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Dans les coulisses de la grammaire

« Depuis mercredi et le déclenchement du scandale mondial sur les soupçons de corruption pesant sur les attributions des Coupes du monde, les représentants européens du ballon rond ont mené la fronde en coulisses. »
(Timothée Vilars, sur nouvelobs.com, le 30 mai 2015) 

 

FlècheCe que j'en pense


Allons droit au but : faut-il écrire en coulisse ou en coulisses ? Autant dire que les ouvrages de référence ne se pressent pas de lever le voile − j'allais écrire le rideau − sur cette délicate question.

Commençons par rappeler ici que coulisse − apparu au XIIIe siècle sous la graphie coulice − est la forme féminine substantivée de l'adjectif coulis, « qui coule, qui glisse » (vent coulis). Le mot a d'abord désigné une glissière, une rainure dans laquelle se déplace, par un mouvement de va-et-vient, une pièce mobile... et particulièrement, parmi divers emplois techniques, la rainure dans le plancher d'une scène de théâtre où glissent les portants, les châssis mobiles constituant les décors. Par l'effet d'une double métonymie, coulisse a pris le sens courant de « partie du théâtre située derrière la scène et sur ses côtés, et dissimulée aux yeux des spectateurs par les décors ». Et c'est là que les ennuis commencent.

L'Académie a cru utile de préciser que, dans ce dernier emploi, le mot est « souvent au pluriel » : Les coulisses d'un théâtre. Les acteurs attendent dans les coulisses le moment d'entrer en scène. Voire. C'est qu'il fut un temps où le singulier n'était pas rare : « Je rentrai dans la coulisse au milieu d'un murmure général » (Jean-François Bayard), « Tout le drame, se passe dans la coulisse » (Victor Hugo), « Quand un acteur rentre dans la coulisse, il semble se déshabiller brusquement » (Jules Renard), « Ce navet inouï [...] où l'on chantait dans la coulisse » (Léon Daudet), « Un vieux Shylock attendant, tout grimé, dans la coulisse, le moment d'entrer en scène » (Marcel Proust), « [Elle] n'attend pas de reprendre son souffle, dans la coulisse » (Colette). Plus près de nous, le TLFi écrit encore : « Jaillir, sortir de la coulisse ; disparaître, rentrer dans la coulisse. » Rien que de très logique, au demeurant, pour l'Office québécois de la langue française, qui inclut notre substantif dans la liste des noms désignant des objets constitués de plusieurs parties semblables (à l'instar de escalier) et pouvant donc être employés au singulier ou au pluriel, selon que l'on considère ledit objet dans sa globalité ou chacune des parties qui le composent. Aussi écrira-t-on indifféremment, dans cet emploi au sens propre : dans la coulisse ou dans les coulisses (la seconde forme l'emportant aujourd'hui sur la première, dans la langue courante).

En est-il de même avec la préposition en ? Non si l'on en croit l'Académie, qui s'en tient alors − sans plus d'explication, il est vrai − à la seule graphie au singulier : « Dans la tragédie classique, les actes de violence sont censés se dérouler en coulisse » (à l'article « coulisse » de la neuvième édition de son Dictionnaire). Le TLFi se glisse prudemment dans les pas des Immortels : « Hors de la scène, en coulisse » (à l'article « off »).

Reste à nous intéresser aux emplois figurés de coulisse et, d'abord, à l'expression familière (jeter) un regard en coulisse, entendez « glisser un regard furtif, regarder de côté à la dérobée », en référence à la forme ou au jeu des paupières (1) : « Un regard errant dans la coulisse étroite de ses longues paupières à demi fermées » (Alfred de Vigny), « Luce s'assied et me regarde en coulisse, timidement » (Colette), « Ses yeux se bridèrent en coulisse » (Alphonse de Châteaubriant). Là encore le singulier semble faire l'unanimité, tout du moins chez Larousse, Robert, Littré et les académiciens (2). Coulisse se dit encore et surtout du « derrière des affaires » (pour reprendre la définition de Littré), c'est-à-dire de l'aspect dissimulé des choses, de ce que la majorité des gens ne sait pas : au pluriel, quand le bougre est suivi d'un substantif (les coulisses de la politique, mais dans la coulisse politique [3]), et au singulier, quand il est précédé d'un verbe (rester, se tenir dans la coulisse, « ne pas agir au grand jour, œuvrer dans l'ombre, en sous-main »), d'après les exemples donnés par l'Académie et le Petit Larousse illustré (4). Mais le plus intéressant est à venir : croyez-le ou non, et sauf omission de ma part, aucun des ouvrages de référence que j'ai consultés n'enregistre le tour en coulisse − qu'il soit orthographié au singulier ou au pluriel − au sens figuré de « en secret, par derrière ». Dans la coulisse − voire dans les coulisses −, oui (5), mais en coulisse, non (6) ! Il faut aller chercher du côté de la version en ligne du dictionnaire français-anglais Larousse pour trouver, à l'entrée « coulisse », un « (figuré) dans les coulisses, en coulisse », aussitôt contredit à l'entrée « backstage » par un « (figurative) en coulisses, en secret ».

De quoi relancer, en coulisse (?), le débat sur la cohérence au sein d'une même écurie lexicographique !

(1) Contrairement à l'opinion communément admise (Académie, Littré, TLFi), regarder en coulisse, selon Marc Fumaroli, « c'est regarder depuis la scène vers la coulisse, ce qui suggère au spectateur un petit mystère »...

(2) Seul le TLFi se contredit en écrivant « avoir des yeux en coulisses » à l'entrée « yeux », où ne figure pourtant qu'une citation au singulier ! La graphie au pluriel se trouve néanmoins sous la plume d'Alexandre Dumas père (« les yeux ironiquement en coulisses ») et, de façon plus surprenante, chez Philibert Audebrand (« avoir l’œil en coulisses »).

(3) « Mais ces choses, messieurs les Sénateurs, tout le monde les sait, vous les savez vous-mêmes mieux que personne, étant dans la coulisse politique où la monstrueuse aventure s'est cuisinée » (Zola).

(4) On notera toutefois que, quand le Petit Larousse illustré 2005 s'en tient à « Dans la coulisse : caché », le Larousse électronique admet la variante au pluriel : « Être, rester dans la (les) coulisse(s), rester caché tout en participant à une action, manœuvrer en secret. »

(5) « Tu es bien assez traître pour te marier un jour dans la coulisse » (Sartre, cité par le TLFi) ; « On a vendu ? En secret, dans la coulisse » (Balzac) ; « La maligne travaillait dans la coulisse » (Jean-Michel Riou).

(6) Le tour en coulisse n'en est pas moins attesté dans ce sens chez des auteurs contemporains : (le plus souvent au singulier) « Il compte te manœuvrer en coulisse » (Simone de Beauvoir), « Eltsine manœuvrait en coulisse » (Claude Allègre), « Tout en tentant en coulisse de négocier leur soutien à sa réforme » (Jacques Attali), « Je ne cesse de [la] rencontrer. Oh ! discrètement. Presque toujours en coulisse » (Bernard-Henri Lévy) ; (parfois au pluriel) « D'autres intellectuels, au contraire, demeurent en retrait. Ils s'agitent en coulisses » (Roger-Pol Droit), « Les lieutenants de Nicolas Sarkozy n'ont même plus besoin de manœuvrer en coulisses » (Serge Raffy).

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Ils ont mené la fronde (en restant) dans la coulisse ou Ils ont mené la fronde en coulisse (?).

 

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V
La forme plurielle m'a joué, dans mon enfance, un bien vilain tour. Je devais avoir sept ou huit ans quand je suis entré pour la première fois dans la salle de la Comédie française, au pigeonnier et sur le côté (pardi, c'était moins cher). On ne voyait qu'une issue latérale (cour ou jardin, je ne sais plus) et à l'entendre citer en permanence par les adultes, j'ai,  --cruelle balourdise ! -- logiquement conclu (pour un temps bien trop long)  à l'existence d'une...  "écoulisse".
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