Un lecteur de ce blog(ue) m'interpelle récemment en ces termes : « Très souvent, on trouve des phrases du genre "pour comprendre ce qu'il s'est passé", dans lesquelles la proposition subordonnée contient un verbe impersonnel. Personnellement, j'écrirais "pour comprendre ce qui s'est passé" et je considère que la graphie initiale est fautive parce qu'elle crée un double sujet au verbe pronominal "se passer" [...]. Quel est votre avis ? »
Il me faut bien avouer que je ne partage pas les réserves de mon interlocuteur. Car enfin, quelle est la différence, sur le plan grammatical, entre ce qui se passe et ce qu'il se passe ?
Dans la première construction, qui − mis pour ce − est le sujet du verbe construit personnellement.
Tel évènement se passe en France → Ce qui se passe en France.
Dans la seconde construction, où le verbe se passer est cette fois employé à la forme impersonnelle, il est sujet apparent (ainsi appelé parce qu'il ne désigne rien de précis) et le relatif qu', sujet réel (ou logique).
Il se passe quelque chose en France → Ce qu'il se passe en France.
Sous l'angle du sens, que la tournure soit personnelle ou impersonnelle ne change rien, vous en conviendrez, à notre affaire − plus encore à l'oral, où l'on n'entend guère la différence entre qui et qu'il. D'où le constat de l'Académie : « On peut donc écrire aussi bien : nous verrons ce qui se passera ou ce qu'il se passera » (rubrique Questions de langue de son site Internet) (*), « Avec les verbes qui admettent une construction impersonnelle et une construction personnelle on utilise Ce qui ou Ce qu'il » (article « qui » de la neuvième édition de son Dictionnaire). C'est que, explique Thomas, « il n'est pas de règle formelle pour distinguer ces deux expressions [ce qui et ce qu'il], qu'on emploie indifféremment, sauf avec falloir (ce qu'il faut et non ce qui faut) et avec plaire, où "il convient d'employer ce qu'il quand on veut sous-entendre après plaire l'infinitif du verbe employé précédemment" (Hanse). »
Rien que de très logique, au demeurant : falloir étant un verbe exclusivement impersonnel (c'est-à-dire qui ne s'utilise qu'à la troisième personne du singulier), on doit toujours écrire ce qu'il (faut). Avec le verbe plaire, il est possible de distinguer la construction impersonnelle de la construction personnelle : Fais ce qu'il te plaît (de faire) (entendez : ce que tu voudras) n'a pas exactement le même sens que Fais ce qui te plaît (entendez : ce qui t'est agréable, ce qui t'attire). Avec les autres verbes admettant la double construction (advenir, arriver, convenir, pouvoir, prendre, résulter, se passer, etc.), on a généralement le choix − même si, en l'espèce, les Le Bidois considèrent que « ce qu'il, sans s'imposer absolument, est préférable à ce qui » : ce qui m'arrive ou ce qu'il m'arrive ; Qu'est-ce qui se passe ? ou Qu'est-ce qu'il se passe ? (mieux : Que se passe-t-il ?) ; etc. Toutefois, il est des cas où seule la forme impersonnelle est possible : ce qu'il convient de faire, ce qu'il importe de connaître, ce qu'il lui est demandé de faire (le relatif qu' est ici complément de l'infinitif, exprimé ou sous-entendu).
Reste à évoquer le cas du verbe... rester, sur lequel les spécialistes ont du mal à s'accorder : Hanse, rejoint par l'Office québécois de la langue française, admet les deux constructions sans distinction de sens (Il sait ce qui lui reste à faire ou ce qu'il lui reste à faire, étant donné que l'on peut dire telle chose lui reste à faire ou il lui reste à faire telle chose), quand Abel Hermant, péremptoire, écrit : « N'est-il pas clair que vous direz sans hésitation, c'est tout ce qui me reste, et je sais ce qu'il me reste à faire ? » Girodet, très attaché aux nuances, considère de son côté que le tour ce qui reste serait « plus usuel », ce qu'il reste, « plus littéraire ».
Ce qui... me fait dire que, tout bien réfléchi, cette affaire n'est peut-être pas aussi claire qu'on voudrait nous le faire croire.
(*) L'Académie ne donne toutefois que des exemples avec ce qui dans son Dictionnaire : « Voilà ce qui se passe quand on manque de jugement », « Sans tenir compte de ce qui se passe ou de ce qui s'est passé », « Savoir ce qui se passe », « Tout ce qui se passe », etc. Il n'empêche − et n'en déplaise à André Cherpillod pour qui le tour ce qui se passe « est bien plus élégant et surtout plus conforme à la tradition séculaire du français », les auteurs (du XXe siècle) restent partagés : « Sans que Nicole pût seulement se douter de ce qu'il se passait » (Albert t'Serstevens), « Ce qu'il se passa, je l'ignore » (Émile Henriot), « Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » (André Malraux), « Il se passe avec le désespoir ce qu'il se passe avec à peu près tous les sentiments et toutes les passions » (Jean Dutourd), « Pour savoir ce qu'il se passe » (Le Clézio), à côté de « Qu'est-ce qui s'est passé, il y a quatre ans ? » (Roger Martin du Gard), « [Il] était par conséquent fort au courant de ce qui se passait » (Jean Guéhenno), « Qu'est-ce qui s'est passé à Paris depuis notre départ ? » (Simone de Beauvoir), « A-t-elle vraiment tout oublié de ce qui s'est passé entre eux ? » (Alain Robbe-Grillet).
Remarque 1 : La construction impersonnelle ce qu'il se passe est attestée depuis au moins la fin du XVIe siècle : « Ceulx cy estans informés de ce qu'il se passoit » (Annales indiques, 1590), « [Il] aprint de Calibes amplement ce qu'il se passoit dedans le Royaume de China » (Jean du Bec-Crespin, 1595), « Ayans rendu compte au roy de tout ce qu'il se passe » (Henry de Beauvau, 1608), mais reste rare jusqu'au XIXe siècle. Signalons également un « selonc ce qu'il se dit » chez Philippe de Mézières (vers 1390).
Remarque 2 : Quand l'antécédent du relatif est non plus le pronom neutre ce mais un nom, la tournure personnelle est plus fréquente que la tournure impersonnelle : Le malheur qui lui est arrivé. Le temps qui s'est écoulé. Les miettes qui restent au fond des poches.
Remarque 3 : Selon Lucien Foulet, « entre que se passe-t-il ? et qu'est-ce qui se passe ? un intermédiaire est nécessaire et on le trouve dans la forme qu'est-ce qu'il se passe ? [...] où le qu' correspond au que de que se passe-t-il ?, et c'est pourquoi nous avons dit que c'est là la forme correcte "en droit" » (Romania, 1923).
Remarque 4 : Voir également le billet Donner de.