« [Le styliste japonais Kenzo Takada, photo ci-contre] emprunte, tout au long de sa vie, des chemins de travers, créant des ponts entre le design, l'art et la création de vêtement. »
(Iseult Cahen-Patron, sur connaissancedesarts.com, le 5 octobre 2020.)
(photo Wikipédia sous licence GFDL)
Ce que j'en pense
Vous connaissiez les mots, les paroles et les regards lancés de travers ; voici désormais les chemins empruntés de travers ! Après tout, pourquoi pas ? me direz-vous. Nous aurions affaire à la locution de travers, ici rattachée au syntagme verbal emprunter un chemin pour signifier que ledit chemin est parcouru de biais, selon une direction qui s'écarte de la direction normale, régulière − en d'autres termes, que feu le styliste japonais allait, marchait de travers ! Avouez que ce qui est défendable du point de vue de la grammaire ne l'est pas forcément au regard du sens... Tout porte bien plutôt à croire que notre journaliste s'est emmêlé les traverses d'aiguillage entre la locution adverbiale de travers et la locution adjective invariable de traverse.
Déverbal de traverser, le substantif féminin traverse s'entend ici dans son acception spatiale de « ce qui coupe transversalement » (1). Partant, un chemin de traverse (ou, elliptiquement, une traverse) désigne, au sens propre, un « chemin plus court, qui coupe » (selon Hanse), un « chemin plus direct que la grand-route » (selon la huitième édition du Dictionnaire de l'Académie), un « chemin étroit, plus direct que la route ; dans une ville, [un] passage étroit reliant deux rues » (selon le Larousse en ligne), un « chemin qui, en coupant à travers champs, abrège le trajet par rapport à la route ordinairement empruntée » (selon le TLFi), un « chemin qui s'écarte de la route, qui permet de couper court (généralement à travers champs) » (selon le Dictionnaire Hachette). Me laisse autrement perplexe le sens figuré donné par certains lexicographes : « voie détournée » (selon Hatzfeld et Darmesteter), « moyen détourné » (selon Robert). C'est que d'ordinaire, convenons-en, l'idée de détour s'accommode mal de celle de raccourci.
Et pourtant : « Il y a pour arriver aux dignités ce qu'on appelle la grande voie ou le chemin battu ; il y a le chemin détourné ou de traverse, qui est le plus court », écrivait en son temps La Bruyère. Un détour par les dictionnaires de l'époque permet de lever cette apparente contradiction : on y apprend, en effet, qu'un chemin détourné − qu'« on appelle [aussi] chemin de traverse » − est celui « qui n'est pas fort fréquenté, qui va à la traverse » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « qui est peu fréquenté, écarté » (Dictionnaire de l'Académie, 1740) (2). L'ennui, c'est qu'à ce sens particulier de l'adjectif détourné est venu plus souvent qu'à son tour se substituer celui, courant, de « qui n'est pas direct ». Ainsi Littré n'y va-t-il pas par quatre chemins pour illustrer l'emploi figuré de voie détournée (au sens de « moyen indirect ») à l'aide de la citation de La Bruyère... au risque de perdre le lecteur en rase campagne : un moyen indirect qui est le plus court ? Voilà qui vaut le détour !
Et que penser du cas particulier du tour prendre, emprunter des chemins de traverse ? L'Académie l'enregistre dans la dernière édition de son Dictionnaire avec le sens propre de « prendre des chemins qui coupent à travers la campagne » et avec le (seul) sens figuré de « agir d'une façon dissimulée » (hérité en chemin du moyen détourné précédemment évoqué). Est-ce à dire, pour reprendre le chemin de notre affaire, que Kenzo Takada a usé toute sa vie durant de moyens secrets ou retors pour arriver à ses fins ? ou, bien plutôt, que sa force est d'avoir su sortir des sentiers battus pour explorer des voies nouvelles ou ignorées ?
Vous l'aurez compris : les spécialistes de la langue ont bien du mal à rendre compte de façon satisfaisante de la notion de chemin de traverse, qui n'en finit pas de se livrer à un grand écart sémantique. Comparez : « Les femmes influentes [...] vous apprendront les alliances, les secrets de toutes les familles, et les chemins de traverse qui peuvent vous mener rapidement au but » (Balzac), « Il faut aller à la sagesse par le plus court, par des chemins de traverse » (Jules Renard), « [Une] sorte de chemin de traverse, de raccourci » (Proust), « Ce qu'on appelle une faute de français est le plus souvent le mouvement instinctif du langage qui cherche un chemin de traverse pour éviter le détour, l'obstacle ou la cacophonie que les pédants opposent à sa marche » (Claudel) et « La position de l'ennemi obligeoit les convois à de longs détours, par des chemins de traverse très mauvais » (Charles François Dumouriez, 1792), « Élias, au lieu d'entrer dans le village par la grand'route, fit un détour par un chemin de traverse » (Alexandre Weill, 1857), « Sa pensée, il la présentait par des détours, des chemins de traverse » (Georges Lecomte, 1954), « La digression c'est le contraire du "raccourci", c'est le "chemin de traverse" » (Sophie Moirand), « L'opposition symbolique de la ligne droite (droit chemin) et de la ligne courbe ou de la voie anormale (chemin de traverse) » (Dictionnaire historique de la langue française).
Mais revenons à la confusion initiale entre les locutions de travers et de traverse. Il n'est que de consulter les textes anciens pour constater, à la décharge des contrevenants de grand chemin, qu'elle ne date pas d'hier : « Chemin de travers » (François Mesgnien, Thesaurus linguarum orientalium, 1680), « Dieu témoigne partout son horreur contre ceux qui vont de travers et dont les chemins sont tortus. [Il dit] qu'ils périront dans leurs sentiers de travers » (Augustin Calmet, Commentaires, 1714), « Un chemin de travers, une traverse » (Johann Leonhard Frisch, Dictionnaire français-allemand, édition de 1737), « En prenant les chemins de travers, je me suis détourné d'une lieue » (Jean Laurent Lambert Remacle, Dictionnaire wallon-français, 1839). Las ! elle chemine de nos jours jusque sous la plume d'un académicien (ou de son éditeur) : « Puisse le Très-Haut nous guider hors des chemins de travers ! » (Amin Maalouf, 1986) et, me dit-on, jusque sous la baguette d'un certain Harry Potter.
Que voulez-vous ? On ne répétera jamais assez que les chemins de traverse sont souvent semés d'embûches...
(1) Traverse possède aussi plusieurs acceptions concrètes (« pièce de bois mise en travers de certains ouvrages pour les assembler », « talus de terre », « vent d'ouest », etc.) et un ancien sens figuré (« difficulté, obstacle »).
(2) On lit encore dans la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie : « Une rue détournée, qui n'est pas celle que l'on emprunte habituellement ou, vieilli, une rue écartée. »
Remarque : Il fut un temps où la locution de traverse n'était pas réservée aux seuls chemins, sentiers, routes, rues, voies... et s'entendait au sens large de « qui est en dehors de la voie, du courant, de la vie ordinaire » : « Il y a quelques lettres de traverse », « Ce commerce de traverse me fatigue un peu », « Le dessein de ce voyage de traverse » (Mme de Sévigné), « Sans empêcher les passades et les goûts de traverse » (Saint-Simon). Dans sa correspondance, la marquise l'employait même à l'occasion comme adverbe, avec le sens de « par voie détournée » : « Nous n'avons point de ses nouvelles que de traverse. »
Ce qu'il conviendrait de dire
Le styliste emprunte des chemins de traverse.