« Hadès, le plus riche de tous les dieux, cesse de s'enrichir : il n'a pas son comptant de défunts. »
(Luc Ferry, dans son livre Apprendre à vivre : la sagesse des mythes, édité chez Plon)
Ce que j'en pense
C'est l'Académie qui ne va pas être contente ! Car enfin, n'en déplaise à notre ancien professeur de philosophie et ancien ministre de l'Éducation nationale, c'est bien l'adjectif content, dans son emploi substantivé (Dormir, boire, manger son content = son soûl), qui entre dans l'expression avoir (tout) son content d'une chose, au sens de « en avoir autant qu'on peut en désirer » : Il a eu son content de succès, et par antiphrase, Elle a eu dans sa vie son content de malheurs.
Telle est la première acception de content : « qui n'a pas besoin d'autre chose, qui est comblé » (le sens moderne de « joyeux » résultant de l'état de plénitude qui accompagne la satisfaction des désirs). C'est que le bougre est emprunté du latin contentus (« qui sait se contenter », d'où « satisfait de »), participe passé de continere (« renfermer en soi, contenir »).
Mais que Luc Ferry se rassure : tout compte fait, il n'est pas le premier à s'être laissé abuser par nos chers homophones. Que l'on songe à George Sand (« Elle [...] s'en alla dans la grange pleurer tout son comptant »), à Jules Vallès (« Affamé qui n'a jamais mangé son comptant »), à Henri Rochefort (« Elle mangeait son comptant »), à François Roustang (« Car enfin il faut dormir son comptant pour se réveiller du bon pied »), à Pierre Schœndœrffer (« Parce que la guerre prenait son comptant de chair fraîche tous les jours »), à Anna Gavalda (« Son comptant de mauvais grain à moudre ») ou à Pascal Bruckner (« Le lot d'une société qui produit, quoi qu'il arrive, son comptant de nouveautés et de gadgets dans tous les domaines »). François Mitterrand, pourtant fin lettré, compterait même parmi les contrevenants récidivistes : « Le régime "des dynasties bourgeoises" [...] avait besoin de son comptant d'excès et de désordres » (Le Coup d'état permanent) ; « Elle affiche la superbe d'un général Lebeuf assuré de gagner sa guerre s'il a son comptant de boutons de guêtres » (Ma Part de vérité). La confusion entre comptant et content ne se limite pas, du reste, à notre seule expression : on se gardera notamment, de nos jours, de prendre pour argent comptant la graphie argent content rencontrée sous la plume d'un Villon, d'un Rabelais ou d'un Montaigne...
D'aucuns seront probablement tentés de faire valoir que le tour avoir son comptant pourrait, à l'occasion, s'entendre dans un contexte financier, au sens de « recevoir le paiement comptant (c'est-à-dire immédiat) auquel on a droit ». « Mais on l'évitera à cause de l'équivoque avec avoir son content », s'empresse d'objecter Dupré.
À moins que... À moins que la graphie comptant ne soit, dans notre affaire, à mettre sur le... compte d'un jeu de mots. Après tout, Hadès, maître des Enfers occupé à recompter ses hôtes de peur que l'un d'entre eux ne manque à l'appel, ne demande-t-il pas compte aux hommes de leur vie ?
De là à ce que l'on vienne me reprocher de laisser notre ancien ministre s'en tirer à trop bon compte...
Remarque : Notre expression a beau être attestée dès le XVe siècle (« Nous avons pourtant / Tout nostre content / De mets pour nostre repas », Basselin, cité par Littré), l'Académie attendra la huitième édition de son Dictionnaire (datée de 1932) pour l'accueillir dans ses colonnes. La faute à son emploi un tantinet familier ?
Ce qu'il conviendrait de dire
Il n'a pas son content de défunts.