« Les tombeaux affichent complets. »
(Yann Moix, dans son roman Naissance, paru chez Grasset)
Ce que j'en pense
Complet a beau être un adjectif, on peine à imaginer qu'il puisse varier dans la locution afficher complet, formée dans le milieu du théâtre sur le modèle d'afficher relâche (1). Car enfin, notre auteur aurait-il écrit sans sourciller : Les tombes affichent... complètes ? Didier Decoin, pour sa part, s'y serait refusé : « La prison de la Santé [...] affiche complet », « Les autres salles affichaient complet ». N'allez pas croire pour autant que le bougre ait ici le statut d'un adverbe : le sens ne saurait être « afficher complètement, de manière complète », mais bien plutôt « faire savoir qu'aucune place n'est plus disponible, indiquer qu'un endroit (salle de spectacle, puis hôtel, restaurant...) − et, par métonymie, un spectacle − a fait le plein de réservations » ; il n'est pas davantage employé sous une forme substantivée, puisqu'il ne peut être précédé d'un déterminant ni accompagné d'une épithète. Vous l'aurez compris, complet, dans notre affaire, doit s'envisager comme une citation reproduisant la mention traditionnellement affichée à l'entrée d'une salle qui ne peut plus accepter de monde. Je n'en veux pour preuve que les marques typographiques (deux-points, guillemets, italique, voire majuscule) auxquelles le rédacteur recourt à l'occasion (hier plus qu'aujourd'hui) : « Deux [spectacles] seulement ont pu afficher "complet" » (1951), « Ce soir-là "Le Helder" [un cinéma] affiche : complet, avec les Hauts de Hurlevent » (1955), à côté de « Les grands magasins sont dévalisés, les théâtres affichent complet » (1940), « Afficher complet » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). En 1978, on lit encore dans le Grand Larousse de la langue française et dans le Petit Robert : « Afficher "complet" » pour afficher la mention : « C'est complet ». De là l'invariabilité, explicitement confirmée par le Bescherelle : « Complet est invariable dans afficher complet, au (grand) complet. »
Seulement voilà, grande est la tentation − notamment dans les emplois figurés où l'on n'affiche pas réellement « complet », autrement dit où le verbe n'a plus réellement le sens d'« annoncer par voie d'affiche », mais plutôt celui d'« être » − d'assimiler notre expression à une locution attributive dans laquelle complet est réanalysé comme l'attribut du sujet : En été, le littoral affiche complet (= est complet, comprenez : a atteint les limites de sa capacité d'accueil). De là la tendance à l'accord : « Ma boîte de SMS et mon portable affichent complets » (Azouz Begag), « Les bancs publics affichent complets » (Patrice Delbourg).
Un phénomène analogue est observé avec le tour répondre présent qui, comme afficher complet, trouve son origine dans un emploi autonymique (2) et présente une construction dans laquelle l'adjectif apparaît comme le régime d'un verbe. Selon la plupart des spécialistes, Présent ! comme réponse à un appel est invariable : « Même une jeune fille répond généralement présent ! à un appel » (Hanse), « Présent, employé comme réponse à l'appel de son nom, reste au masculin quand c'est une femme qui répond » (Thomas), « Au cours d'un appel, quand une personne du sexe féminin répond, elle emploie plutôt le masculin présent au lieu de présente » (Girodet), « En réponse à un appel ; généralement au masculin » (TLFi). Force est pourtant de constater, avec Dupré et avec Goosse, que cette règle − « contraire à la logique et même au bon sens » selon le premier, mais rien de moins que sensée pour tous ceux qui analysent présent comme une interjection ou comme l'ellipse de (le mot) présent −, n'est pas unanimement adoptée par l'usage : « Elle répondra : Présente ! » (Louis-François L'Héritier, 1838), « On cessait de ramer pour demander : "Mouche ?" Elle répondait : "Présente" » (Guy de Maupassant, 1890), « Une dame qui répond encore "Présente" quand on l'appelle Mâcherolles [de son nom de jeune fille] » (Flora et Benoîte Groult, 1968), « Tu réponds : présente » (Olympia Alberti, 1985), « Lætitia ? Présente ! » (Daniel Pennac, 2007). Aussi l'emploi du féminin ne saurait-il être tenu pour incorrect − contrairement à celui du pluriel, chaque membre d'un groupe ne répondant, en principe, que pour lui-même à l'appel de son nom (3). Surtout, l'Académie laisse désormais le choix de l'accord quand la locution est employée au sens figuré de « être là au moment opportun, ne pas se dérober à une tâche, à une requête ». Comparons à cet effet les deux exemples donnés dans la neuvième édition de son Dictionnaire : « L'élève répond "présent" à l'appel de son nom » et « Ils ont répondu présents ou présent à l'appel de la Nation ». Dans le premier (qui, je vous l'accorde, aurait été plus édifiant avec un sujet féminin), la présence des guillemets confirme que nous avons affaire à un emploi en citation, où l'accord de présent, quand il n'aurait pas la préférence des spécialistes, reste possible. Dans le second, où les marques typographiques du discours direct ont disparu, il s'agit d'une véritable locution, employée ici au figuré : les partisans de l'invariabilité invoqueront l'argument du figement de l'expression quand ceux de l'accord feront valoir que, répondre n'ayant plus son sens propre, présent perd sa valeur de réponse orale et peut ainsi être réanalysé en attribut du sujet. En d'autres termes, les deux camps afficheront... leur complet désaccord !
(1) « Relâche, dans les théâtres, se dit lorsque les comédiens suspendent les représentations pendant un ou plusieurs jours. On a affiché relâche » (sixième édition du Dictionnaire de l'Académie, 1835). On dit plus couramment faire relâche.
(2) Se dit de l'emploi d'un mot dans le cas où celui-ci, au lieu de désigner la chose à laquelle il fait normalement référence, se désigne lui-même en tant que mot.
(3) Voir ce billet.
Ce qu'il conviendrait de dire
Les tombeaux affichent complet (selon Bescherelle).