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Comme de bien entendu ?

Comme de bien entendu ?

« La classe politique est frileuse à mon goût [sur les questions de laïcité], elle se cache derrière des arguments qui ne sont pas entendables ou des raisons électoralistes. »
(Propos anonymes rapportés sur actu.fr, le 18 octobre 2020.)  

 

FlècheCe que j'en pense


J'entends d'ici le service du Dictionnaire de l'Académie pousser des cris d'orfraie. N'a-t-il pas récemment pris fait et cause pour l'adjectif audible au détriment de entendable ? « Il arrive parfois en français que des adjectifs marquant la possibilité viennent de deux verbes ayant le même sens, un verbe latin et un verbe français. C'est le cas pour le couple croyable/crédible [...]. Mais, généralement, il n'y a qu'une forme adjectivale [...]. Ainsi, à l'idée d'entendre correspond l'adjectif audible, emprunté du latin chrétien audibilis, lui-même tiré de audire, "entendre". On veillera bien à ne pas employer, en lieu et place de cet adjectif, le barbarisme entendable », lit-on dans sa fameuse rubrique Dire, ne pas dire.

Barbare, l'adjectif entendable ? Mieux vaut entendre ça que d'être sourd. Car enfin, il n'est que de consulter les textes anciens pour s'aviser que le bougre, directement formé sur le verbe entendre, a fait partie de notre lexique pendant près de six siècles − excusez du peu −, que ce soit dans le domaine sensoriel (avec le sens de « qu'on peut percevoir par l'ouïe, audible ») ou, surtout, dans le domaine intellectuel (avec le sens passif de « qu'on peut comprendre, intelligible » et le sens actif de « qui peut comprendre, intelligent ») : « [Une] beste entendable » (Philippe de Thaon, vers 1130), « Jo, Marie, ai mis [tel livre] En romanz, k'il seit entendables A laie genz » (Marie de France, vers 1190), « Garde que tu ne dies oscures paroles, mais entendables » (Brunetto Latini, fin du XIIIe siècle), « A halte voise et entendable » (Jean d'Outremeuse, avant 1400), « Ornez d'esprit entendable » (Martin Le Franc, 1442). L'apparition, au XIVe siècle, du doublet entendible trahit les hésitations de la langue en matière de suffixation adjectivale : « [Des paraboles] qui ne sont pas bien entendibles sans aucune glose » (Philippe de Mézières, 1389), « [Des syllabes] entendibles » (Louis Meigret, 1550), « Un bruit non pas si distinct et si entendible » (Jacques Amyot, 1547), « Le muet ne se rend pas moins entendible par les signes de ses deux mains » (Étienne Pasquier, 1583). Seule cette dernière graphie figure encore dans le Trésor de la langue française (1606) de Jean Nicot : « Entendible. Intelligibilis. Ainsi dit on un parler ou langage entendible, c'est-à-dire aisé à entendre. » Tombé en désuétude au cours du XVIIe siècle, l'adjectif fait figure de néologisme utile aux oreilles du XIXe siècle naissant : « Une sonnette entendable » (Louis Verdure, 1792) (1), « La cloche de cette commune, quoiqu'à six lieues de distance, est entendable » (Louis-Sébastien Mercier, Néologie ou Vocabulaire de mots nouveaux, à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles, 1801), « Ce témoin est entendable » (Jean-Baptiste Richard, Enrichissement de la langue française, 1845), avant de (re)pénétrer dans la langue courante : « Un petit éclat de rire, à peine entendable » (Jean Richepin, 1889), « Je suis même de cette époque bête où l'on croyait que [Meyerbeer] fabriquait de la musique entendable » (Ernest Blum, 1898), « Nous avons dû renoncer à une seconde audition, ce n'était pas entendable » (Émile Vuillermoz, 1909), « Un mot commun, entendable de chacun » (Jean Bessière, 1999). Nous n'avons donc pas affaire à un barbarisme, mais à un archaïsme médiéval (ou à une recréation tardive), d'autant plus facilement remis en circulation qu'il est compréhensible de tous et que audible, terme savant calqué sur le latin audibilis, « semble complètement inusité avant la seconde moitié du XIXe siècle », puis réservé à des emplois « très didactique[s] » jusqu'au milieu du XXe siècle (selon le Dictionnaire historique de la langue française(2).

Mais là n'est pas, me semble-t-il, la seule erreur commise par l'Académie. En dénonçant la confusion entre audible (« que l'oreille est capable de percevoir, en parlant d'un son », selon la définition de son propre Dictionnaire) et entendable, elle laisse... entendre que ce dernier se cantonnerait dans le seul domaine physique. Est-il besoin de préciser que cette vision est aussi incomplète aujourd'hui qu'elle l'était hier ? Observons, à ce sujet, que l'adjectif entendable se rencontre surtout de nos jours dans des tours négatifs, avec un sens moral proche de acceptable, supportable : « La fameuse phrase du grammairien Nicolas Beauzée qui, en 1767, n'hésitait pas à déclarer que "le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur le femelle" n'est évidemment plus entendable aujourd'hui » (Jean-Loup Chiflet, 2020), « Ce discours n'est pas entendable » (Valérie Rey-Robert, 2020). Voilà qui, à y bien regarder, n'est pas sans rappeler l'acception originelle « qui mérite d'être entendu, qui est digne de foi » (Lois de Guillaume le Conquérant, fin du XIe siècle), consignée dans tous les dictionnaires d'ancien français.

D'ici à ce que l'usage entérine une opportune répartition d'emploi entre nos différents adjectifs, il n'y a pas loin : un son audible (= perceptible par l'ouïe), un texte intelligible (= compréhensible), un argument entendable (= qui mérite d'être entendu). À bon entendeur...
 

(1) Dans le Journal de la langue française, le grammairien Louis Verdure dénonçait, non sans humour, l'arbitraire de la formation des adjectifs en -able et -ible : « Entendable, pour le coup, ne passera pas, va-t-on s'écrier, car nous avons intelligible, qui a prescrit. Oh bien ! la première fois que j'irai dans une certaine maison, où l'on a coutume de me laisser sonner quatre ou cinq fois, parce que, me dit-on, on n'entend pas, je leur conseillerai de faire aboutir leur sonnette dans un endroit où elle soit intelligible ; la maîtresse de la maison a du bon sens, elle me rira au nez, parce qu'elle sait qu'intelligible est consacré pour le moral, mais elle n'en concevra que plus la nécessité d'avoir une expression pour désigner la possibilité d'être entendu au physique, et je crois que, quand je lui dirai de rendre sa sonnette entendable, elle me trouvera fort intelligible. »

(2) Vérification faite, les attestations anciennes de l'adjectif audible sont effectivement très rares : « [Le nom Symeon] est interprété audible » (La Mer des hystoires, 1488), « Figures audibles » (Fremin Capitis, 1564). L'Académie elle-même attendra 1992 (!) pour lui ouvrir les colonnes de son Dictionnaire. Qui a dit que les Immortels étaient durs d'oreille ?

Remarque : Contre toute attente, le Grand Robert et le Grand Larousse ignorent entendable, mais reconnaissent inentendable (pourtant moins entendu !), attesté chez Jules Lermina (« La note inentendable qui m'aurait tué ! »), chez Alphonse Daudet (« Une inentendable Marseillaise »), chez Jean Cocteau (« Leurs inentendables chants ») et chez Paul Morand (Cette heure [celle de l'Observatoire] inentendable qui graillonne à la radio ») : « Rare. Qui est impossible ou difficile à entendre, dont on ne peut supporter l'audition. » Voilà qui dépasse l'entendement...

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


La même chose (?) ou Des arguments qui ne sont pas acceptables, recevables.

 

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S
Il m'arrive d'user du néologisme écoutable.
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P
Encore un billet intéressant... Mais j'aimerais lire sa version de 2040. Ou 2060.<br /> « D'ici à ce que l'usage entérine une opportune répartition d'emploi entre nos différents adjectifs, il n'y a pas loin » : voilà qui est audible. Mais je crois qu’il faudra attendre quelques décennies avant que l’usage tranche. Je ressens intensément, quoique confusément, les distinctions que vous proposez entre les trois adjectifs, mais des contre-exemples me viennent à l’esprit. On dit par exemple qu’un parti politique n’est pas audible quand on n’accepte pas son discours au vu de son action passée. Et l’adjectif entendable peut se comprendre comme formé à partir de sens particuliers du verbe entendre : quand « j’entends bien », signifie « je comprends », entendable signifie alors compréhensible ; si « j’entends faire telle chose », « ce n’est pas entendable » signifie alors « ce n’est pas acceptable ».<br /> Je me relis, en percevant (redoutant ?) votre regard critique : « voilà qui », est-ce une tournure correcte ? Elle me paraît grammaticalement douteuse... Peut-être une ellipse, « voilà une chose qui »...
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A
Une rubrique très "belle".....j'apprécie votre façon d'expliquer les choses.<br /> Ce mot "entendable" est très plaisant à l'oreille.....évidemment là n'est pas votre but!!! Mais je me permets de vous l'écrire....<br /> Ce mot résonne avec une certaine nostalgie et il est simplement beau.<br />  <br />  <br />  
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D
merci pour votre réponse qui me fait réfléchir sur l'habitude : on m'a habituée à l'idée que entendable n'est pas correct, et je croyais vraiment que c'était une faute. nul doute que je vais avoir besoin d'un peu de temps pour m'y faire :)
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