« Je ne peins pas, je ne joue pas de piano. »
(Philippe Sollers, dans son roman Médium, paru chez Gallimard)
Ce que j'en pense
L'Académie nous le serine depuis belle lurette : « Jouer, suivi du nom de l'instrument avec lequel on joue [comprenez : dont on se sert], demande une préposition » (quatrième édition de son Dictionnaire, 1762). Que l'on songe à : jouer avec une raquette, jouer du couteau, jouer du bâton, etc. Quand l'instrument en question est spécialement conçu pour produire des sons, c'est la préposition de qui donne de la voix : jouer du piano, de la harpe, de toutes sortes de percussions pour « se servir (ou savoir se servir), selon les règles de l'art, d'un piano, d'une harpe, de toutes sortes de percussions ».
Seulement voilà : plus d'un usager se laisse abuser par le du de jouer du piano, croyant avoir affaire à l'article partitif (le du de manger du pain) là où il n'est question que de la contraction de la préposition de et de l'article défini le (employé ici avec une valeur générique). La confusion, quand elle ne prêterait pas à conséquence en phrase affirmative simple, est perceptible en tournure négative, dans la mesure où l'article partitif (du, de la, de l', des) − contrairement à l'article défini (le, la, l', les) − est alors remplacé tambour battant par la forme réduite de (ou d') devant un complément d’objet direct. Comparez : Il mange du pain → Il ne mange pas de pain et Il joue du piano → Il ne joue pas du piano (comme on dirait : Il ne parle pas du piano). Force est, hélas ! de constater qu'à ce petit jeu nos écrivains ne sont pas les derniers à faire des fausses notes. Jugez-en plutôt : « Enfin, au rez-de-chaussée, il y a moi, qui ne crie point, qui ne joue pas de piano » (Colette), « Je ne joue pas de piano, pour ne pas offrir de prise à la curiosité indiscrète et ennuyée » (Romain Rolland), « Je ne joue pas de mandoline. Je joue de la guitare » (Annie Saumont) (*). Aussi la commission du Dictionnaire de l'Académie s'est-elle récemment fendue d'un avertissement, histoire de mettre tout le monde au diapason : « [On écrit :] Je joue (ne joue pas) du piano, de l’orgue, des castagnettes, de la clarinette. »
Autant pisser dans un violon ! Car enfin, il faut bien reconnaître, à la décharge de tous ceux qui s'y sont laissé prendre, que la tentation du de est d'autant plus grande que, jouer devenant transitif direct quand il signifie « exécuter un air, interpréter un morceau de musique », on dira très correctement avec l'article partitif : Il joue de la musique → Il ne joue pas de musique. J'en viens d'ailleurs à me demander si certains ne procèdent pas inconsciemment à l'ellipse de Il ne joue pas de (morceau de) piano quand ils s'aventurent à substituer de à du devant ledit nom d'instrument. On peut encore invoquer le rôle que joue vraisemblablement dans cette affaire le tour faire suivi d'un complément d'objet direct déterminé par un article partitif, qui signifie « exercer une activité de façon régulière ou durable, s'adonner à une pratique déterminée » : Il fait du piano, il fait de la musique → Il ne fait pas de piano, il ne fait pas de musique.
Vous l'aurez compris : on a beau répéter la règle à cor et à cri, on a beau sonner les cloches des contrevenants, rien n'y fait. Il se trouvera toujours des oreilles rétives (des esprits qui raisonnent comme des tambours, diront les mauvaises langues) pour refuser de jouer le jeu et continuer de réanalyser les constructions du type jouer du piano en jouer + article partitif + nom de l'instrument, sous l'influence des emplois transitifs directs de jouer (de la musique) et de faire (du piano). Flûte alors !
(*) À comparer avec : « Il est vrai qu'elle ne joue pas du violon, et qu'elle ne chante point » (Voltaire), « Et surtout qu'on ne joue pas du violon tandis que [...] » (Restif de La Bretonne), « Une fille bien élevée [qui] n'a pas de rivale au monde pour les travaux d'aiguille et ne joue pas du piano » (Théophile Gautier), « Est-ce que je ne joue pas du violon pour de l'argent ? » (Alphonse Karr), « Personne, dans les collèges, n'apprend plus à jouer du piano ni du violon » (Pierre Gaxotte), « Ici, quand je suis seule, je ne joue pas du piano » (Marguerite Duras), « Aujourd'hui encore, que je ne joue pas du piano et n'en jouerai jamais, cela me suffoque » (Jonathan Littell).
Remarque 1 : Les spécialistes ont beau connaître la musique grammaticale, ils peinent à accorder leurs violons sur la question de la fonction du nom complément. Si la plupart y voient un COI, Robert fait entendre une mélodie toute personnelle en présentant jouer dans l'acception qui nous occupe non pas comme un verbe transitif indirect, mais comme un « verbe intransitif (+ préposition) ». Aussi bien, il n'y a là rien d'étonnant, quand on sait à quel point la frontière entre complément d'objet indirect et complément circonstanciel (en l'espèce, de moyen, d'instrument ?) est ténue. Quelle que soit l'analyse envisagée, on retiendra que jouer se construit régulièrement avec la préposition de devant le nom d'un instrument de musique : Il joue de la batterie et de toutes sortes de percussions. De quel instrument joue-t-il ? La guitare dont il joue fort bien. Que veux-tu que je fasse de ton violon ? J'en joue si mal. Pour autant, l'honnêteté m'oblige à préciser, quand cela ne ferait qu'ajouter à la cacophonie, que le tour transitif direct est attesté de longue date ; c'est du moins ce que laisse entendre le Dictionnaire du moyen français, lequel consigne les deux constructions « jouer (d') (un instrument de musique) »... mais ne cite que des exemples avec la préposition : « Orpheüs jouoit de la lire / Mieus qu'homme ne le porroit dire » (Guillaume de Machaut, vers 1361), « On joua des orgues en l'église » (Olivier de La Marche, XVe siècle), etc. Il faut attendre le XVIIIe siècle, me semble-t-il, pour trouver des occurrences de jouer sans de, vraisemblablement comme calque de l'anglais to play the piano (the violin...) ou comme ellipse de jouer (la partie de) tel instrument : « L'Art de jouer le violon » (traduction de The Art of playing on the violin, titre de la méthode de Francesco Geminiani, 1751), « On joue la flûte en la tenant entre les doigts dans une position horizontale » (Nouveau Dictionnaire universel des arts et métiers, 1829), « Il compose et joue bien le violon » (lettre de Ferdinand Friedland à Hector Berlioz, 1846), « Comme il joue bien la clarinette ! C'est presque un aveugle ! » (Villiers de l'Isle-Adam, avant 1889), « L'artiste qui joue la flûte » (Amédée Beaujean, 1875, dans son Abrégé du Dictionnaire d'Émile Littré, là où ce dernier écrivait plus correctement : « L'artiste qui exécute la partie de la flûte traversière dans une symphonie »). Me laisse en revanche sans voix cette observation de Michel Pougeoise dans son Dictionnaire de grammaire et des difficultés grammaticales (1998) : « L'infinitif d'un verbe transitif peut avoir un C.O.D. : Sucer un bonbon. Déguster un mets. Lire un roman. Jouer du piano. » Comprenne qui pourra !
Remarque 2 : Thomas et Girodet tiennent à ce que l'on dise : sonner (du cor, de la trompe, de la trompette, du clairon), battre (du tambour, des cymbales ou le tambour, les cymbales), pincer (de la guitare, de la harpe), de préférence à jouer. Ces considérations, pourtant, étaient déjà présentées comme désuètes par Littré : « Autrefois il y avait un verbe particulier pour chaque instrument [...]. Aujourd'hui, jouer se dit de toute espèce d'instruments. »
Remarque 3 : Voir également le billet Jouer (un adversaire, une équipe).
Ce qu'il conviendrait de dire
Je ne joue pas du piano.