« Au plus tôt nous prenons en charge le cancer [du sein], au plus nous pouvons diminuer la lourdeur du traitement. »
(propos rapportés par Laure Watrin, sur lavenir.net, le 5 octobre 2021.)
Ce que j'en pense
Après Monsieur Plus, voici donc Madame Au plus. Pas sûr que cette surenchère soit du goût de l'Académie : « L'emploi de l'adverbe plus au début de deux propositions juxtaposées établit un rapport de proportion entre celles-ci : plus on est de fous, plus on rit ; plus il mange, plus il grossit. Dans ces phrases, plus peut être remplacé par moins : moins il travaille, moins il réussit ; Plus j'y songe, moins cela me semble une bonne idée. Il s'agit là d'un tour parfaitement correct, que l'on se gardera bien de remplacer par les constructions le plus… le plus, ou, pis, au plus… au plus…, qui appartiennent à une langue très relâchée », lit-on sur son site Internet.
Renseignements pris, la critique ne date pas d'hier : figurez-vous qu'on en trouve trace dès le milieu du... XVIIIe siècle !
« Au de trop. [Ne dites pas :] Au plus on le lui défend, au plus il le fait. [Dites :] Plus on le lui défend, plus il le fait » (Jean Desgrouais, Les Gasconismes corrigés, 1766).
« Au plus pour plus. Au plus on lui défend une chose, au plus il la fait. [Dites :] Plus on lui défend une chose, plus il la fait » (Jean-Michel Rolland, Dictionnaire des expressions vicieuses et des fautes de prononciation les plus communes dans les Hautes et les Basses-Alpes, 1810).
« Au plus on le plaisante, au plus il se fâche. Tant plus vous le grondez, tant plus il fait de sottises. [Dites :] Plus on le plaisante, plus il se fâche. Plus vous le grondez, plus il fait de sottises » (Charles-Fort-Casimir de Gabrielli, Les Provençalismes corrigés, 1838).
« Plus répété. Le plus il reçoit d'avis, le plus il s'en moque. Plus qu'il devient vieux, plus qu'il est gai. Au plus on s'enrichit, au plus on devient avare. Tant plus il parle, tant plus il s'échauffe. Retranchez les le de la première phrase, les que de la deuxième, les au de la troisième, les tant de la quatrième. Plus s'emploie toujours seul au commencement de deux propositions opposées l'une à l'autre » (Joseph Benoit, Belgicismes, 1857).
« Au plus, au moins, locutions adverbiales. Au plus on l'appelle, au plus il se sauve. Au plus on a, au moins on dépense. Au moins il fait, au moins il veut faire » (Léonce Lex et Laurent Jacquelot, Lexique du langage populaire de Mâcon et des environs, 1903).
Vous l'aurez compris, il s'agit là de « variantes populaires ou régionales », dont Goosse détaille les types formels : le plus... le plus, au plus... au plus, tant plus... tant plus, plus... d'autant plus, ainsi que la répartition géographique : « Midi et Afrique du Nord ; région picarde ; Bruxelles et pays flamand ». Voilà qui appelle plus d'une remarque.
Commençons par quelques considérations historiques. Le latin connaissait un grand nombre de systèmes corrélatifs adverbiaux (ut… ita ; quemadmodum… sic ; quam… tam ; quo… eo) et adjectivaux (qualis… talis ; quantus… tantus). De ces couples, l'ancien français a notamment conservé quant... tant : « Quant hom plus sert son creatur, Tant vait diables plus entur » (Wace, vers 1150), « Quand plus braient, huchent et crient, tant en ont il mains de pitié [= plus ils braient, hurlent et crient, moins ils en ont pitié] » (Gautier de Coinci, début du XIIIe siècle), où tant est devenu facultatif : « Quant plus la voit et plus l'avise » (Raoul de Houdenc, début du XIIIe siècle) et où quant, ayant développé une double valeur quantitative et temporelle, a pu être remplacé par comme, (de) tant, que... : « E cum plus ama Deu, tant fu il del rei pis » (Guernes de Pont-Sainte-Maxence, vers 1174), « Mais de tant cum li hoem plus vaut, De tant deable plus l'assaut » (Wace), « Cum plus despendra richement, E plus aura or e argent » (Marie de France, avant 1210), « Tant plus sera de noble afere Plus sera douce et debonere » (La Clef d'Amors, XIIIe siècle), « Que plus leur met entre leur mains, Tant l'aimment il et prisent mains » (Gautier de Coinci), « Et que plus la regarde, plus li samble plaisant » (Adenet le Roi, fin du XIIIe siècle). En tout, Väänänen (1) relève une quinzaine de constructions − « compte non tenu de la présence facultative de la particule et, ni de l'ordre respectif des deux termes en corrélation » −, dont seules les plus concises et les plus symétriques seront appelées à faire fortune : « Plus vont avant, plus sont charchié » (Gautier de Coinci), « Plus tost ert fet, mains languirai [= plus vite cela sera fait, moins je languirai] » (Le Roman du comte d'Anjou, XIVe siècle), « Tant plus a ochis de la gent mescréue, Tant plus li est avis que tous jors soit créue » (Chanson de Gaufrey, milieu du XIIIe siècle) (2).
Aux XVe et XVIe siècles fleurirent − si cela était encore possible − de nouvelles combinaisons, toutes vouées à l'oubli : de tant que… plus… de tant plus (Les Quinze Joies de mariage), tant plus que… tant plus (Blaise de Monluc), tant plus que… plus (Étienne Jodelle, Louis Le Roy), d'autant que… plus… d'autant plus (Du Bellay, Rabelais, Corneille), si l'on en croit Väänänen. Il en est pourtant une − attestée à la même époque et ignorée par notre spécialiste finnois − qui parviendra à tirer son épingle du jeu après quelques tâtonnements : « Au plus on le [= un fossé] pourroit faire profond de quatre paulmes, et d'autant plus le faudroit-il tenir large à l'éboucheure » (traduction de L'Ecuirie de Federico Grisone, 1579), « Un emplastre au plus il demeure sur le feu, de tant plus la bassine de cuivre le noircit » (Brice Bauderon, médecin établi à Mâcon, 1588), « Au plus ils s'ahurteront contre icelle [= une muraille], tant plus briseront-ils de leurs testes en ce vain effort » (Le Feu de joye des Francois sur la memorable reprinse de la ville d'Amiens par le Roy, 1597), « Plus elle enrage, au plus je me deffend » (André Valladier, alors professeur de rhétorique à Avignon, 1600) et enfin, souci de symétrie oblige, « Au plus tu t'aperçois de tes impuretez, Au plus tu t'esioüys dans ces meschancetez » (Louanges du cheval de Mazarin, pamphlet anonyme daté de 1652), « Au plus elle recevoit, au plus elle étoit passionnée pour lui » (Pièces du procès du père Girard, 1731), « Au plus on veut noircir un innocent, au plus il devient blanc » (Latude, Mémoire adressé à Madame la marquise de Pompadour, 1762).
Reste à comprendre comment la langue est passée de quant plus à au plus. Grevisse nous met sur la voie : « On lit chez Alphonse Daudet (qui, traduisant un proverbe provençal, garde, pour la couleur locale, le tour occitanien al mai = au plus) : Et tous les soirs le même centon avec lequel il (un vieux berger) levait la séance : Au plus la vieille allait, au plus elle apprenait, et pour ce, mourir ne voulait » (Le Bon Usage, 1964). Il se trouve que al mai n'est autre qu'une variante tardive de l'ancien occitan on mais, on plus (3), qui est comparable à quant plus selon Adolf Tobler : « On plus es autz, gieta mais de calor [littéralement "Où (le soleil) est le plus haut, il donne le plus de chaleur", d'où "Quand le soleil est le plus haut..."] » (Peire de Cols d'Aorlac), « On pus me luenh, on pus m'auci em te » (Perdigon), « On mais avem de forsa, plus nos teno sobratz » (Guillaume de Tudèle). D'après le romaniste suédois Gunnar Tilander, cette construction a influencé des auteurs du Midi qui, à l'instar du comte de Foix Gaston Fébus − dont Froissart admirait pourtant le « beau et bon français » −, en sont venus à se servir de « ou (ubi), qui correspond au provençal on (unde) » : « Ou plus iront avant, et plus s'eschauferont », « Devez savoir que un lymier ou plus fet de suytes, et meilleur en devient » (Le Livre de chasse, 1389). Ce provençalisme pourrait bien être à l'origine de la formule critiquée au plus... au plus. D'autres spécialistes évoquent l'influence du flamand hoe meer (4) ou encore l'attraction des tours autant... autant, aussi... aussi.
Quant à la répartition géographique et au niveau de langue précisés par Goosse et consorts, ils semblent de moins en moins pertinents, de nos jours, tant la construction au plus... au plus gagne du terrain, par contamination, à l'oral mais aussi à l'écrit. Qu'on en juge : « Au plus la réduplication est exacte, au plus elle est redondante » (Georges Forestier, docteur en littérature française, 1981), « Au plus la personne se perçoit autonome, au plus ses efforts [...] seront importants » (Laurence Filisetti, Kathryn Wentzel et Éric Dépret, dans Revue de pédagogie française, 2006), « Au plus elle serait proche de la frontière française, au moins il y aurait de risques pour la franchir » (Robert Deleuse, écrivain d'origine méridionale, 2012), « Au plus de [sic] déchets sont incinérés, au plus il y a d'émission de gaz polluant » (radiodisneyclub.fr, 2013), « Au moins ces lésions sont importantes, au plus elles touchent des fonctions intellectuelles supérieures » (Manon Dussurgey, Les Psychostimulants, 2014), « Au plus vous avez de choses sur quoi vous appuyer, au mieux c'est » (Hervé Dumez, directeur de recherche au CNRS, 2016), « Au plus l'idée de la chose représentée s'éloigne de son modèle, au plus elle rejoint le monde abstrait du réel poétique » (Julien Rémy, La Représentation des genres comiques et tragiques dans les écritures surréalistes entre 1919 et 1940, 2017), « Au plus le vin [rosé] est clair, au plus il va réagir exactement comme du blanc » (Karim Haïdar, chef cuisinier, 2019), « Au plus un prélat est homophobe, au plus il a de chances d'être homosexuel » (Frédéric Martel, journaliste, 2019), « Au plus il y aura d'intermédiaires de distribution, au plus il y aura [...] de commissions à verser » (Édouard Richemond, professeur de marketing, 2019), etc. Reconnaissons à tout le moins qu'on est loin des exemples, parfois caricaturaux, que les écrivains du siècle dernier mettaient dans la bouche de gens du peuple : « Mon vieux, au plus elle me chanstiquait le fantomard, au plus je rajeunissais » (Jacques Audiberti, 1952).
Enfin, qu'il me soit ici permis de demander au service du Dictionnaire de l'Académie en quoi au plus serait plus condamnable, dans ce type de construction, que le plus... pourtant d'abord attesté sous des plumes qui ne faisaient pas mystère de leurs influences étrangères : « Le plus d'assiduité que vous trouverez à vous procurer chez ma fille, le mieux ce sera » (Marie-Thérèse d'Autriche, Correspondance secrète rédigée dans un français « hérissé de tournures et d'expressions étrangères » selon Alfred von Arneth et Auguste Geffroy, 1775), « Le plus tôt qu'il sera possible [...] de se débarrasser de ces privilèges [...], le mieux ce sera pour le public » (Journal des débats, traduction des propos du duc de Sussex, 1839), « Le moins que vous pourrez avoir affaire à eux, le mieux ce sera pour votre probité » (traduction des œuvres de Shakespeare par Benjamin Laroche, 1844), « Voici la conclusion du Daily Telegraph : le plus tôt la pièce sera retirée, le mieux ce sera pour les abonnés et le public » (Le Ménestrel, 1869), « Le plus tôt nous nous en irons, le mieux ça vaudra » (Alfred de Sauvenière, Le Royaume de Saba, roman d'aventures fantastiques (imité de l'anglais), 1891) (5). Étonnamment, on ne trouvera pas plus de suspicion d'anglicisme (the more... the more) du côté du Grand Robert, qui s'en tient à une simple remarque d'usage : « L'addition de le, dans ce tour, est populaire. » (6)
Résumons. Au plus est attesté dans des constructions corrélatives depuis au moins le milieu du XVIe siècle. Il pourrait s'agir de l'aboutissement d'un provençalisme, dont on trouve la trace deux siècles plus tôt. C'est dire (et tant pis pour le pléonasme) que l'on n'a pas affaire à un « perdreau de l'année » ! Ce au, qui a survécu régionalement dans le langage du peuple avant d'étendre son influence, est assurément « superflu » − comme le disait en son temps Thomas Corneille de tant −, « redondant » (selon Marc Wilmet) ou encore archaïque, mais il ne saurait être considéré comme fautif, quoi qu'en pensent certains spécialistes (7). De là à affirmer haut et fort que qui peut le plus peut le au plus...
(1) Veikko Väänänen, De "Quo/quanto magis... eo/tanto magis..." à "plus... (et) plus...", 1973.
(2) Arrêtons-nous un instant sur le tour tant plus (moins)... tant plus (moins). Selon Le Bon Usage, il « a appartenu jadis à la meilleure langue » et, de fait, on le trouve encore au XVIIe siècle chez Malherbe, Corneille, La Fontaine, Pascal, Bossuet. Vaugelas ne le tenait pourtant pas en haute estime : « Ce terme [tant plus] n'est plus gueres en usage parmy ceux qui font profession de bien parler et de bien escrire. On ne dit que plus. Par exemple, tant plus il boit, tant plus il a soif, c'est à la vieille mode. Il faut dire, plus il boit, plus il a soif. Qui ne voit combien ce dernier est plus beau ? » (Remarques sur la langue française, 1647). Autrement dit, tant plus et autres combinaisons similaires n'étaient point des fautes, à l'époque, mais déjà des archaïsmes, qui se sont conservés dans l'usage populaire − plus rarement dans le style littéraire : « Et tant plus il buvait, tant plus il était gaillard » (George Sand, 1853), « Tant plus il s'écarte de la réalité, tant plus il répond à son propre programme » (Charles Péguy, vers 1908), « Tant plus nous embrassons d'effets, et tant plus la Cause nous devient indispensable » (Paul Claudel, 1949), « Tant plus il s'élabore, tant plus s'approfondit pour le sujet l'aliénation de la jouissance » (Jacques Lacan, 1966, cité par Goosse), « Tant plus la phrase est moelleuse, classique, et raide le coup de tonnerre, tant plus le malaise produit sera inquiétant » (François Nourissier, 1996).
(3) Là encore, les variantes ne manquent pas : « Cum plus m'en cuich partir, plus mi referm » (Aimeric de Péguilhan), « Tant cant val mais tant n'es plus encolpatz » (Folquet de Marseille), etc.
(4) « En néerlandais, les expressions corrélatives d'augmentation ou de diminution se construisent par la combinaison de deux adverbes : hoe + meer (minder) [...]. Il semble que les gens qui parlent sous l'influence du flamand sentent en français le besoin de rendre les deux éléments de la corrélation comme en flamand. Il y a la possibilité d'un calque phonétique [u] flamand qui devient [o] franco-bruxellois » (Hugo Baetens Beardsmore, 1971).
(5) Et aussi, plus récemment : « Le plus tard il arriverait, le plus il aurait de la chance » (Aragon, 1944), « Le plus longtemps le major touchait nos trois francs soixante-quinze [...], le plus longtemps nous lui étions un profit » (Paul Vialar, 1946), « Le plus tôt tu l'épouseras, le mieux ce sera » (Alain Bosquet, 1975), « Le moins on nous associerait, le mieux ce serait » (Solange Fasquelle, 1977), « Le plus tôt vous passerez à l'Empereur, le plus tôt vous serez en sécurité » (Jacques Almira, 1986).
(6) Plus que l'addition de au ou de le, c'est celle de que, me semble-t-il, qui ressortit au registre populaire, en français moderne : « Plus que t'attends, plus que c'est vexatoire » (Roger Martin du Gard), « Et quand on aime, plus qu'on est malheureuse, plus qu'on en a d'plaisir » (Francis Carco), « Tant plus qu'il souffre, tant plus que le sang est bon au goût » (Octave Mirbeau), « Elle croit que tant plus que ça se voit, tant plus que c'est beau » (Colette), « Tant plus qu'on en prend, tant plus qu'on en trouve » (André Gide), « Tant plus que vous nous payez, tant plus que ça renchérit ! » (André Maurois), « Au plus que je prends de la boutanche, au plus que je donne dans le réaliste » (Frédéric Dard).
(7) « Il est incorrect de mettre au devant plus, moins dans les expressions corrélatives » (Grevisse, Le Bon Usage, 1955), « Qu'on se garde d'employer ces tournures qui signent un brevet d'ignorant : au plus... au plus..., au moins... au moins..., au plus... au moins..., au moins... au plus... Elles sont à condamner dans toute la rigueur du terme » (Hanse, Chasse aux Belgicismes, 1971).
Remarque : Dupré rappelle à bon droit que « plus, en tête d'une proposition dans un système de ce genre, ne peut être suivi immédiatement d'un complément nominal introduit par de [...]. On ne dira pas : plus de malheurs le frappaient, plus il s'endurcissait, mais : plus il lui arrivait de malheurs... »
Ce qu'il conviendrait de dire
Plus tôt nous prenons en charge le cancer, plus vite nous pouvons alléger le traitement.