« Les barrages n'ont pas vocation à éviter les crues. »
(Justine Brichard, sur ouest-france.fr, le 8 février 2021.)
Ce que j'en pense
On a beaucoup dénoncé l'usage du mot vocation hors du domaine religieux, et pas seulement parmi les grenouilles de bénitier : « L'expression avoir vocation à ou pour, qui signifie "être qualifié, légitimé", vient du jargon administratif et politique. Détournement assez peu légitime de ce mot du vocabulaire latin, vocatio ("appel"), dérivé du verbe vocare, où l'on reconnaît sans peine la voix. La vocation est un appel, irrésistible lorsqu'il procède de dieu, ou bien du sacré, et qui n'est pas à l'humble portée humaine d'une administration » (Alain Rey, 2007) (1). La critique n'est pas récente : « Si l'on fait abstraction de Dieu, à quoi bon ce mot de vocation, [...] qui ne joue [alors] que le rôle de synonyme, soit de l'inclination, soit des aptitudes ? » s'interrogeait déjà un certain B. Bernard en 1870. Est-elle pour autant fondée ? Si j'osais... Oui, je me jetterais bien à l'eau pour rembarrer Alain Rey qui, une fois n'est pas coutume, fait preuve d'une mauvaise foi débordante. Car enfin, pourquoi (feu) ce linguiste de la plus belle eau passe-t-il sous silence le fait que le latin vocatio (« action d'appeler, d'inviter ») fut lui-même d'abord employé, à l'époque classique, dans le jargon juridique − qui l'eût... cru ? − avec le sens de « assignation (en justice) », avant de se spécialiser en latin ecclésiastique pour désigner l'appel de Dieu (à Le suivre ou à comparaître devant Lui après la mort) ainsi que la condition, la situation de celui qui a embrassé la foi ? Tenir le français vocation loin des effleuves, pardon des effluves d'encens et des projections d'eau bénite ne saurait donc constituer un crime de lèse-étymologie, tant que l'idée originelle d'appel reste plus ou moins vaguement perceptible : « Les vocacions [= appels en justice] et les citacions » (Grandes Chroniques de France, XIVe siècle), « La vocacion [= ce à quoi on est appelé] de tous nobles cuers » (Raoul Lefèvre, vers 1460), « Mes tres chieres voisines et compaignes, en ceste vocation [= réunion, rencontre à laquelle on est appelé] » (Les Évangiles de quenouilles, vers 1480), « De toute vocation de batailles tu gardes ce temple » (Livre de Josephus de l'ancienneté des Juifs, fin du XVe siècle, cité par Godefroy), « Respondre à la vocation de leurs noms » (Julien Fossetier, 1517).
Quant au supposé dévoiement du sens de vocation dans avoir vocation, il ne me paraît pas résister à l'épreuve des faits. Prenez cette citation de Pascal : « Il ne faut pas examiner si on a vocation pour sortir du monde, mais seulement si on a vocation pour y demeurer, comme on ne consulterait point si on est appelé à sortir d'une maison pestiférée ou embrasée » (Lettres à Mlle de Roannez, 1656). On y découvre que notre expression est attestée depuis au moins le XVIIe siècle, qu'elle n'est pas propre à la langue administrative et que son sens premier est on ne peut plus conforme à l'étymologie latine : avoir vocation pour, c'est proprement « être appelé à » − que ledit appel soit ou non émis sur les ondes divines. Or, que nous apprennent les ouvrages de référence ? Qu'il est rare d'être sollicité pour rien et, partant, que être appelé à en est venu à se dire pour « être désigné par le sort ou par ses qualités pour remplir telle fonction, tel rôle » (Grand Larousse), « pour remplir une fonction, une mission » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir la locution avoir vocation se couler dans son sillage et glisser d'un sens existentiel (« être, se sentir appelé à ») vers un sens plus fonctionnel (« avoir les qualités requises, être qualifié pour ») : « Les ministres des Eglises reformees ont legitime vocation pour redresser l'Eglise » (Philippe de Mornay, 1578) (2), « Si on peut appeller sentence l'opinion d'un corps qui n'avoit pas vocation à sentencer » (lettre d'un certain Pierre Bon au doyen des avocats, 1788), « Nous avons vocation pour juger Homère [...] aussi bien que ses contemporains » (Joseph Planche, 1822), « Lorsqu'un attentat a été commis, [...] toute personne a vocation à dénoncer le fait au juge compétent » (Jules Muret, 1835), « Je n'ai pas vocation pour juger et critiquer les actes des gouvernements réguliers » (Jean-Baptiste Capefigue, 1853), « Avoir vocation pour un état, c'est y être appelé et posséder, au moins en principe, le fonds de dispositions nécessaires pour en remplir les obligations » (Les Principes de la perfection chrétienne et religieuse, 1866), « Le Conseil supérieur de l'Office national [...] a vocation pour décider de quelle façon l'État doit intervenir au mieux de leurs intérêts » (Rapport du sénateur J. Perchot, 1915), « DROIT. Qui a les qualités requises, qui a vocation à » (article « apte » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).
Mais voilà que se présente un nouvel écueil : est-on fondé à employer le mot vocation à propos d'un objet inanimé ?
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Pouvez-vous émettre ou répondre à un appel ? [...] On décrète qu'un terrain a "vocation d'être urbanisé" (sic), un château a "vocation d'être maison de repos" (sic), un village a "vocation d'abriter un centre touristique" (sic), etc. Ne serait-il pas plus clair de dire tout bonnement que tels lieux ou telles choses sont destinés à ou qualifiés pour tel ou tel usage ? » (Jacqueline de Chimay, 1973).
« Que signifie une "vocation" qu'on attribue à un objet comme dans cet exemple [Une centrale nucléaire n'a pas vocation à faire des arrêts et des redémarrages (Gérard Creuzet, 2017)] ? » (Jean Maillet, 2018).
Là encore, consultons les ouvrages de référence : selon le TLFi, être appelé à se dit, en parlant d'une chose, pour « être destiné à » (3). Pourquoi ne pourrait-il en être de même pour avoir vocation, à l'instar de ces exemples directement puisés aux sources de l'Académie : « Qui est appelé à être remplacé, n'a pas vocation à durer, temporaire » (article « provisoire » de la neuvième édition de son Dictionnaire), « Il s'agit d'une trouvaille charmante [le néologisme flaquer], mais qui n'a pas vocation à sortir du cadre familial » (rubrique Dire, ne pas dire de son site Internet) ? Force est de constater que de bonnes plumes n'y trouvent pas davantage à redire : « Cette aporie qui consiste à faire durer ce qui n'a pas vocation à durer » (Philippe Bonnefis, 1997), « Le dictionnaire n'a pas vocation à être une encyclopédie » (Michel Onfray, 2012), « [Le démonstratif ceci] a vocation à désigner ce qui est le plus proche » (Bruno Dewaele, 2016), « Une langue a vocation à cohabiter [...] avec d'autres langues » (Amin Maalouf, 2018) (4). L'idée, limpide, est celle de la finalité, de ce pour quoi quelque chose est fait.
Pour autant, cela justifie-t-il le déluge de « avoir vocation » qui s'abat de nos jours sur la scène politique, administrative et médiatique ? Non, rétorque le polémiste René Pommier, qui n'a pas pour habitude de mâcher ses mots ni de noyer le poisson : « Alors qu'on ne devrait utiliser [ladite locution] que pour signifier "être appelé à" ou "être destiné à", on le fait de plus en plus souvent d'une manière tout à fait abusive, comme en témoigne cette phrase entendue sur TF1 en 2003 : "Sur le plan strictement judiciaire, les choses ont vocation à être appréciées de manière beaucoup plus calme." Dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, il n'y a aucune raison d'employer "avoir vocation à" quand le verbe "devoir" convient parfaitement » (Sanglades, 2006). Coup d'épée dans l'eau, ne manqueront pas de railler les oiseaux de mauvais augure. Que voulez-vous ? Vocation fait tellement plus... spirituel !
(1) Et aussi : « En prodiguant le mot prestigieux de vocation pour désigner autre chose [que cette mystérieuse rencontre de la grâce de Dieu et de la liberté humaine qui constitue l'Appel de Dieu au Sacerdoce ou à la vie religieuse, la Vocation], on l'a dévalorisé » (mise en garde des responsables des vocations de Vendée en 1955, citée par Charles Suaud), « Il faut signaler l'expression "avoir vocation", qui est en passe de devenir un véritable cliché » (Robert Le Bidois, 1961), « L'Éducation nationale n'a cependant pas le privilège du jargon néologique [...] : professions donnant vocation à un prêt... » (Id., 1970), « En ce temps où l'imprécision et l'impropriété des termes utilisés semble de plus en plus de mise, le mot vocation jouit d'une faveur spéciale » (Jacqueline de Chimay, 1973), « Ce mot est constamment galvaudé dans une acception uniquement fonctionnelle. On parle de la vocation de l'économie française, de la vocation de Bruxelles à être la capitale des Six... » (Pierre Emmanuel, 1976), « Jean Thévenot, dans son pamphlet Hé ! La France, ton français fout le camp !, raille avec esprit la "jargoncratie". Et de citer quelques mots à la mode : avoir vocation... » (Jean-Pierre Colignon, 1978), « Il arrive, aujourd'hui, que le mot vocation soit mis à toutes les sauces » (Laurent Camiade, 2014), « Avoir vocation à est une périphrase pompeuse, surtout utilisée en politique, [où] le sens du mot vocation est dépouillé de ses notions d'appel et de devoir » (Jean Maillet, 2018).
(2) On perçoit ici, derrière l'idée étymologique d'appel, celle de crédit, d'autorité, de légitimité, ainsi que le laisse entendre Mornay lui-même dans l'édition de 1599 de son Traicté de l'Eglise : « Nos adversaires [...] nous demandent quelle est la vocation de nos ministres pour réformer l'Eglise [...]. C'est ce que disoi[ent] les pharisiens à Jesus Christ : "Tu es le fils d'un charpentier, et qui t'a envoié ?" et les sacrificateurs aux apostres : "En quelle authorité faites-vous ces choses ?" ».
(3) « Aucune [province] ne nous paraîtra, par sa situation, plus appelée à être heureuse » (Pierre-Jean-Baptiste Le Grand d'Aussy, 1787), « Les marchandises appelées à s'échanger contre de la laine » (Jean-Baptiste Say, 1832), etc.
(4) De même, le tour (équivalent ?) avoir pour vocation (+ substantif ou de + infinitif) semble s'accommoder de toute sorte de sujets : « L'on semble considérer le Tribunat comme un corps d'opposition permanente, ayant pour vocation spéciale de combattre tous les projets qui lui seront présentés » (Benjamin Constant, 1800), « Aucune entreprise ne prospère sans l'impulsion d'un homme qui a pour vocation de la conduire » (Jacques Chardonne, 1932), « L'ontogonie fait sans doute toute la différence entre l'apparaître et le paraître, celui-là qui a pour vocation l'apparition infinie, celui-ci qui n'est friand que d'apparences » (Vladimir Jankélévitch, 1957), « Juridiction [qui] a pour vocation de régler les litiges simples » (à l'article « tribunal » du Petit Larousse illustré), « Le mot désigne un espace clos ayant pour vocation de contenir, d'enfermer une chose » (à l'article « cage » du Dictionnaire historique de la langue française), « Université populaire, nom donné à divers organismes ayant pour vocation l'instruction du plus grand nombre » (à l'article « populaire » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).
Remarque 1 : Les ouvrages de référence, qui ont vocation à véhiculer une norme, soulèvent plus de questions, dans notre affaire, qu'ils n'apportent de réponses. Ainsi, le TLFi distingue avoir la vocation de + infinitif, où vocation s'entend au sens de « inclination, penchant », de avoir vocation à, pour + substantif ou infinitif (« être qualifié pour »), qu'il rattache de façon assez inattendue au sens juridique moderne de vocation (« droit latent dont l'exercice est subordonné à la survenance d'un fait juridique, d'un évènement qui l'actualisera) contrairement au Petit Robert, qui le mentionne sous l'acception « destination (d'une personne, d'un peuple, d'un pays) », et au Dictionnaire historique de la langue française, qui le lie à la valeur moderne « disposition pour une activité, un rôle ». Comprenne qui pourra ! Et que penser de la construction hybride avoir vocation de + infinitif (ou substantif), passée sous silence à l'article « vocation » desdits ouvrages mais pas inconnue pour autant : « Qui a vocation de prêcher » (à l'article « prédicant » du TLFi), « Héritier présomptif qualifie une personne qui, du vivant de quelqu'un, a vocation de lui succéder » (à l'article « présomptif » du Dictionnaire historique), « Tout mot spécialisé [...] a vocation de terme de langue par la simple inclusion dans le dictionnaire de langue » (à l'article « lexique » du Grand Larousse) ?
Remarque 2 : « Par extension de la valeur religieuse, lit-on dans le Dictionnaire historique, le mot [vocation] désigne la destination d'une personne et l'inclination qu'éprouve quelqu'un pour une profession, un état ; de là viennent les emplois [...] pour "profession" et "condition sociale". » Signalons que ces dernières acceptions ont sans doute été favorisées par la confusion avec le paronyme vacation, dénoncée de longue date : « Il se faut garder de confondre ces termes de vocation et de vacation, qui sont fort differens [...]. La vacation c'est une condition de vie à laquelle on vacque, c'est à dire on s'employe, et la vocation c'est un appel [...]. Cependant parce que l'on suppose que celuy qui est en une vacation y a esté appellé de Dieu, on prend souvent la vocation pour la vacation [...]. Or il y a des vocations de deux sortes : la premiere, à la foy ou à la grace ; la seconde, à quelque vacation ou maniere de vie » (Jean-Pierre Camus, 1640). Où l'on apprend que l'on peut avoir vocation à quelque vacation !
Selon Jean Céard, c'est le magistrat protestant Pierre de La Place (1520-1572) qui, « le premier et dans un texte écrit en français, emploie d'une manière systématique le mot vocation pour désigner tous les états de la vie : non seulement celui des religieux, mais celui des magistrats, des marchands, des soldats, des domestiques ».
Ce qu'il conviendrait de dire
La même chose ou, plus simplement, les barrages ne sont pas faits pour éviter les crues.