elle résulterait, selon Claude Hagège, d'un phénomène d'hypercorrection : « Un domaine foisonnant de tournures caractéristiques du français parlé est celui des hypercorrectismes, c'est-à-dire des expressions employées parce qu'elles paraissent élégantes et qui sont ou bien archaïques ou bien sans attestation en langue écrite. On rencontre ainsi faut-il encore (en emploi non interrogatif) là où la norme écrite utilise encore faut-il » (Combat pour le français, 2006). Dupré y voit « une pseudo-élégance de style », Foulet « une élégance nouvelle greffée sur une élégance ancienne ». Croit-on renouveler l'expression en changeant l'ordre de ses éléments ? s'interroge encore ce dernier, un rien pince-sans-rire. Anatole France et consorts apprécieront...
(1) « [Expression] historiquement fau[sse, donc], mais néanmoins juste si l'on considère la langue moderne et son modèle canonique Sujet + Verbe + Complément », précise Bernard Cerquiglini.
(2) Pour ne rien simplifier, la liste des adverbes déclencheurs d'inversion a fluctué au cours des siècles. Ainsi Jean-Charles Laveaux signalait-il encore, en 1818, que l'adverbe difficilement, placé au début de la phrase, entraînait l'inversion du sujet : « Difficilement trouvera-t-on des gens qui veuillent... »
(3) Vous pouvez dire... mais dites mieux (1935).
Même constat chez Foulet : « En faisant passer encore après faut-il, [on] supprime la raison même de cette inversion. » Et encore chez Jean-Paul Colin : « Cette inversion est injustifiée si encore ne figure pas en tête de la proposition. On dira correctement : Encore faut-il que l'émotion amoureuse soit entretenue (Suzanne Allen), mais non pas Faut-il encore que l'émotion..., construction souvent usitée dans les médias − à moins évidemment qu'on ne soit plus dans la concession, mais dans l'interrogation : Faut-il encore le redire ? » (Dictionnaire des difficultés du français).
(4) Citons encore ces exemples où faut-il encore est précédé d'un adverbe non déclencheur d'inversion : « Néanmoins faut-il encore que l'inculpé se trouve dans des conditions normales d'imputabilité » (Grand Larousse, 1869), « Seulement faut-il encore que les faits soient nettement établis » (Zola, 1880).
(5) Même son de cloche chez Bruno Dewaele : « L'inversion du sujet n'est ici recevable que dans la mesure où elle suit l'adverbe encore. Si elle doit le précéder, au contraire, le risque est grand que l'on croie avoir affaire à une construction interrogative. »
Remarque 1 : L'ancien tour si faut-il que, de même sens (« il est nécessaire, malgré tout, que », selon l'Académie et Littré), a-t-il joué un rôle dans notre affaire ? On peut le supposer dans la mesure où il n'était pas rare de le faire suivre de l'adverbe encore : « Si fault il encor qu'il confesse que [...] » (Pontus de Tyard, 1551), « Si faut-il encores prier quoy qu'il en soit » (Calvin, avant 1558), « Si faut-il encore que je vous die [que...] » (Guez de Balzac, 1645). De quoi favoriser l'installation du syntagme faut-il encore dans des contextes non interrogatifs.
Remarque 2 : Les mêmes observations valent pour il faut au moins : « Mais pour que je vous serve, dit-il, faut-il au moins que je connaisse vos projets » (Alexandre Dumas, 1847), « Si, par une raison d'économie, on ne peut faire un canal de drainage, faut-il au moins descendre les fondations du mur d'amont plus bas que celles du mur d'aval » (Viollet-Le-Duc, 1872), « Mais, enfin, pour divorcer faut-il au moins articuler un motif » (Paul Hervieu, 1895).
Remarque 3 : Voir également le billet Inversion du pronom je.
Ce qu'il conviendrait de dire
Mais encore faut-il qu'ils acceptent l'invitation...