« La ministre de la Culture Rachida Dati propose de faire payer 5€ l'entrée de la cathédrale Notre-Dame de Paris qui rouvre le 8 décembre. C'est abusé. »
(paru sur france3-regions.francetvinfo.fr, le 24 octobre 2024.)
Ce que j'en pense
Comment écrire l'expression de protestation consacrée par la jeunesse d'aujourd'hui : C'est abusé ou C'est abuser ? Nombreux sont les fidèles des forums de langue qui préconisent la seconde graphie, au nom de l'orthodoxie grammaticale :
« Il me semble qu'il serait plus correct d'écrire : C'est abuser. Sinon, avec le participe passé, ça ne veut simplement rien dire. »
« Quelle hérésie d'employer un participe passé à la place d'un infinitif ! Comment peut-on confondre l'un et l'autre ? »
« La forme adjectivée ne vous choque pas, vous autres, dans cette expression devenue courante ? Moi, elle me rend malade. »
« L'expression c'est abusé me paraît fautive pour la raison bien simple que l'adjectif abusé n'existe pas en français. L'adjectif dérivé du verbe abuser est abusif. C'est abuser et C'est abusif sont, en revanche, grammaticalement corrects. »
« Abusé existe, mais son sens propre est "trompé" [...]. Lorsque j'entends cette expression, j'entends plutôt : C'est abuser. »
« L'expression "c'est abusé [sic]" (avec un participe passé fautif au lieu de l'infinitif requis) est construite abusivement sur le modèle de "c'est exagéré" (dans laquelle l'emploi de l'adjectif dérivé du participe passé est légitime). »
« C'est abusé est un barbarisme. Car, sauf erreur de ma part, abuser, dans cette acception, n'est pas transitif, contrairement à exagérer. » (1)
À les écouter, on aurait tôt fait de croire que la messe est dite... C'est pourtant un autre son de cloche – que le bourdon Emmanuel ne prenne pas la mouche pour cette comparaison ! – que nous donnent à entendre les quelques spécialistes de la langue à s'être penchés sur la question :
« Là, franchement, c'est abusé. Note aux correcteurs du Monde : non, je n'ai pas fait de faute. On n'écrit pas c'est abuser, mais c'est abusé (et même c abusé en langage sms). Note aux puristes : non, on n'écrit pas c'est abusif non plus. Je sais, cela paraît étrange, mais je n'y peux rien. Voilà bien cinq ans que cette expression résonne à la sortie des collèges et que je l'entends dans les rames de métro. J'ai fait mon enquête. Sur le moteur de recherche Internet le plus utilisé, c'est abusé affiche plus de 30 millions d'occurrences. Évidemment, il s'agit souvent de remarques de jeunes gamers qui se plaignent avec ces mots de la qualité d'un jeu vidéo ou de son prix de vente » (Didier Pourquery, Le Monde, 2012).
« La grammaire exigerait l'emploi de l'infinitif, mais l'expression s'est imposée au participe passé : C'est abusé » (Alexandre des Isnards, Dictionnaire du nouveau français, 2014).
« C'est abusé, les limites ont été franchies » (Sylvie Claval, Le Bouquet des expressions imagées, édition de 2016).
« Nous maintenons qu'il s'agit ici d'un participe passé employé comme adjectif, à l'instar de la tournure c'est exagéré. Si la création de cette expression a en effet défié les règles de la grammaire, son usage répété l'a imposée dans le langage courant » (blog des correcteurs du Monde.fr, 2018).
« C'est abusé (familièrement) : C'est excessif, il y a de l'abus » (Dictionnaire en ligne Cordial).
« (Familier) C'est abusé. Expression de protestation signifiant qu'une affirmation est exagérée ou qu'une situation est intenable » (Wiktionnaire).
Nous aurions donc affaire à une bourde grammaticale (un barbarisme ?) en passe d'être consacrée par l'usage écrit. Voilà qui mérite que l'on y regarde de plus près.
Le verbe abuser, on le sait, admet deux constructions principales : transitive indirecte (avec la préposition de) au sens de « user mal ou avec excès » et transitive directe au sens de « tromper, duper ». C'est à la première que nous allons plus particulièrement nous intéresser.
D'ordinaire, le complément indirect de chose ou de personne est dûment spécifié :
« Abuser du vin, des somnifères. Abuser de ses forces. Abuser des métaphores, des citations. Par extension. Tirer un profit excessif. Vous abusez de ma patience, de ma bonté, de ma crédulité.
Abuser de quelqu'un, user avec excès de sa complaisance, de sa bonté ou de sa naïveté. Ces enfants abusent sans vergogne de leur père. Spécialement. Abuser d'une femme, la violer » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).
Mais il arrive que ledit complément ne soit pas exprimé :
« On voit hommes et femmes, comment chascuns abuse » (Gilles Le Muisit, vers 1350, cité par Adolf Tobler), « Et aussi abuse le desatrempé [= personne qui manque de mesure, qui est excessive] qui ordene richeces a malvesement vivre » (Nicole Oresme, vers 1372), « [Il] feit condamner des principaux de sa ville qui abusoient insolentement » (Jacques Amyot, 1572 ; « de leur pouvoir » est ici clairement sous-entendu), « Usez, n'abusez point [...]. L'abstinence ou l'excez ne fit jamais d'heureux » (Voltaire, 1737), « Il est douteux que Son Altesse ait jamais donné une si longue audience à un simple mortel, et je craignais d'abuser » (Baudelaire, avant 1867 ; on devine ici l'ellipse de « de sa patience », « de son temps »), « — Oui, oui, interrompit le colonel, toutes sortes de passe-droits, d'injustices, d'absurdités... Il abuse, il abuse, vraiment » (Zola, 1876).
Ces exemples montrent assez que, dans certains contextes, l'emploi absolu de abuser est proche de celui de exagérer (2). Confirmation nous en est donnée par plusieurs sources : « Le verbe abuser [...] voit son sens glisser vers celui de exagérer lorsqu'il n'appelle pas de fonction objet » (Dynamique syntaxique en français non standard, 2010), « En emploi absolu, [exagérer] signifie "en prendre trop à son aise", comme abuser, dépasser les bornes » (Dictionnaire historique de la langue française), « Emploi absolu. Exagérer, aller au-delà de la mesure dans ses actions. Synonymes abuser, charrier (familier), pousser (familier) » (TLFi). Tout porte donc à croire que c'est de cette acception particulière du verbe abuser – « exagérer dans l'usage d'une possibilité, d'une qualité » (selon le TLFi), « exagérer, dépasser la mesure » (selon le Larousse en ligne) (3) – que notre expression tire son origine.
Une rapide étude diachronique tend à confirmer, n'en déplaise à Pourquery et consorts, que l'on a d'abord manifesté son désaccord, son impatience, son irritation... avec l'infinitif : c'est abuser, comme c'est exagérer. Témoin ces exemples empruntés pour la plupart à des dialogues de théâtre, agrémentés de force adverbes et points d'exclamation ou de suspension :
(avec abuser) « — Ho ! non. Ce seroit abuser » (Marmontel, 1771), « — Je dirai votre cruauté à tout Paris [...]. — Monsieur, c'est abuser » (Louis Ponet, 1814), « — Monsieur, désormais ma porte vous sera défendue... C'est trop abuser !... » (Charles Lassailly, 1833), « — Y pensez-vous ?... C'est abuser... » (Eugène Scribe, 1841), « — Ma femme mêlée à ceci... C'est abuser... » (Balzac, 1848), « Vraiment, monsieur, vraiment, c'est abuser... » (Lubize et Hermant, 1857), « Ah ! vraiment, c'est abuser ! » (Paul Lafargue, 1878), « — Vraiment, c'est abuser ! Quand on salit les gens on pourrait s'excuser !... » (René Berton, 1916), « Ils sont revenus trois fois. C'était abuser » (journal Paris-Midi, 1925), « — Huit à dîner, Amy qui a mal aux dents ! Enfin, c'est abuser !... » (Francis de Croisset, 1927), « Que de chiffres ! Vraiment, c'est abuser ! » (journal Le Petit Démocrate de Saint-Denis, 1932), « — [Il] demande quinze mille pesos. C'est trop abuser ! » (Francisco Contreras Valenzuela, 1933), « Il fait très chaud [...]. Or, la Mère Supérieure défend au personnel travaillant d'aller sans bas et avec les manches courtes. Vraiment, c'est abuser » (journal Rouge-Midi, 1935), « Ils commençaient tous à trouver le temps un peu long et que vraiment c'était abuser » (François Lemonnier-Gruhier, 1948).
(avec exagérer) « Vous dites que ces peuples n'ont qu'une coudée de haut, c'est exagérer » (Dictionnaire de l'Académie, 1718-1798), « — Il n'est nuls amis en ce monde. — Oh ! c'est exagérer ; car il t'en reste encor » (Jacques Autreau, avant 1745), « D'autres ont élevé l'action [de Voltaire] jusqu'aux nues, et c'est exagérer » (Mémoires historiques, littéraires et anecdotiques, 1760), « — Vous me faites faire connaissance avec tous vos camarades. — Avec tous, c'est exagérer... » (Gentil de Chavagnac et Rougemont, 1819), « — Femme sans cœur !... — Sans cœur ?... oh ! c'est exagérer... » (Adrien Decourcelle, 1848), « — Ce garçon-là n'a pas de cœur [...]. — C'est exagérer, mon vieil ami » (Georges Fath, 1857), « Mais là, vraiment, c'est exagérer ! » (journal La Croix du Nord, 1932).
Mais dans le cas de exagérer, l'infinitif s'est rapidement vu concurrencer par le participe passé, employé comme adjectif avec le sens de « qui est marqué par l'exagération, qui présente un aspect excessif » (cf. un récit exagéré, des louanges exagérées) :
« — C'est fort déplacé, Carlos ; c'est très mal, c'est exagéré » (Adrien Chrétien Friedel, 1782), « C'est très exagéré » (Journal du Commerce, 1810), « C'est faux, c'est exagéré » (La France littéraire, 1832), « — Ah ! vous ne pouvez pas nier [qu'il la poursuivait de ses assiduités]. — C'est exagéré ! » (Louise Colet, 1846), « — J'apprends que vous vous promenez sur le boulevard avec un cure-dents... et un cigare à la bouche ! — C'est exagéré ! » (Eugène Labiche, 1859), « — [Ils] disent que vous êtes un affreux matérialiste ! un suppôt de l'enfer ! — C'est exagéré » (Alexandre Dumas fils, 1876), « C'est beaucoup dire, c'est exagéré » (Petit Robert).
La langue semble avoir d'abord été réticente à faire de même avec abuser (4). C'est que l'emploi adjectival de son participe passé n'est d'ordinaire enregistré par les dictionnaires (surtout ceux d'ancienne langue) qu'au sens de « qui est trompé, égaré, dans l'erreur », rarement de « fallacieux, illusoire » (chez René d'Anjou, d'après le Dictionnaire du moyen français), spécialement de « déshonoré, violé » (d'après le Dictionnaire historique de l'Académie) (5). Il faut attendre la fin du XXe siècle et la reprise (ou la recréation ?) de notre expression par l'argot des banlieues pour voir la graphie C'est abusé se répandre comme une traînée de poudre (j'allais écrire : comme un feu dans la charpente de Notre-Dame) jusque dans l'usage courant, au détriment de C'est abuser :
(avec abusé) « Ils ont montré des images à la télé, c'est abusé » (interview du groupe de hip-hop IAM, 1992), « Franchement Brahim c'est abusé d'chez abusé c'que t'as fait... » (Dikeuss, auteur de bande dessinée, 2004), « — Mais là, c'est vraiment abusé » (Ndiaye Alassane Mamadou, 2006), « C'est abusé, ils lui ont fait un guet à la sortie du collège » (Lexik des cités, 2007), « Comment ça pue cette ville maintenant, c'est abusé » (Sébastien Marnier, 2011), « C'est abusé quatre heures de colle » (Vincent Mongaillard, Le Petit Livre de la tchatche. Décodeur de l'argot des cités, 2013), « Franchement, c'est abusé, je me suis fait taxer mon scoot devant le bahut ! » (Philippe Normand, Langue de keufs sauce piquante, 2015), « C'est abusé, je te jure. C'est porno ! » (Arnaud Le Guern, 2016), « — Ah non, mais Madame, c'est trop abusé ! » (Mathilde Levesque, 2017), « Là c'était abusé » (Mahir Guven, 2017), « C'était abusé » (Virginie Despentes, 2017), « J'aimais trop la bagarre, c'était abusé » (Fabien Truong, 2017), « Madame, c'est abusé ! » (Elizabeth Arnaud, 2020), « — J'ai envie de vomir, c'est abusé... » (Bruno Lus, 2021), « — C'est trop abusé comme réaction » (Matthieu Jung, 2023), « Franchement, c'est abusé, pesta Charlie » (Chloé Aeberhardt, 2024).
(avec abuser) « — Ouais, mais des fois, c'est abuser aussi » (David Lepoutre, Cœur de banlieue, 1997), « C'est abuser » (Bernard Charlot, Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, 1999), « Franchement c'est abuser madame » (François Bégaudeau, Entre les murs, 2006), « C'est trop abuser, z'êtes un cistera ! » (Habiba Mahany, 2008), « Mais de là à se faire traiter de chauve, c'était abuser ! » (Valérie Gans, 2010), « — Le coup du QI, c'était abuser ! » (Gaël Aymon, 2014), « Il arrive aussi que des e-mails fassent plus d'une dizaine de pages et là, franchement, c'est abuser » (Christel Petitcollin, 2015), « C'est vraiment abuser, ce sentiment d'impunité » (Marine Turchi, 2021).
L'analogie avec exagérer n'est sans doute pas étrangère à cette confusion et, par suite, au développement des emplois nettement adjectivaux de abusé au sens de « qui est marqué par l'abus, qui présente un aspect abusif » : « Les prix sont abusés », « Les frais de succession sont vraiment abusés », « Les effets spéciaux sont trop abusés », « Certains personnages sont vraiment abusés, ils ont des pouvoirs trop puissants »... Malgré tout, une autre logique, plus générale et plus ancienne, me paraît être également à l'œuvre. Il n'est, pour l'entrevoir, que de consulter la littérature sur la construction c'est + infinitif :
« On trouve souvent un adverbe de quantité devant cet infinitif attribut : "Allons, c'est assez parler de cet homme. Il est mort" (Green), "N'attends pas leur retour. C'est assez veiller pour une première soirée" (Mauriac). Avec les verbes de la première conjugaison en -er, cette construction se confond avec l'emploi analogue du participe passé [6] » (Grammaire française par les continuateurs de Knud Togeby, 1982).
« Dans le cas [où il est précédé d'un adverbe], l'infinitif est concurrencé par le participe passé : "L'instruction, c'est beau. [Mais à notre âge], c'est vraiment trop cher payer" (Duhamel), "Six ans d'exil [...], était-ce si cher payé ?" (Poirot-Delpech). Le Dictionnaire de l'Académie (édition de 1932) donnait côte à côte "C'est assez parlé, assez disputé" et "C'est assez parler, assez disputer" » (Goosse, Le Bon Usage).
« Par rapport à c'est + participe passé, les possibilités qu'offre l'emploi de c'est + infinitif semblent plus grandes. La valeur des deux constructions est la même. Il nous semble très difficile de parler d'une opposition du type : c'est bien parlé / c'est bien parler. Dans les deux cas on insiste sur une action, sur un fait. En même temps, il y a atténuation de l'agent et du temps » (Max Mangold, Études sur la mise en relief dans le français de l'époque classique, 1950).
Plus instructives encore sont les observations des anciens grammairiens sur la construction c'est + participe passé :
« Nous employons ce quand le verbe [être] est suyvi d'un participe commun en signification active avec expression de la qualité de l'action. Comme C'est bien dit, C'est sagement parlé, C'est subtilement disputé, où il semble que l'auxiliaire avoir est sous-entendu, comme qui diroit Cela est avoir bien parlé » (Charles Maupas, Grammaire françoise, 1607).
« C'est bien parlé à vous, c'est à dire vous dites ou vous avez bien dit » (Antoine Oudin, Grammaire françoise, 1632).
« Un emploi important de ce consiste dans son union avec un participe passé [...]. C'est une construction verbale impersonnelle exprimant le résultat de l'action signifiée par le verbe. "C'est assez parlé des filles" (Brantôme), "C'est assez parlementé, allons boyre" (Rabelais), "C'est assez vescu en anarchie et desordre" (Satyre Ménipée) [et, avec un complément d'agent : "C'est mal entendu à vous" (Rabelais), "C'est fort bien fait à vous" (Molière)]. Dans la langue moderne, on trouve fréquemment des expressions semblables avec ou sans adjonction d'adverbe : c'est convenu, c'est dit, c'est entendu, c'est bien travaillé, c'est bien fait, c'est bien fini » (Alfred Aubert, Des emplois syntaxiques du genre neutre en français, 1884).
Vous l'aurez compris : le participe passé, dans ces emplois, a une fonction verbale (« Avoir est sous-entendu ») et non pas adjective. Rien ne s'oppose donc, du moins dans certains contextes, à ce que l'on écrive C'est (assez, trop...) abusé de... à côté de C'est (assez, trop...) abuser de... En l'espèce, l'hésitation est attestée depuis au moins le XVIe siècle. Comparez :
(avec abuser) « C'est trop ouvertement abuser de l'honneur que Dieu nous a faict » (Augustin Marlorat, 1561), « C'est trop vilainement abuser de l'escriture saincte » (Simon Goulart, 1593), « C'est trop abuser de vostre patience » (Pierre Allard, 1594), « D'user de ce nom [...], à mon advis c'est fort abuser » (François Béroalde de Verville, 1612), « C'est assez abuser de son amitié » (Laurent de Paris, 1614), « C'estoit trop abuser de la bonté du S. Siege » (Eudes de Mézeray, 1646), « C'est fort abuser de ces mots » (François Charpentier, 1683), « C'estoit trop visiblement abuser de l'autorité » (Bossuet, 1688).
(avec abusé) « Ha, c'est trop abusé de la patience de nostre Seigneur » (Georges de Selve, avant 1541), « C'est assez abusé de nous, et plus que trop entretenu vostre tyrannie » (François de Belleforest, 1576) (7), « C'est trop abusé de nature, de la trainer si loing » (Montaigne, 1588), « C'est trop abusé de la patience des Chrestiens » (Antoine Arnauld, 1592), « C'est trop abusé du mêtier » (Pierre Patrix, avant 1671). Exemple avec rétablissement du complément d'agent en à : « C'est abusé trop evidemment à quelques Allemans et Italiens [de faire...] » (André Thevet, 1575 ; comprenez : "Quelques Allemans et Italiens ont abusé trop evidemment de..."). Exemples avec rétablissement de avoir : « C'est trop avoir abusé de vos misericordes » (Mathieu Beuvelet, avant 1657), « C'est avoir trop abusé, je dirai de ma faiblesse » (François-Thomas-Marie de Baculard d'Arnaud, vers 1800).
L'ancienne construction C'est trop abusé de quelque chose (ou de quelqu'un) a-t-elle ouvert la voie, à la faveur d'une ellipse du complément indirect, au tour moderne C'est trop abusé ? J'ai la faiblesse de le croire, sans toutefois pouvoir en apporter la preuve. C'est grave, docteur (Mabuse) ?
(1) Argument fallacieux, puisque l'on dit correctement : C'est arrivé.
(2) Selon le contexte et l'intonation, l'emploi absolu de abuser peut verser dans la formule de politesse : « — Mais je ne puis abuser... — Vous n'abusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon programme » (Jules Verne, 1873), « — Non, vraiment, c'est abuser... — De rien, de rien... » (Gustave Guiches, 1897) et même être dépourvu de toute idée de protestation : « Parler, c'est abuser ; penser, c'est usurper » (Victor Hugo, avant 1875).
(3) Si je ne m'abuse, aucun exemple d'emploi absolu ne figure à l'article « abuser » de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie. Il faut aller les chercher à l'article « user » : « Usez, n'abusez pas » et à l'article « séduisant » : « Se dit de ce qui trompe, abuse. »
(4) En l'état actuel de mes recherches, les premières attestations de C'est abusé, qui datent des années 1910, sont isolées : « Ah ! ces clowneries de mots, de rimes [...] ! Vraiment c'est abusé !... » (Alphonse Séché, 1910), « — Évidemment, c'est abusé » (Émile Jovidou, 1919).
(5) (D'une personne) « Lez sotz abusez ont rendu honneur et louenge au maistre de deshonnesteté » (Alain Chartier, vers 1430), « De[s] peres irrités, de[s] filles abusées » (Montesquieu, 1721), « Les peuples abusés » (Voltaire, 1744), « Un amant trop longtemps abusé » (Évariste de Parny, 1779), « Nos ennemis, abusés, [espéraient...] » (Jules Cambon, 1919), « Se distinguer de la multitude abusée » (Jean Dutourd, 1984) ; (d'une chose) « Tes abusez plaisirs » (René d'Anjou, 1455), « Pour ceste faulse et abusee opinion » (Jacques Amyot, 1567), « Mon ame abusée » (Molière, 1656), « La vue abusée » (Jacques Delille, 1801), « Erreur de vos sens abusés ! » (Courteline, 1899).
(6) N'allez pas croire pour autant que la concurrence entre infinitif et participe passé après le présentatif c'est ne concerne que les verbes du premier groupe. On relève, par exemple : « C'est assez dormi » (Simon Goulart, 1593 ; Charles-Simon Favart, 1741 ; etc.) à côté de « C'est assez dormir » (Savinien de Cyrano de Bergerac, avant 1655 ; Pierre-Édouard Lémontey, 1798 ; Gustave Drouineau, 1832 ; etc.) ; « C'était chouettement répondu » (Goosse) à côté de « C'était chouettement répondre » (Octave Mirbeau, 1900).
(7) On notera, dans l'exemple de Belleforest, que la symétrie établie entre « abusé » et « entretenu » exclut tout soupçon de confusion avec l'infinitif abuser.
Remarque 1 : On observe la même hésitation avec le verbe charrier : « C'est charrié pour ce que c'est » (Hélène Parmelin, 1959), « Tu ne crois pas que c'est charrié ? » (Roger Boussinot, 1971), « Ah non, ça c'est charrié » (Michel Waldberg, 2001), à côté de « La femme à un copain, tout de même ! c'est charrier... » (Élie Richard, 1927), « C'est vraiment charrier » (Chriss Frager, 1953), « C'est trop charrier là » (François Wastiaux, 2009).
Remarque 2 : Voir également le billet Abuser (sexuellement).
Ce qu'il conviendrait de dire
Ma foi, à vous de voir.