« Enfermé dans son "pensoir", il [l'intellectuel] s'applique à raffiner ses idées et leur expression. »
(Marcel De Corte, dans la préface de l'édition de 1987 de son livre L'Intelligence en péril de mort)
Ce que j'en pense
En France, c'est bien connu, on n'a pas de pétrole, mais on a des idées. De là à envisager de les raffiner, il y a un oléoduc que plus d'un usager hésitera à franchir. Et pourtant...
Affiner, attesté au XIIIe siècle, signifie proprement « rendre une matière plus pure en la débarrassant des éléments étrangers » (affiner un métal), « rendre plus fin (plus mince, plus délié) » (affiner le lin, le chanvre, la terre, le ciment...), « donner le fini, la dernière façon à un produit ou à un objet fabriqué » (affiner un fromage, des huîtres, les rendre plus fins en goût, achever leur maturation). Raffiner, formé quant à lui à la fin du XVe siècle (« refiner le sucre », 1468) par préfixation en r- (1), reprend les deux premières acceptions (2), mais surtout « à propos d'opérations industrielles de purification » (d'après le Larousse en ligne), en parlant « du sucre, du sel, du salpêtre (3), du pétrole ou des corps chimiques » (d'après Thomas). Force est de constater que la répartition d'emploi selon les substances, les matières est loin d'être aussi nette sous toutes les plumes, à commencer par celles... de nos académiciens : les graphies « affiner du sucre » et « raffiner du sucre » n'ont-elles pas toujours été en concurrence dans les éditions successives de leur Dictionnaire ? Jugez-en plutôt : « affiner du sucre de canne roux » (à l'article « affiner » de la neuvième édition dudit ouvrage), « affinage du sucre » (à l'article « affinage »), mais « raffiner le sucre » (à l'article « raffiner »), « le raffinage du sucre » (à l'article « raffinage ») (4). L'indécision est à peine moins marquée quand il est question des métaux : « Le raffinage d'un métal (on dit plutôt Affinage) » (à l'article « raffinage »).
Au figuré, affiner conserve le sens de « rendre plus fin (plus délicat, plus subtil) » : Affiner les sens, le goût, le jugement. « Il évoque, semble-t-il, l'idée de dégrossir ce qui a besoin de l'être, tandis que raffiner fait penser à la préciosité en action sur les mœurs, le langage et le goût », fait finement observer Dupré. Si finement... que l'on peine à percevoir la nuance entre « affiner son style », « ses manières se sont affinées » (« rendre plus délicat, plus subtil », à l'article « affiner » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) et « raffiner ses manières, son style » (« rendre plus délicat, plus élégant », à l'article « raffiner ») ; entre « Cet écrivain a affiné sa pensée et son style » (Larousse en ligne) et « Tout contre-exemple [...] peut mener à préciser la théorie, à raffiner l'hypothèse » (revue Langue française, chez Larousse). Les Immortels poussent même le raffinement jusqu'à interpréter la phrase « cette femme s'est affinée » dans le sens figuré de « elle a acquis de l'élégance, de la distinction », quand le commun des mortels s'en tiendra à l'idée concrète d'une silhouette qui s'est amincie. Subtil, vous dis-je !
Aussi certains spécialistes ont-ils cru devoir introduire des distinctions syntaxiques entre nos deux verbes, histoire d'y voir plus clair : « Raffiner + accusatif est concret : raffiner le sucre, le papier, le pétrole (Robert). Au sens figuré on dit affiner : la lecture a affiné son esprit (Robert) » (Knud Togeby, Grammaire française, 1982), « Au figuré, raffiner s'emploie rarement comme verbe transitif » (Girodet). Les contre-exemples ne manquent pourtant pas : « Et purgez nos esprits et raffinez nos ames » (Antoine de Montchrestien, 1604), « Leur expérience a rafiné les vers, fantastiques d'humeur » (Mathurin Régnier, avant 1613), « Les favoris ignorans [...] sont en ce perpétuel danger de se perdre et de perdre leur pays, lors mesme qu'ils ont rafiné leur ignorance, par l'usage de la cour » (Guez de Balzac, 1658), « J'espère que l'air du pays va me raffiner de moitié » (Racine, 1661), « On dit que l'usage raffine l'oreille » (Bossuet, avant 1704), « Si l'on ne travaille pas à leur raffiner le goût » (Rousseau, 1761), « Cet art [l'imprimerie], disait Boyer, [...] a trop raffiné les garçons et les filles » (Voltaire, 1771), « À force de [...] raffiner les détails, si l'on peut s'exprimer ainsi, on arrive à une sorte de quintessence où tout se décompose » (Louis Reybaud, 1846), « Le progrès [...] perfectionne la douleur à proportion qu'il raffine la volupté » (Baudelaire, 1857), « Un garçon dont l'éducation, un peu trop rustique, n'avait raffiné ni les manières ni le langage » (Louis Edmond Duranty, 1860), « Avec les sens, la société raffine l'esprit ; car il faut beaucoup de finesse pour ne jamais choquer et pour souvent plaire » (Hippolyte Taine, 1865), « Une haine [...] qui lui tenait tout le cœur et raffinait sa sensibilité » (Flaubert, 1869), « Les femmes [du faubourg Saint-Germain] y sont trop grandes dames pour, quand elles sont fines, y raffiner la finesse comme une actrice qui joue Marivaux » (Jules Barbey d'Aurevilly, 1874), « Elle était arrivée à raffiner l'âcreté des morsures » (Huysmans, 1881), « Qui a la puissance d'analyser, [...] raffine ses tristesses » (Paul Bourget, 1883), « [Elle] s'amusait à choisir ses mots, ses phrases, à raffiner sa pensée » (Paul Adam, 1905), « Renan prétendra alléger, raffiner, épurer les notions de la religion catholique, trop précises, trop lourdes, trop matérielles à son gré » (Henri Massis, 1923), « Il était plus facile d'adopter une langue étrangère que de raffiner la sienne » (Ferdinand Brunot, 1935), « René Bazin [...] ne pratique pas cet art de raffiner la sensation » (Henry Bordeaux, 1943), « Ce sera un premier degré de la classification, [...] que je peux raffiner en subdivisant par degrés successifs » (Georges Gurvitch, 1967), « Il faudrait en raffiner la formulation [à propos d'une règle] » (Hélène Huot, 1981), « À force de raffiner les détails, on en arrive à oublier l'essentiel » (Jean-Philippe Revel, 2015). À y bien regarder, la véritable différence entre affiner et raffiner réside plutôt, me semble-t-il, dans l'emploi intransitif (et finalement peu fréquent en français courant) du second : « Souvent péjoratif. Raffiner sur, pousser à l'extrême, en un domaine, le raisonnement, la recherche de la subtilité. Raffiner sur le point d'honneur, sur les sentiments. Il raffine sur tout. Absolument. Ne raffinons pas davantage » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).
Allez affirmer après cela, avec Girodet, que « ces deux verbes, de la famille de fin, ne sont pas synonymes » ! Vous aurez l'air fin...
(1) Les spécialistes ne s'accordent pas sur la valeur dudit préfixe : itérative chez Furetière (1690), pour qui raffiner signifie littéralement « affiner une deuxième fois » (allusion aux nombreuses fusions nécessaires pour purifier les métaux ?) ; augmentative chez Dupré, dans la mesure où « re- a servi [dans cet emploi] à renforcer les mots déjà composés mais affaiblis par l'usage » (comme rétrécir).
(2) Voire les trois, si l'on en croit Littré : « Raffiner ou affiner le fromage, lui donner un goût plus fin. »
(3) Avant la formation du concurrent raffiner, on écrivait : « Affiner le salepestre » (Comptes généraux de l'État bourguignon, 1418).
(4) Littré se trompe doublement quand il fait cette remarque : « Le Dictionnaire de l'Académie donne affiner du sucre, affiner du salpêtre, ce qui est la vraie locution ; mais on dit aujourd'hui abusivement, de préférence, raffiner en cet emploi. » D'une part, l'Académie n'a jamais écrit autre chose que « raffiner du salpêtre », mais elle a écrit « affiner du sucre avec du salpêtre », ce qui, vous en conviendrez, est différent. D'autre part, elle donne aussi bien affiner du sucre (« le rendre plus pur, plus fin », à l'article « affiner » de l'édition de 1835) que raffiner le sucre (« le rendre plus fin, plus pur », à l'article « raffiner »).
Remarque : Selon Gaston Cayrou, il est un autre verbe affiner, employé au sens de « tromper » : « Vous voulez m'affiner ; mais c'est peine perdue » (Corneille), « Maître Mitis / Pour la seconde fois les trompe et les affine [les souris] » (La Fontaine). « Ce vieux verbe, aujourd'hui perdu, est toujours confondu, au XVIIe siècle, avec "affiner", rendre plus fin, comme si on rendait les gens "plus fins en leur faisant quelque tromperie" (Furetière, 1690). En fait, il ne vient pas de l'adjectif "fin". Il tient son sens du bas-latin affinare, "mener à une fin déterminée, préméditée, etc.", d'où "prendre à un piège" » (Le Français classique, 1948).
Ce qu'il conviendrait de dire
Affiner ou raffiner ses idées.